L’Union européenne est-elle une dystopie ? – Entretien avec Bastien Gouly

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Bastien Gouly, ancien journaliste, est l’auteur du roman Décadence. Dans ce livre, il raconte l’histoire d’une France futuriste, qui n’est plus qu’une région d’un État européen.

À quoi ressemble la France du futur dans votre livre ?

La France, dans mon roman, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle a été rebaptisée « Euro-France », perdant sa souveraineté au profit d’une Union européenne toute-puissante. Elle a perdu toute son identité, et notamment son identité républicaine. Au nom du progrès, elle subit d’éternelles régressions sociales, ce qui est la poursuite de décennies de néolibéralisme économique que nous connaissons déjà.

Vous montrez une Europe qui a pris un tournant autoritaire. Selon vous, l’Union européenne pourrait-elle être dirigée par des gens ayant ces velléités autoritaires ?

Quand on voit aujourd’hui ce qu’il se passe en termes de liberté d’expression, on voit que l’Union européenne se sent en capacité de verrouiller les débats, d’énoncer une vérité, et toute parole qui s’écarterait de cette vérité ne devrait pas avoir pignon sur rue. Valérie Hayer, dernièrement, a proposé que Viktor Orban n’ait plus de vote au sein de l’Union européenne. On a vu aussi entre 2017 et 2022 un Emmanuel Macron, fédéraliste convaincu, qui se présentait devant les journalistes en se permettant de les enguirlander car ils ne présentent pas sa vérité. Au moment des gilets jaunes, la France avait même connu un recul au classement de Reporter sans Frontières

Dans mon roman, par exemple, il y a une commission officielle des journalistes, dans laquelle il faut être pour avoir le droit de publier. Ce qui m’intéresse, avec ce roman, c’est d’explorer ces dérives en les rendant plus radicales mais je pense que certains apprécieraient qu’il n’y ait plus que des médias qui relaient les arguments des autorités.

Dans votre roman, il y a toujours plusieurs partis politiques mais le débat public ne tourne qu’autour de valeurs morales sans ne jamais évoquer de choix de société concrets.

J’ai commencé à écrire ce roman en 2015, et à l’époque, je ne pensais pas que la société allait prendre cette tournure-là. Je l’imaginais telle une dystopie. Est-ce que la réalité dépasse la fiction ? Peut-être.

On a une novlangue qui s’est installée : toutes les mesures de régression sociale sont présentées comme des mesures de progrès. Par exemple, on parle de travailler une journée de plus gratuitement en présentant cela comme une journée de solidarité envers les retraités et les personnes handicapées. Nos gouvernants ont un important pouvoir : celui de définir la morale et les termes de la morale. Depuis le tournant de la rigueur de 1983, il n’y a pas eu d’alternance politique et tous les gouvernements ont appliqué la même politique, en présentant leurs régressions sociales comme des progrès.

Dans l’univers de votre roman, il est dit qu’un parti d’extrême-droite est arrivé au pouvoir par les élections mais que les autres partis ont tout fait pour le destituer et annuler l’élection. Vous êtes-vous inspiré de l’annulation de l’élection en Roumanie ?

Encore une fois, la réalité a dépassé ma fiction ! Mon livre a été publié deux semaines avant cet évènement. La Cour européenne des droits de l’Homme, qui se prétend garant des libertés individuelles et de la démocratie, soutient cela. Et la Commission européenne laisse passer l’annulation d’une élection, parce que ça l’arrange bien.

Front Populaire a publié un article, qui se base sur une enquête du média d’investigation roumain Snoop, où l’on apprend que la campagne TikTok incriminée pour justifier l’annulation de l’élection, aurait en fait été payée par le Parti National Libéral.

Dans tous les cas, penser que seule une campagne sur TikTok permet d’orienter le scrutin, et que l’électeur n’est guidé que par ça, c’est prendre les électeurs pour des idiots. Ces méthodes interdisent de réfléchir aux raisons d’un vote : si le vote ne convient pas à la doxa, c’est forcément à cause des réseaux sociaux.

Dans cet univers fictif, il y a aussi des référendums aux questions orientées.

Oui, il y a dans mon roman des référendums aux questions floues, où il y a parfois deux questions en une, avec un parti pris dans les réponses. Pour le moment, on n’a pas encore vu cette pratique telle qu’elle au sein de l’Union européenne. Mais il y a bien eu un problème lié au référendum : je me suis inspiré de 2007, lorsque Nicolas Sarkozy a remis en cause le « Non » de 2005 à la Constitution européenne. La droite de l’époque prétendait que si vous aviez voté pour Nicolas Sarkozy, vous aviez aussi voté pour revenir en arrière sur cette question. C’est une trahison : quand on vote pour un candidat, on ne vote pas pour 100% de son programme.

De plus, dans mon roman, il s’agit de référendums locaux : cela permet de fracturer le corps électoral. Remettre en question l’indivisibilité de la nation, ça permet aussi de l’affaiblir. Ce n’est pas pour rien que certains européistes rêvent d’une Europe des régions, alors j’ai voulu expérimenter par la fiction comment cela pourrait recomposer la vie politique.

Dans le roman, il y a un fort communautarisme qui est encouragé par les décisions d’un tribunal européen.

La communautarisation est présentée comme un progrès, et dans le roman, les régions peuvent être administrées par une communauté religieuse. Les territoires perdus de la République, ça existe actuellement. Gérard Collomb disait en 2018 : « Je suis allé dans tous ces quartiers, des quartiers nord de Marseille, au Mirail à Toulouse, à ceux de la couronne parisienne Corbeil, Aulnay, Sevran – c’est que la situation est très dégradée et le terme de reconquête républicaine prend là tout son sens parce qu’aujourd’hui dans ces quartiers c’est la loi du plus fort qui s’impose, celle des narcotrafiquants et des islamistes radicaux, qui a pris la place de la République. » Dans le roman, je vais un peu plus loin en imaginant que ces territoires pourraient être administrés légalement par des organisations communautaires et que cela pourrait être encouragé par une entité supranationale. Cela fait aussi écho à ce qu’il se passe outre-Manche – et dépasse donc l’Union européenne – avec l’acceptation des tribunaux de la Charia où on délaisse une partie de la Justice d’un pays, concernant les mariages, les divorces et autres contentieux privés, à des organisations communautaires.

Pourquoi avoir écrit un roman plutôt qu’un essai ?

Avec un roman, on peut faire davantage de prospective, explorer certaines pistes et romancer. Avec un essai, on est un peu plus scientifique et beaucoup moins dans l’imaginaire. La fiction m’a permis d’explorer un certain nombre d’idées et de dérives que je n’aurais pas pu faire avec un essai. J’adore les dystopies, à commencer par – et je ne vais pas être très original – 1984 de George Orwell et Hymne d’Ayn Rand.

Ce qui m’intéresse dans les dystopies, c’est qu’on peut ne pas adhérer à la thèse de l’auteur et pourtant adorer l’œuvre en se sentant concerné par le point de vue de l’auteur. George Orwell et Ayn Rand ont des positions complètement différentes : le premier est plutôt un social-libertaire et l’autre est une libertarienne américaine, et j’adore les deux œuvres. Il y a dans les deux cette déshumanisation de l’individu, qui n’est plus qu’un chiffre, un objet qui n’a plus qu’une fonction utilitariste dans la société. Dans ces sociétés, les idées subversives ne sont pas seulement interdites : la société est structurée d’une telle manière que ces pensées ne sont même pas pensables. Toutes ces thématiques, elles transparaissent aussi dans mon roman.

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