Cannabis : l’absurde entêtement

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Difficile, ces derniers jours, de passer à côté de l’actualité concernant les drogues. Et pour cause, afin d’enrayer l’insupportable « ensauvagement » de la société, le gouvernement a décidé d’accentuer la politique de répression anti-drogue, avec depuis le 1er septembre la généralisation de l’amende forfaitaire de 200 euros pour les consommateurs (1), mais aussi l’augmentation drastique des contrôles et interventions de police avec obligation de résultats (politique du chiffre) (2). Bien sûr, même si ces mesures concernent officiellement l’ensemble des drogues présentes sur le marché, c’est le cannabis, drogue douce illégale la plus consommée par les Français (et de loin) (3), qui est visé en priorité, faisant déclarer à notre très élégant Sinistre de l’Intérieur Gérald Darmanin qu’il était absolument inenvisageable de « légaliser cette merde » (4). Or, si ce dernier se sent obligé de le souligner, c’est bien parce que le débat existe, et qu’il a rarement été autant sur le point de basculer. Il est l’heure de lever l’omerta autour du cannabis, et peut-être même autour de la drogue en général.

 

Comment en sommes-nous arrivés là?

Se demander pourquoi la répression contre le cannabis est aussi forte en France peut sembler naïf, mais c’est en réalité tout à fait légitime. En effet, ses consœurs alcool et tabac, également classifiées parmi la catégorie des drogues douces, sont, elles, parfaitement autorisées et encadrées par la loi, bien qu’elles soient responsables d’un nombre de morts bien plus important, et qu’elles soient environ deux fois plus addictives (5). Sans revenir sur toute l’histoire complexe du chanvre, il est généralement entendu que la consommation du cannabis, dans sa pratique moderne, remonte à la fin des années 1960 et l’émergence du mouvement hippie. Jusque-là, contrairement aux Etats-Unis qui ont légiféré sur la substance dès 1937 pour compenser les 13 ans d’échec de la prohibition d’alcool, et ce malgré les recommandations de l’Association Médicale Américaine, la loi française n’indiquait aucune approbation ni interdiction quant à l’usage récréatif de la marijuana, et il faudra attendre la loi du 31 décembre 1970 dite « loi de lutte contre la toxicomanie » (6) pour que le cannabis soit officiellement prohibé. Ensuite? Plus rien, le quasi silence. Quelques faits divers sont relatés, comme la découverte d’un champ de culture au Nord de Paris à Gennevilliers, mais sinon, c’est un véritable tabou qui frappe la société sur le sujet. Quelques voix en faveur de la dépénalisation du cannabis pour mieux soigner l’addiction s’élèvent, comme celle du médecin addictologue Claude Olivienstein en 1977 (7), tandis que l’un des leaders les plus médiatisés du mouvement hippie français, Daniel Cohn-Bendit, fait la promotion des « petits gâteaux au hash » (et de la pédophilie, mais c’est une autre histoire) sur le plateau de l’émission Apostrophes en 1982 (8).

Cependant, il faut attendre la fin des années 1990 pour qu’une vraie discussion de débat public soit lancée, avec l’opération « Pétards à l’Assemblée » mise en place par le Collectif d’Information de Recherche Cannabique (CIRC). Ce dernier envoie un joint roulé à chaque député du Palais Bourbon pour dénoncer la législation en vigueur depuis 1970, ce qui a pour conséquence de mettre notre pauvre Christine Boutin nationale dans tous ses états (9). En l’occurrence, si la droite est unanime sur la question, c’est-à-dire pour une répression dure du trafic et de l’usage de cannabis, la gauche, elle, est largement divisée, de l’écologiste Noël Mamère, qui pense que la campagne du CIRC n’est « pas une mauvaise campagne », à Arnaud Montebourg,qui pense que « la drogue douce mène à la drogue dure », en passant par Bernard Kouchner, qui se positionne en faveur de l’usage thérapeutique de la plante (10). Et, comme souvent dans ces cas-là, c’est le camp unanime qui impose ses velléités, ce qui va permettre à la droite, pour des raisons purement démagogiques, de pratiquer la politique du fait divers et faire plaisir à sa base électorale. Par exemple, suite au décès d’une jeune fille de 9 ans dans un accident mettant en cause un conducteur de camion sous l’emprise du cannabis, le député UMP Dominique Perben profite du grabuge médiatique pour fortement accentuer les peines encourues par les consommateurs de cannabis au volant, sans qu’aucune mesure d’accompagnement sanitaire ne soit envisagée (11). Et pendant que la droite continuait de s’enfoncer dans ces considérations, et continue de le faire avec Darmanin aujourd’hui, la « gauche » de gouvernement était, elle, incapable d’accorder ses violons, de Manuel Valls, pour la répression, à Benoit Hamon, moqué dans les rangs de l’Assemblée pour ses prises de position en faveur du cannabis (12).

La droite, pour des raisons purement démagogiques, va pratiquer la politique du fait divers

 

Les conséquences d’une telle politique

Si le débat sur la légalisation du cannabis est encore autant au centre de l’actualité plus de 20 ans après l’opération « Pétards à l’Assemblée », c’est bien parce que la politique de forte répression menée depuis lors est à elle seule une métaphore de l’inefficacité. Déjà, pour rappeler un fait qui ressort très souvent dans les médias traditionnels, la France est effectivement, en proportion de sa population, le premier consommateur de cannabis d’Europe, comme le relève le rapport 2017 de l’Observatoire Européen des Drogues et de la Toxicomanie (13),et ce, malgré la législation la plus répressive des 28 pays de l’Union Européenne. Nous sommes par exemple le seul pays où la consommation de cannabis est considérée comme une infraction de type pénale (14). Néanmoins, et il est important de le souligner, l’OEDT, dans son rapport, relève que le lien de corrélation entre législation peu ou fortement répressive et consommation faible ou forte est difficile à établir, les données variant fortement d’un pays à l’autre malgré des lois pourtant assez similaires. Ce n’est donc pas en dépénalisant ou en légalisant la consommation de cannabis que l’on réduira la consommation des Français, soit. Mais ce n’est pas en continuant de s’enfoncer dans une politique de répression aveugle, comme c’est actuellement le cas, que cela arrivera non plus. Or, cette dernière pose un nombre de problèmes allant bien au-delà de la simple potentielle réduction de la consommation de cannabis au sein de la population française, ce qui en fait une stratégie apparaissant aujourd’hui complètement obsolète et dépassée.

La stratégie de la France apparaît aujourd’hui complètement obsolète et dépassée

D’abord, sur un plan de sécurité civile, la répression face au cannabis, si elle a prouvé son inefficacité dans la lutte contre les trafics, qui ont explosé ces dernières années,(15) a même tendance à les faciliter. En effet, la lutte contre la petite délinquance liée à la simple consommation de cannabis (et non au trafic, la nuance est importante) représente une perte immense de temps, d’énergie et de moyens pour la police. Selon le collectif Police Contre la Prohibition (PCP), les policiers passent en moyenne 56% de leur temps à lutter contre le simple usage de stupéfiants (16). Légaliser le cannabis, c’est un gain de temps, de moyens et d’énergie énorme pour la police et les douanes dans la lutte contre les gros trafics qui eux, effectivement, détériorent grandement la vie dans certains quartiers. D’ailleurs, il semble que de nombreuses compagnies de Police Nationale aient décidé de faire comprendre au Ministère de l’Intérieur que son acharnement dans la stratégie répressive, couplé au retour de la politique du chiffre, n’était absolument pas de leur goût, en témoignent plusieurs tweets de comptes officiels de certaines préfectures mettant en avant des saisines de quantités ridicules de cannabis malgré des effectifs déployés assez pléthoriques (17). De plus, sur un plan sanitaire, si le cannabis est effectivement très nocif pour le corps humain (18), au même titre que l’alcool ou le tabac, ce sont surtout les détériorations diverses que peut subir le produit, chose fréquente sur le marché noir, qui le rende dangereux à haut niveau pour la santé. La légalisation du cannabis, c’est donc une prise de contrôle par l’Etat du marché, ce qui implique un produit moins dangereux, taxé, et fournisseur de réels emplois pour une partie de la population ayant tendance à se considérer comme délaissées. Néanmoins, cela n’est évidemment pas la solution miracle, le marché noir continuant de prospérer plutôt bien dans certains pays ayant légalisé, comme l’Uruguay ou les Pays-Bas, avec des appels d’air vers les drogues dures de plus en plus puissants (19). Ainsi, il semble indispensable de pousser la réflexion plus loin, au-delà de la simple question du cannabis, qui s’insère en fait dans une interrogation beaucoup plus large autour de la place de la drogue dans notre société.

 

Dépénalisation des drogues: Portugal, laboratoire à ciel ouvert

Pour véritablement réfléchir à la place de la drogue dans notre société, pas besoin de s’inspirer de contrées lointaines aux mœurs différentes des nôtres, ni d’innover grandement, puisque nos voisins portugais l’ont quasiment déjà fait pour nous, avec une expérience s’avérant plutôt concluante. En effet, à partir de la fin de la dictature de Salazar en 1973 et de la libéralisation du pays, la question liée aux trafics et à la consommation de drogues au Portugal est devenue extrêmement problématique. Les côtes lusitaniennes sont devenues la plaque tournante du marché européen pour les produits en provenance d’Amérique latine, tandis qu’à la fin des années 1990, près de 1% de la population était addicte aux drogues dures (cocaïne, héroïne, MDMA). Alors que le quartier de Casal Ventoso, à Lisbonne, était surnommé « plus grand supermarché de drogues en Europe », c’est un énorme enjeux de santé publique qui se posait pour les autorités, le Portugal ayant le plus haut taux de décès dus au VIH au sein de l’Union Européenne en 2000 (20). Et c’est dans ce contexte de quasi urgence que le pays a su relever la tête, en adoptant en juillet 2001 la loi de dépénalisation de la consommation personnelle de drogues illicites. Pour faire simple, si une personne est arrêtée avec en sa possession des quantités de drogues inférieures à ce que la loi considère comme acceptable pour une consommation individuelle moyenne sur une période de 10 jours (en l’occurrence 1 gramme d’héroïne, 1 gramme d’extasies, 1 gramme amphétamines, 2 grammes de cocaïne et 25 grammes de cannabis), son infraction n’est pas considérée comme pénale mais administrative, et elle sera immédiatement redirigée vers une Commission pour la Dissuasion de la Toxicomanie (CDT). Pour des quantités supérieures, la personne est bien sûr inculpée pénalement pour trafic de stupéfiants (21). Et c’est là que la stratégie portugaise prend véritablement tout son sens: le gouvernement ne s’est pas contenté de simplement dépénaliser, mais a mis en marche un véritable plan de long terme pour faire évoluer une société pourtant plutôt conservatrice vers une acceptation de la toxicomanie comme une maladie grave, relevant du domaine sanitaire plus que judiciaire. En conséquence s’ensuivirent des investissements massifs pour la prise en charge et l’accompagnement des malades, ainsi que de nombreux programmes d’éducation et de préventions, dont les CDT sont la parfaite illustration.

Des investissements massifs pour la prise en charge et l’accompagnement des malades, ainsi que de nombreux programmes d’éducation et de préventions

Evidemment, lors de l’annonce de la mise en place de ces mesures, l’enfer avait été promis au Portugal. La réalité, 20 ans plus tard, est toute autre, et comme le titrait The Economist en 2009: « L’apocalypse n’a pas eu lieu » (22). Tout d’abord, le nombre de consommateurs de drogues n’a absolument pas explosé à partir de 2001, et s’il a certes sensiblement augmenté jusqu’en 2010, il a chuté à partir de 2012 pour atteindre des taux largement inférieurs à ceux de 2001. Surtout, c’est la baisse des consommations de drogues dures, qui constituent un enjeux sanitaire national bien plus fort que celles de cannabis de par leur injection par voie intraveineuse, qui est intéressante. En 2013, le Portugal avait un taux de mortalité lié à la drogue de 3 pour 1 million, contre 17,2 en moyenne en Union Européenne. Sur un plan judiciaire et sécuritaire, le succès de la stratégie portugaise est également visible, avec un désengorgement drastique des tribunaux et des prisons, tandis que la police, elle, en se concentrant sur les trafics purs, a augmenté de 500% les saisies de drogues destinées au marché extérieur entre 1997 et 2008 (23). Avec un taux moyen d’homicides de 0,64 pour 100 000, Lisbonne est devenue l’une des villes les plus sûres d’Europe. Enfin, même sur le plan financier, qui ne doit pourtant pas être la priorité de ce type de politiques, une étude portugaise a conclu que les coûts sociaux pour l’Etat en relation à la toxicomanie avaient diminué de 18% depuis la dépénalisation (24).

La politique actuelle de répression dure contre la drogue du gouvernement français est donc complètement dépassée et obsolète. La légalisation du cannabis, de par les avantages certains qu’elle présente, n’est sûrement plus qu’une question de temps. Cependant, celle-ci ne réglera pas miraculeusement toutes les problématiques liées à la drogue dans notre société, et il semble aujourd’hui indispensable d’entamer une réflexion globale et sociétale beaucoup plus importante autour des drogues. Le Portugal a su le faire avec succès, et il n’y a aucune raison pour que la France n’en ait pas la capacité elle aussi.

 

Alexandre Couzinier

 

 

(1) Le Monde, la consommation de drogues passible d’une amende forfaitaire de 200 euros à partir du 1er septembre

(2) Europe 1, Gérald Darmanin a bien réinstauré la politique du chiffre

(3) Ouest-France, le cannabis drogue douce illicite la plus consommée des Français

(4) Le Huff Post, Darmanin ne veut pas « légaliser cette merde »

(5) Le Monde, en France, l’alcool et le tabac sont les drogues les plus meurtrières

(6) Legifrance.gouv.fr, loi du 31 décembre 1970 sur la lutte contre la toxicomanie

(7) France Info, histoire du cannabis en France

(8) L’Express, Daniel Cohen-Bendit, le hash et les enfants

(9) Libération, les joints ne font qu’un tour à l’Assemblée

(10) Aujourd’hui en France, Kouchner pour le cannabis à usage thérapeutique

(11) Le Parisien, la loi Marilou adoptée à l’Assemblée Nationale

(12) Le Monde, cannabis: Hamon pour la légalisation, Valls pour l’interdiction

(13) Rapport complet 2017 de l’EMCDDA

(14) France Info, la France premier pays consommateur d’Europe malgré la législation la plus répressive

(15) Le Parisien, croissance importante des saisies de drogues, avril 2019

(16) Le Media TV, une ex-policière explique pourquoi il faut légaliser le cannabis

(17) Tweeter Préfète de la Nièvre contrôle du train Paris-Nevers

(18) Encadrement cannabis, les risques liés à la consommation

(19) TV5 Monde, la légalisation du cannabis peut-elle mettre fin au marché noir?

(20) EMCDDA, Rapport sur la situation du Portugal par rapport aux drogues en 2000

(21) EMCDDA, drugs law in Portugal in 2019

(22) The Economist, Portugal’s drug policy, treating not punishing

(23) Joao de Menezes Ferreira, Le cas exemplaire du Portugal: drogues et toxidépendance

(24) International Journal of Drug policy, A social cost perspective in the wake of the Portuguese strategy for the fight against drugs

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