
Aujourd’hui, mieux vaut hériter que travailler pour s’enrichir. En effet, l’héritage représente 60% du patrimoine total des Français, soit deux fois plus qu’en 1970. On estime qu’en 2030, 530 milliards d’euros d’héritage seront distribués, et en 2040, jusqu’à 677 milliards. En 2025, on en est déjà à 464 milliards…
Évidemment, cette distribution ne touche qu’une minorité de Français, le patrimoine constituant aujourd’hui un des plus forts signes d’inégalités : les 10% des héritiers les plus riches concentrent à eux seuls la moitié du montant total des héritages quand les 50% les plus pauvres ne concentrent que 7% des héritages.
Les pouvoirs publics peuvent agir contre ce phénomène massif par une imposition des successions et par l’incitation aux donations. Connexe au thème des retraites, la question des successions a fait l’objet d’études d’instituts comme le Conseil d’Analyse Economique (Repenser l’héritage, 2021), l’OCDE ou encore le rapport « Commission internationale Blanchard-Tirole ».
Un impôt différencié et complexe
En France, l’impôt sur les successions et les donations s’appelle « droits de mutation à titre gratuit » (DMTG). Il s’applique différemment selon le lien de parenté entre le donateur et celui qui reçoit, et à quel moment dans la vie du donneur (à sa mort ou de son vivant). Par exemple, un héritier en recevant une donation ou une succession de la part de son père se voit frappé d’un impôt progressif à 7 tranches allant de 5% à 45%, avec un abattement sur les premiers 100 000 euros tous les 15 ans. Pour les autres scénarios voici un tableau récapitulatif de l’architecture des DMTG.

Un rejet démagogique fondé sur une méconnaissance des faits
L’évocation de l’impôt sur les successions provoque bien souvent un rejet épidermique fondé sur plusieurs objections : l’appel à la pitié de « l’ouvrier qui lègue sa maison de 300 000 euros à son ou ses enfants », l’apparent « bon sens » de vouloir que certains héritiers commencent plus loin que les autres ; ou encore de l’injustice de « taxer les morts » après une vie à être imposé. Une enquête de France Stratégie de 2018 montre aussi une méconnaissance des ordres de grandeurs : les personnes interrogées pensaient qu’un couple marié ou pacsé est imposé à 22%, alors qu’ils ne le sont pas en réalité.
Ces lieux communs répétés ad nauseam ne résistent pas aux faits. Avec l’allongement de l’espérance de vie, l’héritage en ligne directe se fait surtout entre seniors : l’âge moyen de l’héritier est passée de 30 ans au début du XXème siècle à 50 ans aujourd’hui. C’est en totale contradiction avec l’image que l’on se fait du « coup de pouce pour ses enfants » ! Se conjugue à cela un accroissement des dons au cours de la vie depuis les années 1980, qui sont mieux planifiés dans le temps, de sorte à jouer avec les niches fiscales pour échapper à l’impôt. Pour reprendre l’exemple du bien immobilier valant 300 000 euros hérité du père vers son enfant, son taux d’imposition réel ne serait que de 12% – environ 38 000 euros d’impôt – compte tenu de l’abattement des cents premiers milliers d’euros et le caractère marginal des tranches d’imposition. L’héritier hériterait donc virtuellement d’environ 262 000 euros hors frais de notaire. Si la maison est léguée à plusieurs enfants, leur taux d’imposition n’en sera que plus faible encore. Maison qui rapportera une plus-value régulière si elle est louée ou revendue en plaçant la somme gagnée dans une enveloppe fiscale sur les marchés financiers. En d’autres termes, malgré l’imposition ou une revente rapide à un prix inférieur à la valeur de la maison, cet héritage sera dans tout les cas un sacré coup de pouce.
L’âge moyen de l’héritier est passée de 30 ans au début du XXème siècle à 50 ans aujourd’hui.
Un impôt plus mité qu’assommant
Au-delà des avantages fiscaux cités plus haut (les premiers 100 000 euros en ligne directe, adelphité…), il en existe quatre autres : l’abattement via l’assurance-vie, le démembrement de propriété, l’effacement des plus-values latentes à la succession et le dispositif du « pacte Dutreil ».
- L’abattement sur l’assurance-vie, enveloppe fiscale très populaire couvrant un tiers du patrimoine total des ménages en France, permet d’être exonéré de DMTG après une certaine durée de vie du contrat. Selon le CAE, cette niche fait perdre entre 4 et 5 milliards d’euros à l’État.
- Le démembrement de propriété consiste à donner uniquement la nue-propriété d’un bien mobilier ou immobilier à l’héritier, le donateur en conservant l’usufruit. L’avantage fiscal qu’il procure vient du fait que le montant des droits de mutation est établi à partir de la valeur de la nue-propriété, qui est considérée comme plus faible que la valeur de la propriété entière, avec un barème qui dépend de l’âge de l’usufruitier. Cela constitue une perte sèche de 2 à 3 milliards d’euros.
- De plus, les plus-values latente sur un bien mobilier ne sont taxées qu’à la revente, et ce bien est exonéré de tout impôt transmis à un héritier.
- Enfin, conçus en 2003 pour faciliter les transmissions de petites entreprises, les « pactes Dutreil » permettent un abattement de 75% de la valeur du bien professionnel s’il a été détenu plus de quatre ans. Les biens professionnels étant majoritairement concentrés dans le haut de la distribution (ces biens constituent à peine 10% du patrimoine total des 99,9% les plus pauvres), cette niche bénéficie injustement aux familles très aisées qui peuvent ainsi transmettre sans encombre des parts sociales de plusieurs millions d’euros en moyenne à leurs enfants bien nés. Cela constitue un manque à gagner de 2 à 3 milliards d’euros pour l’État.
Résultat : le top 0,1% des héritiers n’est imposé réellement qu’ à hauteur de 10% du total du patrimoine reçu et 40% du patrimoine total transmis échappe à l’impôt.
En plus d’être mité, l’impôt rate sa cible. Il taxe plus lourdement les transmissions en ligne indirecte qu’en ligne directe malgré l’effondrement de l’importance des transmissions en ligne indirecte depuis des décennies. En effet, la moitié des recettes des DMTG provient de la taxation des lignes indirectes, alors que ces derniers ne représentent plus que 10% du total des patrimoines transmis. Cette fiscalité plus lourde sur les lignes indirectes explique pourquoi le taux d’imposition rapporté au PIB (environ 5%) est plus élevé que chez nos voisins de l’OCDE.
Enfin, l’observatoire des inégalités montre que 87% des héritages sont inférieurs à 100 000 euros et le CAE que 50% des Français héritent de moins de 70 000 euros au cours de leur vie, exonérant une grande partie de la population de tout impôt sur les successions. En revanche, le top 1% des héritiers touche en moyenne 4,2 millions d’euros et 13 millions pour le top 0,1%. De quoi relativiser l’ampleur des propositions de gauche sur le sujet (LFI ou PCF, notamment).
87% des héritages sont inférieurs à 100 000 euros.
La fiscalité sur l’héritage pourrait permettre une véritable solidarité intergénérationnelle
Notre tradition politique, à la croisée du républicanisme et du libéralisme politique hérités de la Révolution française, rejette la transmission dynastique du pouvoir. Il est aujourd’hui accepté de rejeter la transmission héréditaire de la charge politique, alors pourquoi acceptons-nous la transmission héréditaire du pouvoir économique ? Celui-ci ne semble d’ailleurs pas loin du pouvoir politique (lobbying, financement de médias, patrimoine des élus…). La société française, déjà fragmentée, voit se renforcer de plus en plus le phénomène de dynasties d’héritiers. Au-delà des petites « baronnies » que constituent les héritages un peu conséquents, de véritables empires s’imposent : les milliards de Bolloré ou Stérin, personnalités conservatrices pesant dans le champ médiatico-politique (CNews, Projet Périclès, …), pèsent dans la polarisation des esprits.
En plus d’être vecteur d’inégalités contraires aux principes libéraux et républicains, la prégnance de l’héritage n’est pas économiquement efficiente. Si l’héritage est le fruit du travail ou des bons calculs d’un parent, rien ne dit que ses héritiers le feront fructifier tout autant : manque de compétences et de réflexes du fait d’une expérience facilitée par la richesse familiale, incitation à l’oisiveté et à « profiter », … Cette incitation à l’oisiveté frappant les gros héritiers est appelée en économie « l’effet Carnegie » : le fait de vivre sur les rentes perçues par le placement des gros sous hérités a plus de chance de pousser à une mauvaise utilisation de l’héritage qu’à une utilisation raisonnée. Cette vie entre en totale contradiction avec l’ambition républicaine d’une égalité réelle des « chances », dont les individus se saisiraient à la mesure de leur travail et de leurs efforts.
Chez les économistes de tout bords se dégage un consensus pour réformer les DMTG dans un objectif d’égalité et de solidarité intergénérationnelle. Le Conseil d’Analyse Économique préconise ainsi de renforcer la progressivité de cet impôt, de changer son assiette pour taxer la somme des transmissions tout au long de la vie, et de supprimer les quatre niches fiscales de notre système actuel. A titre d’exemple, avec ces réformes, un héritier bénéficiant de trois donations de 100 000 euros dans sa vie et d’un héritage de 200 000 euros de chacun de ses deux parents paierait le même volume d’impôt qu’un autre qui ne bénéficierait « que » de 700 000 euros d’un de ses parents uniquement. Avec cette nouvelle architecture, nous pourrions conserver un abattement sur les premiers 100 000 euros pour ne pas pénaliser les petits héritages, sans que cela ne produise les stratégies d’optimisation fiscale que nous connaissons aujourd’hui sur cet avantage fiscal. Au-delà, le CAE propose aussi de supprimer la distinction entre don en ligne directe et don en ligne indirecte pour réduire l’écart de traitement actuel. Si cette réforme pèsera plus lourd sur les gros héritages, elle ne fera cependant que peu face à des stratégies d’évitement comme l’expatriation. En effet, la fiscalité joue peu sur la migration.
Pour compléter ces propositions, le CAE ainsi que des économistes proches du macronisme originel, O. Blanchard et J. Tirole, proposent d’allouer les ressources perçues par cette hausse d’impôts à une dotation aux jeunes dès leur majorité. Par ces propositions, moins ambitieuses que celle d’un T. Piketty, mais tout de même « révolutionnaires » vu l’état d’esprit sur la question, nous ferions un pas vers une véritable solidarité nationale intergénérationnelle, qui combinerait l’héritage traditionnel familial avec une redistribution intergénérationnelle nationale. L’entrée dans la majorité, et avec elle soit la vie active, soit les études supérieures, doté de ressources minimales faciliterait l’insertion des jeunes, et améliorerait leur accès à la formation (réduction du risque d’abandon pour raison financière) et au logement, entre autres.
L’héritage, en devenant un véritable vecteur de solidarité intergénérationnelle par sa redistribution, permettrait de libérer les potentiels de la jeunesse, aujourd’hui soumise à la précarité, à l’exploitation et au manque d’accès à des postes adéquats et dignes.
Baptiste L.
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