« Les ouvriers nous prenaient pour des fils à papa » – Entretien avec Jean-Pierre Le Goff

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Dans son dernier essai autobiographique Mes années folles, Révolte et nihilisme du peuple adolescent après Mai 68 (Robert Laffont, 2023), le sociologue Jean Pierre Le Goff retrace son parcours dans les milieux révolutionnaires caennais de sa jeunesse. Un récit sensible et analytique au cœur de la révolution culturelle soixante-huitarde qui nous éclaire sur notre présent.


Gavroche : Dans votre livre, vous racontez votre jeunesse dans les milieux étudiants gauchistes de Caen des années 1970. Dans la mouvance post-Mai-68, vous apparteniez alors au courant dit « maoïste-libertaire » ou « mao-spontex ». Cela nous apparaît étrange aujourd’hui. Pouvez-vous nous expliquer quelles étaient vos motivations et votre idéologie à cette époque ?

Jean-Pierre Le Goff : Pour comprendre le gauchisme soixante-huitard, on ne peut s’en tenir à une lecture intellectualiste qui ne retiendrait que le rapport aux idéologies, bien qu’il ne faille pas nier cette dimension. Celle-ci entre en ligne de compte mais n’explique pas l’état d’esprit et la révolte première de la jeunesse étudiante et lycéenne de l’époque qui ne se confondent pas avec les idéologies des groupes d’extrêmes gauche.

Comme je le montre dans mon livre, l’engagement militant ne dépendait pas seulement des idées. Au départ j’étais plutôt anarcho-situationniste avant de rejoindre les maos car ils étaient les plus virulents et passaient à l’action, alors que les trotskystes m’apparaissaient comme d’éternels donneurs de leçons. Comme j’étais plutôt d’un tempérament bagarreur, les « maos-spontex », qui ne manquaient pas d’audace et ne craignaient pas de faire le coup de poing, me plaisaient bien. Nous étions fascinés par la provocation et les actions violentes. C’est dans ce contexte-là que nous adhérions à des idéologies. Celles-ci n’étaient pas forcément première dans l’engagement, mais une fois que vous étiez dedans, vous étiez dans un monde à part où vous preniez vraiment vos désirs pour des réalités.

Les « maos-spontex » représentaient un curieux mélange de l’idéologie maoïste et d’une révolte exacerbée de la jeunesse. Nombre d’interprétations considéraient Mai 68 et l’extrême-gauche comme une sorte de répétition des idéologies et des mouvements révolutionnaires du passé. Cet élément existait bien mais il coexistait avec une révolte adolescente existentielle d’un autre ordre dont les slogans situationnistes témoignent : « Vivre sans temps morts et jouir sans entrave » ; « Je prends mes désirs pour des réalités car je crois à la réalité de mes désirs » »… Comme je le montre dans mon livre, c’est ce mélange de la révolte, de la bohême et des références révolutionnaires qui caractérisaient le mouvement étudiant et lycéen soixante-huitard.

Les « maos-spontex » sont l’un des produits de cette révolution soixante-huitarde qui malgré certaines apparences ne ressemble pas à celle du passé. Certes, il y a eu les barricades qui remettent en scène le passé révolutionnaire, les affrontements avec la police, la grève générale… mais il n’y a pas eu de révolution dans le sens d’une prise de pouvoir politique par la violence et cela n’a pas débouché sur une répression sanglante comme par le passé. Il y avait une dimension sociale avec la grève générale et un mouvement ouvrier encadré principalement par la CGT et le Parti communiste qui étaient les organisations les plus importantes au sein de la gauche, mais ces organisations ne voulaient pas de révolution et dénonçaient les gauchistes. La crise a finalement débouché sur la victoire massive du gaullisme aux élections législatives de juin 1968. De ce point de vue, on peut dire qu’il y a eu, sur le moment, un échec politique, mais la nature de cette révolution n’était pas essentiellement politique. À mon sens, elle était avant tout culturelle.

À l’époque, l’élément inédit de cette révolution a été perçu par peu d’intellectuels. Dans mon livre, je cite notamment Edgar Morin qui parlait d’un « 1789 socio-juvénile » qui renvoie à la montée en puissance du « peuple adolescent » qui devient alors un nouvel acteur historique. J’emprunte la notion de « peuple adolescent » à mon ami le sociologue Paul Yonnet. Ce « peuple » en question renvoie à une réalité nouvelle, celle de l’importance prise par cette tranche d’âge avant Mai 68, due à la génération nombreuse des baby-boomers et surtout à l’allongement de la durée de la scolarité qui va prolonger cette période intermédiaire de la vie qu’est l’adolescence. De la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’en 68, le nombre de lycéens dans le secondaire et d’étudiants va se développer rapidement. Auparavant, l’adolescence était une période beaucoup plus courte pour la simple raison que les jeunes travaillaient plus tôt. Cette période va s’allonger et le nombre de lycéens et d’étudiants va devenir de plus en plus important. Et encore, en 1968, il y avait 550 000 étudiants, aujourd’hui on en compte environ trois millions…

Ce n’est pas seulement une affaire de nombre mais de mentalité. L’adolescence est une étape intermédiaire entre l’enfance et l’âge adulte. C’est une période de révolte contre l’autorité, de rupture avec l’héritage culturel et de transgression ; l’affirmation d’une autonomie individuelle s’érige en absolu ; le rêve et l’imaginaire occupent une grande place… C’est précisément ce soubassement anthropologique de la révolte étudiante et lycéenne que j’ai voulu souligner dans mon livre. Ces traits propres à l’adolescence vont s’articuler à la thématique révolutionnaire qui promet une rupture radicale avec le vieux monde.

C’est ce mélange de la révolte, de la bohême et des références révolutionnaires qui caractérisaient le mouvement étudiant et lycéen soixante-huitard.

Je ne dis pas, ce faisant, que le mouvement étudiant était le seul acteur des journées de mai-juin 68, même s’il a joué un rôle important au début des événements. Je ne dis pas non plus, comme une certaine droite, que Mai 68 est responsable de tous nos maux. Mais lorsque vous regardez sur le long-terme, c’est-à-dire sur une période de plusieurs dizaines d’années, force est de constater que la révolte et la culture propres au « peuple adolescent » vont se répandre dans l’ensemble de la société. Cette « révolution culturelle » va opérer une rupture dans la transmission et un bouleversement du tissu éducatif et anthropologique. Telle est la thèse que je défends en parlant de l’« héritage impossible » de Mai 68 (voir Mai 68, l’héritage impossible, 1998).

 

Gavroche : Le maoïsme français n’avait-il rien à voir avec le maoïsme chinois ?

JPLG : Le régime maoïste était un des régimes les plus criminels de l’histoire et les militants maoïstes français reprenaient les thèmes de la « pensée du président Mao » qui est une idéologie totalitaire. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître aujourd’hui, Mao Tsé Toung exerçait un intérêt et une fascination qui allaient bien au-delà des militants maoïstes.

Dans la classe politique, François Mitterrand avait rencontré Mao, en 1961 et le décrivait comme un « humaniste qui échappait aux définitions ordinaires » ; Malraux, qui l’avait rencontré en 1965, le considérait comme la « personnalité la plus saisissante, à la fois par ce qu’il y a d’incontestable dans sa légende et aussi par sa personnalité propre ». N’oublions pas non plus qu’à la mort de Mao en 1976, il y eut un communiqué de l’Élysée qui déclarait tout bonnement : « Avec le président Mao s’éteint un phare de la pensée mondiale »…

Nombre de livres écrits par des intellectuels de gauche qui avaient fait le voyage en Chine témoignaient d’une fascination hors du commun. Ils considéraient bêtement la révolution culturelle chinoise comme le dépassement du stalinisme. Maria-Antonietta Macciocchi, ancienne membre du Parti communiste italien, avait raconté son voyage en Chine dans un livre de plus de 500 pages qui eut beaucoup de succès (De la Chine, 1971). À l’en croire, la Chine maoïste accomplissait des exploits extraordinaires dans tous les domaines, des médecins rééduqués idéologiquement réalisaient des miracles grâce à la « pensée de Mao-Tsé-Toung »… On atteignait des sommets dans l’aveuglement. Le maoïsme avait aussi des aspects de mode au quartier Latin avec Philippe Sollers et d’autres intellectuels et écrivains (voir notamment François Hourmant, Les années Mao en France avant, pendant et après mai 68, 2018).

Les quelques intellectuels qui avaient une vision critique de ce qui se passait en Chine étaient considérés comme d’infâmes réactionnaires. C’était le cas de Simon Leys. Dans son livre Les Habits neufs du Président Mao (1971), il montrait que cette « révolution culturelle » lancée par Mao – qui s’était retrouvé en difficulté suite au bilan désastreux de sa politique du « Grand bond en avant » – était le moyen pour ce dernier de reprendre le pouvoir sur ses adversaires au sein du parti communiste. Sans compter les actions et les meurtres perpétués par les jeunes « gardes-rouges » et les affrontements sanglants entre fractions…Tout cela était mis de côté. Vu de loin, le peuple encouragé par Mao reprenait le pouvoir contre ceux qui avaient abandonné les idéaux révolutionnaires ; la révolution culturelle chinoise était considérée comme la révolte de la jeunesse étudiante contre les « mandarins » à l’université et les apparatchiks du parti et de l’État.

Pour le jeune militant que j’étais, la Chine de Mao avait soutenu les luttes des étudiants partout dans le monde ; la révolution culturelle et les jeunes gardes rouges faisaient écho aux manifestations étudiantes et à la contestation dans les universités en France et ailleurs. Il ne s’agissait pas seulement d’un rapport intellectuel et idéologique au maoïsme. La révolution culturelle chinoise faisait écho à notre révolte et nos actions contre les « savoirs sclérosés » et les « mandarins » à l’université. Il y avait un slogan qui plaisait à la jeunesse : « On a raison de se révolter ». C’est cela qui comptait beaucoup, avec un besoin d’agir au plus vite.

La révolution culturelle chinoise n’était pas du reste, la seule référence qui entrait en ligne de compte. La révolte de la jeunesse était mondiale et nous avions le sentiment d’être partie prenante d’un mouvement historique qui allait déboucher sur un nouveau monde. Les luttes de la classe ouvrière étaient également une référence constante avec l’idée que celles-ci allaient se développer et déboucher sur une situation révolutionnaire. Cette référence à la classe ouvrière et à l’histoire du mouvement ouvrier vu sous un angle des plus radicaux, allait de pair avec celles de la lutte antifasciste et de la Résistance

Nous étions dans un univers qui était encore marqué par la guerre avec ses horreurs mais aussi ses épopées. Les souvenirs de la guerre d’Espagne, de la résistance contre le nazisme et le pétainisme, de la guerre d’Algérie étaient encore très présents. Mais nous étions en même temps dans une nouvelle situation où la France était en paix et était entrée dans l’ère de la consommation et des loisirs. Cette contradiction entre le passé proche et le présent, était apparue, quelques années auparavant, avec le discours de Malraux lors de l’entrée du cercueil de Jean Moulin au Panthéon en décembre 1964, discours grandiloquent et tragique sur ce héros de la Résistance, en même temps que la culture jeune avec le rock et le yé-yé battait son plein.

Les militants d’extrême gauche, particulièrement les maoïstes, étaient des orphelins d’épopée et de révolution dans une situation historique où elles avaient disparu, cherchant à rejouer – de façon pathétique et dérisoire – une histoire passée dans une nouvelle société de consommation et de loisir. C’est dans ce contexte que nous retrouvions les idéologies révolutionnaires. Celles-ci n’étaient pas forcément première dans l’engagement, mais une fois que vous étiez dedans, vous étiez enferrés dans un univers à part qui refusait de voir que nous étions entrés dans un nouveau monde où les schémas révolutionnaires anciens n’avaient plus de prise dans les pays développés.

Nous avions le sentiment d’être partie prenante d’un mouvement historique qui allait déboucher sur un nouveau monde.

 

Gavroche : Durant ces années vous avez été témoin de la naissance du gauchisme culturel, que vous distinguez du gauchisme politique. À l’époque, les sentiments dans votre groupe maoïste n’étaient guère favorables à cette nouvelle idéologie perçue comme petite-bourgeoise. Pouvez-vous expliquer cette différence entre gauchisme culturel et politique ?

JPLG : Les groupes d’extrême-gauche traditionnels se réfèrent à la lutte des classes et aux luttes populaires ; ils croient possible une révolution au sens classique du terme à savoir la prise du pouvoir politique par les manifestations et la violence des masses sur le modèle des révolutions passées. Mai 68 constitue pour eux comme un renouveau possible de ce schéma dans les sociétés développées, une nouvelle révolution qui cette fois pourrait être victorieuse au sein des pays capitalistes développés.

Le gauchisme culturel se distingue des groupuscules d’extrême gauche par le déplacement qu’il opère de la lutte des classes vers les questions sociétales : sexualité, féminisme, école et éducation des enfants, écologie et culture… Il n’entend pas prendre le pouvoir sur le modèle des révolutions violentes passées mais changer radicalement les mentalités et les mœurs au sein des sociétés démocratiques, en accordant une place importante aux expériences alternatives, à la pression sur l’opinion publique et à l’éducation des nouvelles générations.

En mai et juin 1968, tout était encore mêlé. Mais dans les années de l’immédiat après-Mai, on assiste à la flambée de l’extrême gauche révolutionnaire sous ses différentes versions (maoïste et trotskyste principalement). L’actualité de l’époque est marquée par des luttes étudiantes et ouvrières, des coups d’éclat des maoïstes, la répression et des arrestations de militants… avec l’idée que Mai 68 peut recommencer. Cette idée se heurte à la réalité d’une nouvelle société de consommation et de loisir au sein de laquelle la classe ouvrière n’apparaît plus comme la classe révolutionnaire mais s’intègre progressivement dans cette société. En même temps, on assiste à la montée en puissance du gauchisme culturel avec la création du MLF et l’écologie politique qui vont se développer dans les années 1970 et mettre en question les idéologies et le type de militantisme de l’extrême gauche.

Le courant hédoniste et féministe s’en prend au militantisme machiste et sacrificiel. Il ne s’agit plus de « se mettre au service du prolétariat » et de lutter pour des « lendemains qui chantent », mais de partir de soi, de sa propre oppression en remettant en cause les modèles dominants de la famille, de la sexualité, de l’éducation… Le gauchisme culturel naissant ne sépare pas vie privée et vie publique, sentiments et politique et appelle à renverser tous les tabous et les interdits de l’époque. Pour ce mouvement, c’est une pratique sauvage et authentique de la politique qui subvertit tous les anciens schémas. Dans mon livre, je cite nombre de déclarations et de textes incendiaires dans le domaine des mœurs. Le MLF (Mouvement de libération des femmes) est à la pointe dans ce domaine. La subjectivité débridée, la référence au « vécu » deviennent les références centrales. Pour les militants révolutionnaires, ce gauchisme culturel est considéré comme l’expression d’aspirations petites bourgeoises autocentrées qui abandonnent la lutte des classes au profit d’une révolution sexuelle et féministe qui n’a plus rien à voir avec les luttes ouvrières et populaires qui doivent renverser le capitalisme.

Dans les années 1973-1974, l’écologie politique constitue un autre grand courant de ce gauchisme culturel qui va renverser la perspective d’une autre manière : les « lendemains qui chantent » sont remplacés par une vision catastrophique de l’avenir et la lutte passe désormais par un changement radical des mentalités dans le rapport à la nature et la mise en question du modèle productiviste.

Je ne confonds pas l’écologie avec l’écologisme, comme la lutte des femmes avec le féminisme révolutionnaire. Le féminisme et l’écologie posent à leur manière des problèmes bien réels. Mais le gauchisme culturel les intègre d’emblée dans des discours idéologiques et des pratiques qui entendent opérer une rupture radicale avec notre héritage culturel et politique.

Quand vous prenez en compte les effets de la révolution soixante-huitarde sur une longue période, force est de reconnaître que ce ne sont pas les groupuscules révolutionnaires qui l’ont emporté. Même si nombre de schémas de pensée de l’extrême gauche n’ont pas disparu, leurs idéologies sont en morceaux. Les maoïstes se sont dissous, les trotskystes sont marginaux. Il n’en va pas de même du gauchisme culturel, avec en ligne de pointe le féminisme et l’écologisme qui vont se répandre dans la société et constituer un nouvel « air du temps ».

La subjectivité débridée, la référence au « vécu », deviennent les références centrales.

 

Gavroche : Pouvez-vous expliquer la différence entre la notion de gauchisme culturel que vous avancez et la notion de libéralisme-libertaire chez Michel Clouscard et de libéralisme culturel chez Jean-Claude Michéa ?

JPLG : La notion de « libéral-libertaire » appliquée à Mai 68 me paraît procéder d’une interprétation néo-marxiste qui reste prisonnière d’un schéma économiste englobant sous sa coupe des phénomènes culturels qui ont leur consistance propre. C’est, à mon sens, une lecture rétrospective qui considère Mai 68 à la lumière de la montée de ce qu’on appelle le « néo-libéralisme » de la fin des années 1970 et des années 1980. Cela ne me paraît pas correspondre à ce qui s’est effectivement passé. D’une part, en Mai 68, le marxisme et l’anticapitalisme continuent d’imprégner le mouvement de contestation et, d’autre part, le gauchisme culturel naît et se développe avant même la vague néo-libérale. On peut toujours dire, selon une célèbre formule, que les hommes font l’histoire en ne sachant pas l’histoire qu’ils font, mais cette histoire ne me paraît pas pour autant déterminée à l’avance et implique des idées et des représentations, un imaginaire qui ne relèvent pas simplement de l’économie. Ce qui me paraît vrai c’est que la révolution culturelle soixante-huitarde va un moment donné – à savoir à la fin des années 1970 et des années 1980 – se croiser avec le libéralisme économique, mais je ne crois pas que cette révolution culturelle en soit le pur produit.

La question mérite d’être posée autrement : que s’est-il passé au cours de ces années contestataires pour que le dogme économique libéral ait triomphé ? Que s’est-il passé pour que le modèle de fonctionnement du marché ait été considéré comme une référence centrale pour l’ensemble des activités sociales, et ce dans un pays comme la France dont l’identité était liée à une certaine idée de la culture et de la politique, de son rôle dans l’histoire et dans le monde ?

La réponse à ces questions n’est pas seulement à chercher dans le champ économique, mais dans la rencontre qui s’est opérée entre la logique du marché et une décomposition des ressources sociales, politiques et culturelles qui jusqu’alors s’opposaient à son hégémonie et l’encadraient. La révolution culturelle soixante-huitarde a joué un rôle important dans cette décomposition. C’est sur un terrain déculturé et l’« ère du vide » des années 1980 que l’influence du néo-libéralisme s’est développée.

Ma démarche ne consiste donc pas à partir de l’infrastructure économique capitaliste pour expliquer les mutations culturelles, ce qui, peu ou prou, amènerait à considérer ces dernières comme des superstructures. La culture au sens anthropologique du terme me paraît centrale pour comprendre ce qui perdure et ce qui change dans la société. Elle a sa consistance propre composée d’idées, de croyances, de représentations. Celles-ci imprègnent plus ou moins consciemment la société et les acteurs sociaux et politiques ; elles constituent un « creuset culturel » qui donne une signification aux réalités, y compris économiques. Ma démarche est liée à une conception de la sociologie ouverte à l’anthropologie et à l’interrogation philosophique dans l’interprétation des phénomènes sociaux. En ce sens, je me démarque de l’interprétation marxiste et me sens proche de la conception de l’imaginaire social tel que le conçoit Cornélius Castoriadis (voir notamment L’institution imaginaire de la société, 1975).

D’autre part, je ne raisonne pas avec l’idée d’un peuple qui resterait globalement ancré dans un sens commun ou une morale commune face à des élites totalement cyniques et corrompues. La notion de décence ordinaire (common decency), mise en avant par Orwell et reprise par Jean-Claude Michéa, s’étaye à l’origine sur un tissu social, un réseau de sociabilité et de solidarités qui était celui du mouvement ouvrier et plus précisément de la social-démocratie anglaise. En Angleterre comme ailleurs, cette réalité s’est trouvée déstructurée sous le double impact du développement de l’individualisme lié à la société de consommation et de loisirs dès les années 1960, et du chômage de masse dans les années 1970 et 1980. L’idée d’une suprématie éthique de la gauche qui s’appuyait sur l’existence du mouvement ouvrier s’est dégradée avec la fin de ce dernier. Cela ne signifie pas la fin de la classe ouvrière et des couches populaires comme catégories sociales, mais la fin d’un messianisme qui leur conférait une mission historique dans l’avènement du socialisme et du communisme, tout autant que le statut privilégié dont elles pouvaient bénéficier d’un point de vue moral de la part de chrétiens de gauche et de tout un courant populiste. La morale commune et les « réserves d’humanité » n’ont pas pour autant disparu mais elles ne sont pas l’apanage d’une classe particulière, de « ceux d’en bas » ou d’un camp politique ; elles sont liées à une éducation première, à une expérience humaine et une formation personnelle. Ces éléments demeurent présents au sein des classes populaires mais aussi chez des élites républicaines au sein des institutions qui ont su garder le sens de l’intérêt général et de l’État. La morale comme la vérité n’appartiennent pas à un camp.

C’est sur un terrain déculturé et l’« ère du vide » des années 1980 que l’influence du néo-libéralisme s’est développée.

 

Gavroche : On pourrait croire qu’on lit du Frédéric Lordon lorsqu’on lit la phrase de Sartre que vous citez dans votre livre : « Si l’État n’est pas encore fasciste, la police l’est déjà. » Comment expliquer au fond ce dogmatisme pour une pensée qui se voulait flamboyante et juvénile ?

JPLG : C’est dû selon moi à la transmission de schémas issus du gauchisme qui n’ont pas été remis fondamentalement en question. Si la répression policière à l’époque contre les groupes d’extrême gauche est bien réelle, le « fascisme » devient un leitmotiv pour désigner le moindre fait de répression. La phrase de Sartre participe de ce que j’ai appelé la « fantasmagorie du fascisme qui n’en finit pas d’arriver »… Bien plus, le lien entre la situation de la France d’alors et le passé de la collaboration et du nazisme est constamment fait par les groupes d’extrême gauche.

Pour le gauchisme culturel, le fascisme est présent partout, non seulement dans l’État et les usines, mais dans les têtes, et la normalité sexuelle basée sur la virilité est elle aussi caractérisée comme fasciste. En fin de compte, pour le gauchisme culturel tout ce qui représente le pouvoir et l’autorité peut être vite assimilé à du « fascisme ». Comme le disait si bien l’auteur de Libre enfants de Summerhill, livre qui a eu un grand succès à l’époque en matière de nouvelle éducation des enfants : « La malédiction qui pèse sur l’humanité, c’est la contrainte extérieure, qu’elle vienne du pape, de l’État ou du professeur. C’est du fascisme. » [Alexandre S. Neill, éditions François Maspero, 1970, p. 112.] Le fascisme devient un « mot valise » qui n’a plus rien à voir avec sa signification politique première liée au mouvement et au régime mussolinien, étendue au national-socialisme par les communistes.

Des morceaux décomposés de ce gauchisme primordial ont été transmis aux jeunes générations dans une nouvelle situation historique marquée par la crise et l’érosion des repères symboliques de l’autorité. La révolte et la transgression jubilatoire des années folles de l’après Mai 68 a cédé la place à une vision noire du présent et de l’avenir dans une logique de plus en plus victimaire. De nombreux aspects de l’héritage impossible de mai 68 n’en ont pas moins perduré. Les schémas mentaux du gauchisme soixante-huitard sont encore d’actualité sous la forme d’un drôle de mélange avec des idées décomposées d’extrême gauche et la prégnance du gauchisme culturel.

Quand j’écoute la radio et regarde la télé, je me dis souvent : « J’ai déjà entendu des choses semblables du temps de ma jeunesse soixante-huitarde ». Mais ce qui correspondait à une révolution culturelle avec ses idées folles fait désormais partie d’un nouvel air du temps qui n’a plus grand chose à voir avec la dynamique de l’époque.

Pour le gauchisme culturel, tout ce qui représente le pouvoir et l’autorité peut être vite assimilé à du « fascisme. »

 

Gavroche : Que s’est-il passé pour que le gauchisme culturel devienne hégémonique ?

JPLG : La révolution culturelle soixante-huitarde a fini par imprégner la majorité de la gauche. Ce qu’on a appelé, la « deuxième gauche » (la CFDT, le courant rocardien, les chrétiens de gauche…) a joué un rôle important dans la diffusion des thèmes soixante-huitards sous un angle autogestionnaire et réformiste. Le sociologue Alain Touraine a considéré les « nouveaux mouvements sociaux » (étudiants, lycéens, femmes, écologistes…) comme des sortes de successeurs du mouvement ouvrier sur laquelle désormais la gauche devait s’appuyer pour renouveler sa pensée politique. Cette « deuxième gauche » a cru vu voir dans le gauchisme culturel soixante-huitard un facteur de renouveau démocratique alors qu’il comporte, comme je le montre dans mon livre, des aspects nihilistes de renversement des valeurs et une remise en cause radicale des principes républicains. Qu’elle le veuille ou non, la deuxième gauche a été l’un des vecteurs de la diffusion du gauchisme culturel post-soixante-huitard aux effets délétères.

Avec la venue de la gauche au pouvoir, les années 1980-1990 vont marquer un tournant décisif dans la diffusion du gauchisme culturel. La victoire politique de Mitterrand en 1981 s’est effectuée sur fond de crise de la doctrine socialiste issue du XIXe siècle et le gauchisme culturel va lui servir de substitut. Le tournant de la rigueur de 1983-1984, qui ne fut jamais assumé comme tel par François Mitterrand, va donner lieu à des discours alambiqués. La gauche au pouvoir va instrumentaliser et intégrer à sa manière le gauchisme culturel, opérant une impossible synthèse qui combine les références de plus en plus formelles au socialisme originaire avec un modernisme branché dans le domaine des mœurs et de la culture. On a l’exemple bien connu de Jack Lang au ministère de la Culture, mais cela va au-delà. Auparavant, la transgression n’était pas institutionalisée, c’était une dynamique transgressive qui agissait de façon autonome au sein d’une société qui était encore structurée par des tabous, des interdits, des pouvoirs qui faisaient face. Que peut signifier la transgression dans une société devenue permissive ? Avec l’institutionnalisation du gauchisme culturel, un nouveau conformisme de l’anticonformisme va se répandre. Ce qui jusqu’alors constituait une contre-culture autonome au sein de la société avec sa part de nihilisme va être intégré dans l’État et les institutions et devenir une nouvelle doxa.

Les anciens clivages de classe vont se déporter vers les questions culturelles et sociétales sous un angle de plus en plus moralisateur et branché. Ceux que l’on va appeler les « bobos » (bourgeois bohêmes) vont se substituer à l’ancien « peuple de gauche » considéré comme des ringards et des beaufs.

Nombre d’ex militants et sympathisants des mouvements soixante-huitards vont se reconvertir dans le journalisme et adhérer au parti socialiste à l’heure du mitterrandisme triomphant. La promotion de SOS Racisme qui déconstruit le roman national et promeut de fait les identités ethniques avec son slogan « Black, blanc, beur » en est l’un des exemples les plus frappants [voir Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français, 1993]. L’histoire de France va être remise en cause dans une logique pénitentielle et l’idée de nation assimilée à la xénophobie et au chauvinisme, voire au racisme. En contre-point, un multiculturalisme invertébré devient le signe d’un progressisme de bon ton. La gauche au pouvoir va ainsi intégrer le gauchisme culturel et lui donner les moyens de son hégémonie. Cette instrumentalisation et cette institutionnalisation sous le mitterrandisme lui ont conféré une légitimité et une audience sans précédent.

Au terme de ce parcours, la révolution culturelle soixante-huitarde a opéré une rupture dans la transmission et bouleversé le tissu éducatif. Par « tissu éducatif » je n’entends pas seulement l’école mais la famille, le milieu social, le pays dans lequel on a été élevé et éduqué. Combiné avec le chômage de masse, ce gauchisme culturel a produit ce que j’appelle la « déglingue » qui conjugue « l’insécurité culturelle » et de nouvelles formes de précarité sociale qui peuvent aboutir à un état de désaffiliation et de destruction anthropologique.

La révolution culturelle soixante-huitarde a opéré une rupture dans la transmission et bouleversé le tissu éducatif.

 

Gavroche : Personnellement, quel a été le déclic qui vous a fait sortir de l’idéologie d’extrême-gauche ?

JPLG : Sortir de l’idéologie n’a pas été une affaire purement intellectuelle, mais d’épreuve du réel. Dans les années qui ont suivi Mai 68, nous vivions dans un milieu universitaire et gauchiste en ébullition, nous nous sentions portés par une mouvement étudiant soixante-huitard qui faisait parler de lui. Dans ce contexte, nous nous prenions pour le centre du monde et nous nous sentions tout-puissants. Nous rêvions du retour de Mai 68 et d’une révolution victorieuse ; les manifestations étudiantes affrontaient violemment la police en flirtant avec la limite. Par la répression, les autorités nous ont fait comprendre que nous ne pouvions pas aller plus loin dans la violence. La répression policière – qui était réelle mais contenue –, a donc joué un rôle, quoiqu’on en dise. En même temps, la majorité des ouvriers nous prenaient pour des « fils à papa » et des « casseurs ».

Pour ma part, après l’université, je suis parti militer dans la région Nord-Pas de Calais. L’idéologie marxiste-léniniste considérait le prolétariat comme la classe révolutionnaire par excellence qui mettrait fin au capitalisme par la révolution. Cette idéologie allait de pair avec un ouvriérisme qui paraît la classe ouvrière de toutes les vertus. Une petite minorité de jeunes ouvriers pouvait sympathiser avec l’extrême gauche révolutionnaire, mais l’immense majorité était attachée aux acquis sociaux et entendait vivre en paix dans la nouvelle société. Elle luttait avec les syndicats et les partis de gauche pour l’augmentation des salaires, l’amélioration des conditions de travail, les libertés syndicales dans l’entreprise…, mais elle ne désirait pas faire la révolution. Quant à nous, nous attendions un développement des luttes débouchant sur un « mouvement d’ensemble » et la révolution. Ceux-ci n’ont pas eu lieu. Malgré l’enfermement idéologique, arrive un moment où force est de reconnaître que les ouvriers « en chair et en os » ne correspondent pas à la représentation idéologique que vous en avez, ce qui ne veut pas dire que vous ne nouez pas avec certains d’entre eux des liens qui ne sont pas d’ordre idéologique.

Enfin, j’étais dans un groupuscule marxiste-léniniste qui avait des allures du PCF des origines, rejouant à sa manière une histoire révolutionnaire passée et fonctionnant sur un mode sectaire et totalitaire avec des rapports hiérarchiques et humains dégradés. Ces rapports me sont devenus insupportables. La question ne pouvait manquer de se poser : comment avais-je pu en arriver là ? Beaucoup d’ex soixante-huitards n’ont pas compris ce qui s’est passé, et leur échec. Certains sont restés comme des « arrêts sur image ». Ils ont changé de situation sans pour autant remettre fondamentalement en question leurs anciens schémas idéologiques et mentaux.

La majorité des ouvriers nous prenaient pour des « fils à papa » et des « casseurs ».

Après m’être engagé sans demi-mesure dans l’activisme politique de l’extrême gauche après mai 68, j’ai repris mes études à l’université. Mon abandon du militantisme s’est accompagné de la lecture des écrits de Hannah Arendt, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Raymond Aron, Alain Besançon… La fin des illusions et les critiques du totalitarisme dans la seconde moitié des années 1970 ont constitué pour moi une sérieuse leçon de réalisme et d’humilité. Cela m’a amené à m’interroger sur les raisons d’un aveuglement, sur ses mécanismes idéologiques, et m’a mis en garde contre ceux qui prétendent faire advenir « le meilleur des mondes » en étant persuadés d’en détenir les clés.

 

Gavroche : Une question d’actualité maintenant, depuis le début du nouveau conflit israélo-palestinien, LFI a fait scandale par ses prises de positions ambiguës vis à vis du Hamas notamment en refusant de qualifier l’organisation de terroriste. Est-ce que cela marque selon vous une nouvelle étape dans le gauchisme ?

JPLG : Ces prises de position portent la marque de schémas anciens de l’extrême gauche qui perdurent, en même temps qu’elles témoignent d’un islamo-gauchisme qui a franchi un nouveau seuil.

LFI a hérité plus ou moins consciemment des restes de l’idéologie bolchevique. Les bolchéviks justifiaient la terreur rouge et les pires exactions avec un cynisme sans pareil, fondé sur leur conception d’une histoire comme lutte à mort entre la bourgeoisie et le prolétariat. Il suffit de relire Trotsky qui, dans Terrorisme et communisme (1920) et Leur morale et la nôtre (1938), justifie la terreur rouge au nom de la « lutte à mort » du prolétariat contre la bourgeoisie et d’une conception de la violence comme « accoucheuse » d’une histoire en marche vers son accomplissement. La morale n’est pour lui qu’une superstructure, une fonction idéologique qui sert à imposer la domination des classes dominantes. La fin justifie les moyens, le prolétariat doit « savoir mourir et savoir tuer ». Le totalitarisme ne commence pas avec Staline, mais avec Lénine et la prise de pouvoir des bolcheviques. Il serait temps de s’en rendre compte…

D’autre part, LFI continue d’appréhender le monde d’aujourd’hui avec des schémas anticolonialistes et anti-impérialistes qui datent d’une autre époque. Plus fondamentalement, le schéma dominant/dominé permet de justifier l’injustifiable. Si la violence et les pires exactions s’exercent contre les dominant par ceux qui prétendent représenter les dominés, elle se comprend et est excusable. Par contre, si les dominants exercent une quelconque violence contre les dominés, ils ne disposent d’aucune excuse et leurs crimes sont absolus. Ce mode de (dé)raisonnement et d’immoralisme ne date pas d’aujourd’hui.

Avec le refus de condamner clairement le terrorisme du Hamas qui a pour programme la destruction de l’État d’Israël et a commis un véritable pogrom, la LFI a franchi un seuil dans l’islamo-gauchisme et fait du surf sur l’antisémitisme d’une partie de son électorat. Ces positions me répugnent et, à mes yeux, les discréditent définitivement. Ce qui ne signifie pas pour autant que la politique menée par le gouvernement Netanyahou ne soit pas condamnable.

Les militants de LFI continuent d’être marqués par l’héritage d’un gauchisme décomposé. Ils opèrent un drôle de mélange entre les références à la révolution française, les anciens schémas de la lutte des classes, le gauchisme culturel versus néo-féminisme et écologisme, et l’islamo-gauchisme sans craindre pour autant de se réclamer de la République…, le tout animé par un leader qui a des allures de gourou. Ce gauchisme abâtardi joue désormais sur tous les plans à la fois, il est présent dans les manifestations de rue comme au sein des institutions et du Parlement avec des comportements d’imprécateurs adolescents.

Les résultats électoraux de LFI aux législatives présentés comme une grande victoire ont alimenté leur imaginaire gauchiste et leurs prétentions, alors que leur progression électorale a eu lieu sur fond d’abstention massive et qu’aujourd’hui leur discrédit va grandissant auprès d’une grande partie de la population. Cette fuite en avant autour d’un leader aux allures de gourou risque bien d’entraîner leur implosion.

 

 

Anthony Gelao

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