Comment la gauche devrait parler de l’immigration

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Bien que les législatives récentes aient marqué l’échec du Rassemblement National à accéder au pouvoir, la formation de Marine Le Pen poursuit sa progression en passant de 89 députés à 143. À l’heure actuelle, rien ne semble pouvoir enrayer cette dynamique de progression ni l’ancrage de ce parti au sein des classes populaires. Au fond du problème, la lancinante question de l’immigration s’impose comme la principale raison du succès du Rassemblement National, et de plus en plus apparaît la nécessité pour la gauche de modifier son discours sur le sujet. Peut-elle le faire sans trahir ses principes ?


Immigration et socialisme : une histoire d’équilibre

Le mouvement ouvrier portait autrefois une analyse des phénomènes migratoires qui montre toujours une certaine justesse, et avec laquelle il est possible de renouveler aujourd’hui, en omettant les mots parfois violents de l’époque. Les socialistes d’autrefois faisaient preuve d’une certaine complexité sur la question migratoire. Ils constataient d’un côté les effets économiques négatifs sur les salaires de l’afflux de nouveaux travailleurs et en concluait logiquement la nécessité des contrôler ces flux, mais ils prenaient soin parallèlement de condamner le « chauvinisme » et d’en appeler à la solidarité internationale des travailleurs. Ainsi, dans son fameux discours « Pour un socialisme douanier » (1894), Jean Jaurès exprimait ce point de vue, avec des mots qui apparaissent aujourd’hui violents : « Nous protestons contre l’invasion des ouvriers étrangers qui viennent travailler au rabais. »

Il ajoutait toutefois :

« Nous n’entendons nullement, nous qui sommes internationalistes, […] éveiller entre les travailleurs manuels des différents pays, les animosités d’un chauvinisme jaloux ; non, mais ce que nous ne voulons pas, c’est que le capital international aille chercher la main‐d’œuvre sur les marchés où elle est la plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français. »

Les socialistes d’autrefois faisaient preuve d’une certaine complexité sur la question migratoire.

On peut observer cette même logique dans la position de la CGT dans la période d’après-guerre. Dans plusieurs congrès entre 1948 et 1961, le syndicat s’est prononcé en faveur d’un arrêt de l’immigration. Cette position sèche était appuyée par une série d’arguments qui revenaient de façon constante. La CGT considérait que l’objectif du patronat et du gouvernement, en introduisant de la main-d’œuvre étrangère en France, était d’accroître l’armée de réserve industrielle pour « exacerber la concurrence entre ouvriers », « peser sur les salaires et les conditions de vie de l’ensemble de la classe ouvrière » et « freiner les revendications des travailleurs ».

Cependant, encore une fois, on retrouvait dans le positionnement de la CGT le souci de ne pas éveiller de tensions avec les travailleurs étrangers déjà présents en France, et de prendre en charge leurs revendications. Ainsi dans la résolution adoptée au 32e congrès confédéral de juin 1959, la CGT précisait : « L’opposition à toute nouvelle introduction de main-d’œuvre n’est pas incompatible, bien au contraire, avec la position traditionnelle de la CGT sur l’absolue nécessité de défendre les travailleurs immigrés déjà présents en France. »

L’analyse de Marx

L’analyse que faisait Marx de l’immigration irlandaise en Angleterre est également intéressante à plus d’un titre. Dans cette lettre adressée à des amis socialistes allemands (1870), Marx commençait par analyser le contexte géopolitique, qui était à cette époque celui de la domination anglaise imposée à l’Irlande, et l’étranglement économique des irlandais que la situation engendrait. Il constatait par la suite l’effet négatif sur la classe ouvrière anglaise de l’afflux des travailleurs irlandais poussés à émigrer par la misère :

« En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations agricoles, l’Irlande fournit sans cesse un excédent de main-d’œuvre au marché du travail anglais et exerce, de la sorte, une pression sur les salaires dans le sens d’une dégradation des conditions matérielles et intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.

Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. ».

Bien plus que les pressions à la baisse exercées par l’afflux de nouveaux travailleurs, Marx voyait dans l’afflux de travailleurs étrangers un moyen pour les capitalistes d’introduire et d’exploiter un antagonisme dans la classe ouvrière :

« Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente. »

Aujourd’hui, quels sont les mécanismes économiques à l’œuvre ?

Notre système économique est tout à fait différent de celui de l’époque de Jaurès ou de Marx : il existe notamment un salaire minimum qui n’existait pas en leur temps. Sauf dans les cas courants du travail au noir et du travail détaché, les travailleurs immigrés sont payés au même niveau que les nationaux. Mais il existe un mécanisme qui fait que les capitalistes adorent l’immigration : plutôt que de devoir augmenter les salaires et accorder des avantages dans les secteurs où ils ont du mal à embaucher, le patronat préfère faire venir des étrangers qui ne vont pas réclamer de hausses salariales et seront moins regardants sur l’application du droit du travail. L’immigration économique vient en quelque sorte casser le cours normal des négociations entre salariés et patronat, par une opération de court-circuitage.

L’argument de la nécessité d’une forte immigration économique apparaît amer quand le pays connaît déjà un taux de chômage élevé, frappant particulièrement les personnes peu diplômées. Pour répondre aux problèmes des emplois non pourvus, il semble plus raisonnable de demander des formations pour les chômeurs et une hausse des salaires et de meilleures conditions de travail.

L’aspect psychologique

Si le patronat aime l’immigration, cela tient également, voire plus, à des raisons politiques, ce que Marx avait bien noté. En effet, dans les aspects psychologiques de la lutte des classes, l’effet principal de l’immigration est de produire une certaine déstabilisation dans le camp des travailleurs. Outil de division par excellence, une immigration abusive produit un fractionnement dans les classes populaires, ce qui porte atteinte à la construction de son unité, et produit une démoralisation. Si l’on analyse platement les intérêts de classe, l’intérêt des classes populaires est qu’il n’y ait pas trop de divisions en son sein, afin de pouvoir constituer un ensemble solide capable de défendre ses intérêts économiques. Sur cette question donc, défendre efficacement la cause sociale revient à tenir les discours et à pousser les solutions pratiques tendant à calmer le jeu et à effacer les tensions au sein des classes populaires. Ainsi, il faut bien dire qu’une immigration abusive est un facteur de division.

Le patronat voit toujours d’un bon œil l’immigration, qu’il encourage toujours, voire organise. L’immigration économique est un élément du libre-échange, et le patronat pousse ses avantages sur tous les points. C’est donc à la gauche de pousser les avantages des travailleurs sur tous les points. Réduire les flux d’immigration en France serait bon pour tous les travailleurs, français comme étrangers.

Une immigration abusive produit un fractionnement dans les classes populaires.

Les français et l’immigration

D’après un sondage du Centre d’observation de la société de juillet 2023 , 82% des français estiment qu’une lutte vigoureuse contre le racisme est nécessaire. Or, d’après un sondage CSA de décembre 2023, 80% des français estiment qu’il ne faut pas accueillir plus de migrants en France (Il est à noter que la catégorie CSP- présente un taux légèrement plus élevé que la catégorie CSP+ (respectivement 82% et 76%)). À la lecture de ces deux chiffres, on voit apparaître un espace politique. Si le Rassemblement national est identifié comme le parti le plus opposé à l’immigration, il est également perçu comme fortement entaché de racisme. À raison, en considérant par exemple la dernière campagne des législatives où la formation de Marine Le Pen a aligné de nombreux candidats tenant des propos scandaleux sur les réseaux sociaux. Cet état de fait provoque systématiquement une mobilisation forte à son encontre lors des deuxièmes tours des élections. Le vote des classes populaires, qui s’est dirigé majoritairement vers le RN lors des élections récentes, peut à cette aune être interprété comme un appel du pied aux partis institutionnels afin de changer leur politique migratoire. Il est possible que le vote RN ne soit pas si ancré que cela.

Les sondages sur les préoccupations des français montrent également que l’immigration n’est pas leur principale préoccupation, la première préoccupation des classes populaires est d’ordre économique. Toutefois cela ne veut pas dire que ce n’en est pas une. La question de l’immigration reste très importante, et plus pour les ouvriers que pour les autres classes sociales. Cette revendication, légitime, a été ignorée pendant une période beaucoup trop longue et continue de l’être aujourd’hui, au point de devenir le symbole de l’absence de prise en compte de leurs paroles et de leurs aspirations. Un mouvement de la gauche sur ce sujet serait un coup tactique et stratégique formidable, une étape essentielle afin de pouvoir constituer un bloc populaire et renouer avec la victoire, mais également de porter un coup dur au Rassemblement national en tant que force politique.

La première préoccupation des classes populaires est d’ordre économique.

Comment parler de l’immigration ?

Les partis de la gauche et du mouvement ouvrier ont toujours été pris dans une complexité sur la question migratoire. D’un côté apparaît la nécessité de réguler les flux migratoires pour des raisons économiques et politiques, de l’autre côté ses principes l’obligent à combattre le racisme et à œuvrer à la construction d’une unité politique dans les classes populaires, incluant les travailleurs étrangers et immigrés. Pour ces raisons, la position idéale actuellement serait d’allier une politique de naturalisation des travailleurs étrangers déjà présents sur le territoire à une politique forte de réduction des entrées. Il y a un certain nombre de naturalisations à faire ainsi qu’un certain nombre d’expulsions, et il n’y a pas de manichéisme à avoir en la matière.

Également, les réfugiés politiques ou de guerre doivent être bien accueillis et bien traités en y mettant les moyens nécessaires. Des mécanismes doivent être mis en place afin de veiller à ce que des pratiques abusives ne se mettent pas en place via le statut de réfugiés.

Il est tout à fait indispensable pour les représentants de la cause sociale de tenir un discours fin et nuancé sur ces questions, et d’éviter toute démagogie, tout grossissement. C’est un chemin de crête qu’il faut emprunter. Le principe général doit être que la critique de l’immigration doit cesser là où la critique des étrangers commence. C’est le phénomène migratoire, impersonnel, qu’il s’agit de critiquer, et non pas les personnes étrangères. Il ne s’agit pas de placer l’immigration comme cause explicative unique à tous les problèmes comme peuvent le faire certains discours paranoïaques et extrême-droitiers. Il ne s’agit pas de faire de l’immigration la question principale et de ne faire campagne que sur ce sujet, ce sont les sujets économiques qui doivent être mis en avant. Cependant il faut pouvoir se prononcer clairement pour une réduction des flux migratoires lorsque la question est évoquée. La distribution des premier titres de séjour passant aujourd’hui principalement par l’immigration familiale, la question doit pouvoir être soulevée d’une modification des règles en matière de regroupement familial.

Le principe général doit être que la critique de l’immigration doit cesser là où la critique des étrangers commence.

Le système Françafrique

Il y a un pacte internationaliste à respecter. La demande des classes populaires françaises de réduire l’immigration n’est pas incompatible avec l’internationalisme, à la condition qu’il soit joint à cette demande une volonté de briser le restant des liens néocoloniaux qui forment le système Françafrique. Bien qu’ayant perdu en influence ces derniers temps, le réseau Françafrique continue d’exister dans un certain nombre de pays. Il se caractérise par de la corruption politique, des soutiens aux dictatures, par des ventes de matières premières sur les marchés noirs, par des détournements de l’aide au développement.

Le taux de change du franc CFA semble également poser un grand problème de surévaluation. 1 franc CFA vaut actuellement 2,23 Won coréen, ce qui semble aberrant, la Corée du Sud étant une puissance industrielle de premier rang et les pays d’Afrique francophone se situant dans le bas des classements internationaux. Une monnaie « trop chère » par rapport à la capacité économique d’un pays conduit à défavoriser les investissements et le développement au profit de l’épargne, donc des classes les plus fortunées du pays. L’actualité de la Françafrique est toujours documentée régulièrement par l’association Survie.

Au nom du droit à disposer de sa pleine indépendance nationale, les pays dont la pleine souveraineté est entravée par l’action de la France doivent pouvoir disposer de la leur. Le développement et l’amélioration du niveau de vie en Afrique francophone réduirait à long terme la pression migratoire ici. Toutefois bien que la France puisse aider au développement économique, elle ne dispose pas d’un bouton sur lequel il suffirait d’appuyer pour améliorer la condition des pays concernés. Le développement dans ces pays dépend avant tout de leurs dynamiques internes.

Réduire l’immigration, une demande légitime

Comme le disait Jean-Jacques Rousseau : « Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. », c’est un comportement qui est toujours observable dans la gauche contemporaine et qui a produit un certain ras-le-bol. Le peuple français a droit à la même dignité et à la même prise en compte de ses aspirations que les autres peuples, ni plus ni moins. L’émigration est une blessure pour les personnes qui y sont acculées. Mais il faut reconnaitre également que l’immigration a un effet déstabilisant sur un pays et particulièrement sur les classes populaires qui le compose, et la coupure entre ces dernières et la gauche ne pourra être résorbée tant que ce fait n’est pas reconnu.


Les classes populaires ont besoin d’un parti qui propose une réduction de l’immigration sans tenir un discours agressif ou raciste, mais au contraire un discours qui porte un projet positif, et affirmant une dimension intégratrice. S’il est nécessaire de réduire les flux migratoires, c’est par la nécessité de digérer les vagues d’immigrations récentes, et par la volonté d’assurer une stabilité aux classes populaires.

Le mouvement social doit avoir pour première revendication de pouvoir vivre et travailler au pays et non pas de défendre une sorte de marché mondial du travail où les travailleurs doivent être mobiles et se plier au gré du marché.

Anthony GELAO

Pour aller plus loin sur le rapport historique entre la gauche et l’immigration, voir l’excellente note publiée par la fondation Jean Jaurès « La gauche et l’immigration. Retour historique, perspectives stratégiques » (Asseh et Szeftel, 2024).

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