Un droit sans frontières pour un Empire en déclin

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« L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. » Ainsi Montesquieu avait cru percevoir les vertus de l’extension du commerce et de son internationalisation : les intérêts économiques surpasseront les velléités militaires, les traités commerciaux supplanteront les armes. Malheureusement, un tel postulat s’est confronté à la réalité. La pacification des relations internationales ne semble pas particulièrement se corréler à la prédominance de l’économie dans les intérêts étatiques. N’en déplaisent aux tenants de Montesquieu, l’économie n’est ainsi guère épargnée par la guerre. D’autant plus dans le cadre d’une mondialisation où la concurrence fait rage. Elle devient alors le terrain privilégié de celle-ci : bien moins coûteuse qu’une guerre conventionnelle, ternissant bien moins l’image du pays qui la mène. Celle-ci se caractérise par des critères spécifiques : elle est à la fois un processus et une stratégie, visant à l’affirmation d’un Etat sur la scène internationale. Or, comme dans tout rapport de force, l’arme est employée par celui en situation de supériorité, ici : les Etats-Unis. Intraitables en matière d’intérêts, en tête du processus de mondialisation, leur agressivité se voit alors dévoilée. Ils ont ainsi développé l’offensive sur de multiples terrains. Mais l’un d’eux, ne serait-ce que par son ampleur toute nouvelle, semble faire figure d’innovation : le terrain juridique.

 

Une arme encore très récente

 

Alstom, Siemens, Alcatel, Huawei, Total… Difficile de ne pas citer, même sans le vouloir, une grande multinationale qui n’ait pas fait les frais du droit américain. S’il est doté d’une telle envergure, c’est parce qu’il n’est plus circonscrit au territoire américain, mais qu’il en vient à s’exporter : il est extraterritorial. Par quelle prouesse ? C’est le fruit de lois s’appuyant sur de louables prétextes comme la lutte contre la corruption (Foreign Corrupt Practices Act, 1998), le terrorisme (loi d’Amato-Kennedy, 1996) ou contre des Etats considérés comme des menaces, les « Rogue States » (loi Helms-Burton, 1996), couplées à une soumission des acteurs étrangers à la justice américaine rendue quasi-totale par le simple fait d’utiliser le dollar ou d’envoyer des mails dont le serveur se situe sur le territoire américain. La part du dollar dans les réserves de change mondiales est de 63,3 % en 2017, autant dire qu’il paraît compliqué, si ce n’est impossible pour une multinationale de s’en passer. D’autant plus que ce phénomène est très récent, institutionnalisé après la Guerre froide, usage systématique durant la fin des années 2000 et le début de notre décennie… La réponse n’est alors guère évidente.

 

 

Un mécanisme bien rôdé, difficile d’y réchapper

 

Une nouvelle arme certes très contemporaine mais qui n’en est pas moins arrivée à une technicité et une efficacité à la fois remarquables et redoutables. Qui n’a pas été interloqué en apprenant les 8,9 milliards de dollars que la BNP Paribas s’est fait extorquer par la justice américaine pour avoir exercé des activités avec des pays sous le coup de la loi Helms-Burton (Soudan, Iran et Cuba) ? Si cela semble irréaliste, c’est parce que beaucoup encore ignorent l’étroite intrication liant la justice, les multinationales, et les services de renseignements américains. Au total c’est tout l’appareil d’État qui se met au service des multinationales – via lesquelles le pays gagne lui-même en influence – et mobilise absolument tous ses organes. Pour s’assurer une plus grande marge de manœuvre, les Etats-Unis ont même étendu leurs capacités d’intrusion avec le Cloud Act (2018, soumettant principalement Amazon et Microsoft aux demandes de la justice américaine, qu’importe l’emplacement de leurs serveurs) ou encore le Patriot Act (2001). Et ce qui finalement fait office d’épée de Damoclès au-dessus des entreprises étrangères est le chantage exercé par les Etats-Unis : si celles-ci refusent de se soumettre au droit états-unien, alors il faut nécessairement qu’elles soient prêtes à quitter le marché américain. Chose évidemment impensable.

 

Une instrumentalisation du droit aux gains monstrueux

 

Les bénéfices de telles pratiques semblent au premier abord aller de soi: L’aspect pécuniaire, l’affaiblissement d’ennemis encastrés dans un « axe du mal », la lutte contre la corruption… Pourtant, lorsque l’on met en relief ces gains avec d’autres avantages plus officieux, il est aisé de réaliser à quel point les premiers font figure d’alibis aux seconds. Tout d’abord, comme le pointe Ali Laïdi, chercheur associé à l’Iris, ces enquêtes internes déclenchées par la justice américaine sont avant tout l’occasion d’avoir accès aux documents confidentiels de l’entreprise via l’intervention d’avocats. L’autre avantage, et non des moindres, est l’instrumentalisation de ce droit pour permettre à des entreprises américaines d’effectuer le rachat de concurrents importants. Ainsi, Frédéric Pierucci a pris sa plume pour dénoncer dans Le Piège Américain, comment il a été victime de ce droit extensif, de quelle manière Alstom a été l’objet d’une bataille féroce dans laquelle General Electric était clairement impliqué. En bref, il ne faut pas s’y tromper, la loi ne sert pas forcément la justice, d’autant plus lorsque les Etats-Unis refusent de se soumettre à la Cour Pénale Internationale mettant de facto en exergue leurs priorités : ici, le gain de puissance.

 

Quelle réponse face à cette expression de l’impérialisme américain ?

 

Les réactions face aux velléités américaines sont très polarisées. D’un côté se trouvent les alliés historiques encore assez béats, dont l’inaction comprend de nombreuses explications : la croyance dans le « doux commerce » (principale raison selon Ali Laïdi), une tradition historique d’amitié, une dépendance militaire avec l’Alliance atlantique, une dépendance économique (l’Allemagne et ses exportations à destination des Etats-Unis)… Ainsi, malgré les rapports, et certains coups de semonce, la prise de conscience reste lente, teintée d’attentisme et de procrastination. Cette absence d’intelligence économique, au sein de l’Union européenne, comme en France, peut même engager les intérêts vitaux d’un pays comme l’illustre le rachat d’Alstom, entreprise génitrice des turbines nucléaires françaises, mettant en danger l’indépendance énergétique du pays.

Et de l’autre côté, des puissances, souvent parmi les pays émergents, qui ne comptent pas se soumettre à de telles pratiques. Ces dernières sont composées notamment de la Chine, appliquant peu ou prou la loi du Talion, comme en témoignent les arrestations de deux ex-diplomates canadiens en Chine suite à celle au Canada de Meng Wanzhou, directrice financière d’Huawei, à la demande des Etats-Unis. Ou même de la Russie, qui reste très prudente et particulièrement consciente de l’enjeu étant particulièrement ciblée par ces lois.

Les Etats-Unis, couronnés du terme « d’hyperpuissance », ont joui d’une hégémonie certaine aux lendemains de la Guerre froide. Seulement celle-ci, dans le cadre d’un monde multipolaire, ne peut se maintenir indéfiniment. Ainsi, le géant américain envoie valser les anciennes règles du jeu qu’il a lui-même édictées qui mettaient en avant le multilatéralisme (cf. le blocage de l’OMC par M.Trump) – celui-ci ne lui profite guère désormais – et s’oriente vers d’autres voies plus unilatérales pour assurer sa prédominance : le droit. Car après tout, « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit… » (Rousseau, Le Contrat social) c’est donc désormais que l’hégémonie est menacée que les Etats-Unis tentent de se pérenniser. De telle sorte que cet usage extraterritorial et agressif du droit semble symptomatique d’une puissance en perdition, tentant son renforcement par d’autres biais. Le signe d’un Empire menacé.

 

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Baptiste Detombe

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