Le 8 septembre 2025, le Parti travailliste de Norvège a remporté les élections générales. C’est la vingt-cinquième fois consécutive qu’il arrive en tête du principal scrutin norvégien, c’est-à-dire sans la moindre interruption depuis 1927. Une telle résistance électorale est exceptionnelle et devrait braquer sur elle une soif de leçons de la part des principaux partis de gauche, qui de par le monde flirtent dangereusement avec la mort clinique.
Les leçons tirées
En novembre 1994, la Norvège est appelée aux urnes à l’occasion du second référendum d’adhésion à l’Union européenne. Trois ans après l’effondrement de l’URSS, et alors que le capitalisme s’affiche avec arrogance partout dans le monde, la gauche norvégienne traverse, elle aussi, une crise existentielle profonde.
Fondé en 1887, le Parti travailliste en est la force motrice. Il doit sa puissance à l’héritage politique de Einar Gerhardsen. L’emblématique Premier ministre, qui a façonné l’État providence de 1945 à 1965, capitalise toujours sur son œuvre un regard révérencieux, presque unanime, au point d’être considéré comme le Landsfaderen, le père de la nation. Cette vieille gauche nationale et interventionniste, qui a su ramifier la société tout au long du XXème siècle, n’était donc pas très à l’aise avec l’enthousiasme pro-européen qui servait de nouvelle figure de proue depuis la fin des années quatre-vingt.
Bien que brillamment conduite par l’inoxydable Gro Harlem Brundtland, la campagne du « Oui » se heurte frontalement aux réalités induites dans l’Acte Unique européen [1986] et dans le Traité de Maastricht [1993]. L’horizon des marchés ouverts, de la dérégulation accentuée et de la mise en concurrence généralisée douchent les sentiments européens de nombreux Norvégiens. Comme partout ailleurs sur le Vieux continent, les classes moyennes et ouvrières préfèrent s’en désolidariser dans les urnes. L’adhésion norvégienne est ainsi repoussée par 52 % des voix.

En 1997, les travaillistes perdent la majorité, mais reviennent en l’an 2000. Jens Stoltenberg prend les rênes du Royaume. Jeune quadragénaire, il s’affirme en disciple de Tony Blair. Sous son impulsion, sont négociés les nouveaux volets de la coopération dans l’Espace économique européen. Sa politique libérale, qu’il qualifie de « moderne », est marquée par une vague de privatisations sans précédent et par des restructurations des services publics. Notamment du système de santé, l’un des piliers porteurs du consensus national norvégien. Malheur ! Le 10 septembre 2001, le Parti travailliste échoue à seulement 24 % des voix et ne conserve sa première place que de deux points. Il faut réagir.
Contrairement à ses pairs européens, notamment britanniques, allemands et français, les travaillistes norvégiens tirent les conséquences de leur première grosse alerte électorale. Peu à peu, Stoltenberg amoindrit ses inclinaisons libérales. En 2005, il mène une campagne marquée à gauche sous le slogan « La communauté nationale devant les privilèges ». C’est un véritable succès électoral. Avec 33 % des voix, les travaillistes norvégiens referment sans regret leur brève parenthèse libérale. Ils ne s’y reprendront plus.
L’horizon des marchés ouverts, de la dérégulation accentuée et de la mise en concurrence généralisée douchent les sentiments européens de nombreux Norvégiens.
La synthèse du consensus national
Fondamentalement, les clefs de compréhension de la résistance électorale du Parti travailliste norvégien s’expliquent dans sa capacité à formuler une synthèse solide entre ses aspirations politiques propres et les volontés exprimées par le peuple. Ainsi, tout en défendant une ouverture sur le monde et une évolution progressive des mœurs, les travaillistes sanctuarisent le modèle social sans jamais remettre en cause les fondamentaux de l’homogénéité culturelle du pays.
Conservant sa dimension souverainiste, le Parti échappe aux critiques en collusions avec le capitalisme financiarisé et mondialisé. Défendant de nouveaux droits sociaux, il conserve une force d’attraction à l’égard des classes moyennes. Adoptant une ligne pragmatique en matière d’immigration, il accepte l’accueil de réfugiés, mais veille scrupuleusement à son incidence sur la cohésion sociale. Flattant l’orgueil national, il cherche à s’inscrire dans la longue histoire du royaume nordique.
En 2025, le Premier ministre Jonas Gahr Støre, a ainsi renforcé son assise, en obtenant 28 % des voix. Son meilleur score en douze ans. D’autant que la partie n’était pas gagnée d’avance. Le Parti du progrès, mouvement d’extrême-droite, a recueilli 22 % des suffrages en surfant sur la dynamique libérale-conservatrice qu’incarnent Milei et Trump. Mais il ne faudrait pas exagérer son succès, qui profite mécaniquement de l’écroulement des conservateurs et du centre, sans élargir l’assise électorale de la droite, notamment auprès des classes populaires. Aujourd’hui encore, ouvriers, employés, petits fonctionnaires et chômeurs continuent de voter majoritairement pour le Parti travailliste.

Toutefois, cette synthèse à ses limites. Si l’immigration et le renouveau néo-libertaire sont parvenus à menacer l’hégémonie travailliste, il ne faudrait pas omettre que l’État-providence norvégien repose partiellement sur un modèle financé par les revenus pétroliers et par son fond souverain. Cette réalité nourrit une critique qui rencontre un écho électoral, spécialement auprès des trois autres partis de la gauche radicale, qui ont obtenu près de 16 % et qui vont compter dans les négociations gouvernementales.
Il n’empêche, le modèle d’Oslo parvient à sauver les travaillistes du naufrage électoral qui frappe leurs pairs. Leur force d’attraction persiste parce qu’elle sait créer un modèle qui arrive à transformer un discours politique en acte de gouvernement qui change concrètement la vie des gens. Il suffit de lire la plateforme électorale pour s’en convaincre. Il est question de pousser les acquis sociaux, par exemple avec des mécanismes de réduction des temps d’attente à l’hôpital ou avec une revalorisation générale des allocations familiales pour stimuler la natalité. L’ambition écologique est au rendez-vous avec l’avancement du plan d’adaptation des logements. On remarquera aussi que le parti a mis l’accent sur la sécurité et sur la vie quotidienne, délaissant presque complètement les enjeux sociétaux et identitaires qui caractérisent de plus en plus le reste de la gauche européenne.
La résistance électorale du Parti travailliste norvégien s’explique par sa capacité à formuler une synthèse solide entre ses aspirations politiques propres et les volontés exprimées par le peuple.
En cela, le Parti travailliste de Norvège a réussi le tour de force d’être le meilleur garant du compromis national sans renier son ancrage à gauche. Dans son sillage, ses deux proches voisins s’en sont directement inspirés. La social-démocratie de Mette Frederiksen triomphe au Danemark cependant qu’en Suède, après des années de dérive libérale-libertaire, elle revient au barycentre d’une équation franchement sociale et ouvertement « post-sociétale ».
Le malaise de la gauche française
Les formules politiques étrangères ne sont pas interchangeables. Le modèle d’Oslo conclut une synthèse gagnante parce qu’il est propre à son consensus national.
De retour à Paris, ce qui frappe, c’est combien la gauche française rechigne à étudier l’exemple nordique, tant elle semble éprouver une sorte de gêne pudique devant sa victoire. Certainement parce que celle-ci est rendue possible par la levée simultanée de deux tabous. Le rapport à la mondialisation d’une part et à l’immigration de l’autre.
Le premier tabou est sans conteste le plus important. Depuis le XIXème siècle, la gauche s’est inscrite dans la défense des travailleurs et de l’unité du peuple civique. Avec la division mondiale du travail, les ouvriers ont perdu leurs métiers pour des emplois précaires. Sous couvert de bonnes intentions pro-européennes, la gauche de gouvernement a laissé naître un modèle économique contraire aux intérêts des travailleurs. Par conformisme, elle a accepté cette logique de destruction sociale sans jamais la combattre. Applaudissant à la désindustrialisation sur l’autel de la compétitivité. Laissant faire la financiarisation sous le prisme de la modernité. Avalisant la précarisation au nom de l’ouverture. Faisant sienne l’argumentaire thatchérien qu’il n’y a pas d’autres alternatives.
Le second tabou est pour sa part très délicat à manier. Longtemps, la gauche s’est définie dans une articulation entre un nationalisme politique où s’exerce la souveraineté populaire et un internationalisme utopique où se brosse l’unité du Genre humain. Par fébrilité, elle a renoncé à son exigence nationale pour se draper dans le linge d’une morale qui supporte difficilement les distinctions culturelles entre les peuples et qui réduit volontiers les hommes à des individus mondialement interchangeables. Une double approche en jaillit, l’une spontanément enthousiaste à l’apport de l’étranger, l’autre a priori méfiante à l’égard de la culture nationale. Ceci se traduit par un décalage avec les classes moyennes, qui ne se reconnaissent pas dans une approche qui fait fi de la cohésion nationale.
Sous couvert de bonnes intentions pro-européennes, la gauche de gouvernement a laissé naître un modèle économique contraire aux intérêts des travailleurs.
En France, nous observons les limites de ce double mouvement. La conversion libérale assumée, entre le référendum du 29 mai 2005 et le quinquennat de François Hollande, explique partiellement l’échec de la gauche socialiste auprès des classes populaires. Quant au succès de la France insoumise, il cultive son propre paradoxe. S’il constitue une réelle force militante dans la gauche, il est aussi devenu le principal répulsif de son élargissement électoral. Sa conversion grossière au multiculturalisme, l’ambiguïté stratégique de sa sémantique vis-à-vis de la tragédie de Gaza et la virulence exacerbée de son attitude effraient légitimement une majorité de Français. Pis, elle anéantit l’essentiel de son apport idéologique, notamment dans l’analyse de la crise du capitalisme financiarisé.
Néanmoins, une récente étude, publiée par l’Institut Jean Jaurès, propose des éléments de réflexion. Quatorze ans après la note de Terra Nova, elle apparaît comme le pendant inversé de la stratégie libérale-multiculturelle qui a tant affaibli la gauche. Elle synthétise l’enseignement suivant : pour retrouver une dynamique majoritaire, la gauche doit en finir avec son attitude surplombante et messianique pour revenir à l’écoute des inquiétudes de la classe moyenne et en respectant ses repères culturels. En somme, cela demande à la gauche d’inverser la hiérarchie entre elle et le peuple, délaissant sa position de guide qui veut entraîner la foule pour redevenir un moteur social propulsé par le consensus national.
[La France Insoumise] est devenue le principal répulsif de l’élargissement électoral [de la gauche].
Lorsqu’on s’englue dans un désaveu électoral de longue durée, qui menace de concrétiser la victoire par KO du Rassemblement National, il serait de bon aloi de s’inspirer d’autrui et d’entamer un aggiornamento politique. Quoique le modèle d’Oslo ne soit pas immédiatement transposable à Paris, il est intéressant de définir les clefs de son succès. C’est-à-dire une articulation équilibrée de la défense de la souveraineté nationale, de l’ambition sociale et du contrôle de l’immigration. Ce triptyque majoritaire correspond sensiblement aux attentes populaires. Il peut trouver sa traduction dans les spécificités d’une vieille République française, que l’on sait prompte aux grandes chevauchées lorsqu’elle est mue par un idéal qui fédère son peuple. Cette articulation, charge à la gauche républicaine de parvenir à la formuler si elle veut de nouveau être en mesure de gouverner.
Adrien Motel