« Jaurès pense que la gauche doit être capable d’incarner la nation » — Entretien avec Jean-Numa Ducange

Figure tutélaire du socialisme français, Jean Jaurès continue de susciter débats et appropriations. Dans une biographie récemment parue aux éditions Perrin, l’historien Jean-Numa Ducange, spécialiste de l’histoire des gauches, retrace le parcours intellectuel et politique de ce tribun hors norme. Entre République et socialisme, patriotisme et internationalisme, réformisme et révolution, Jaurès incarne une pensée de la synthèse et de l’action. À l’occasion de cette parution, Gavroche a échangé avec l’auteur sur les grandes lignes de cette pensée toujours actuelle.
Gavroche : On dit souvent que Jaurès est un homme de synthèse, quelqu’un qui cherche à rassembler plutôt qu’à opposer : République et socialisme, nation et internationalisme… Est-ce que cette volonté de conciliation est vraiment au cœur de sa pensée politique ?
Jean-Numa Ducange : Oui, je pense qu’on peut dire que cette volonté de conciliation est au cœur de la pensée de Jaurès. Il évolue dans un paysage politique extrêmement fragmenté : il y a les radicaux du centre gauche, des républicains plus conservateurs, et une multitude de courants socialistes aux traditions différentes.
Dans ce contexte, Jaurès comprend très tôt qu’il faut unifier ces forces pour construire un socialisme capable d’agir concrètement. Il est convaincu que cette unité est une condition pour peser dans les institutions, et surtout pour faire avancer la cause de l’égalité. Il veut articuler l’héritage républicain parlementaire avec la critique sociale et l’idéal d’émancipation porté par le socialisme. Là où d’autres veulent trancher, lui cherche à relier.
Là où d’autres veulent trancher, lui cherche à relier.
L’exemple du lien entre patriotisme et internationalisme est très parlant : certains, à gauche, rejettent totalement l’idée de nation ; d’autres, au contraire, sont très patriotes et se méfient de l’internationalisme. Jaurès, lui, pense que la gauche doit être capable d’incarner la nation tout en portant un idéal international fort. Ce n’est pas un compromis mou, c’est une conviction profonde, nourrie par sa formation de philosophe, par sa lecture de l’histoire, et par une lucidité sur les rapports de force politiques de son temps.
Jaurès […] pense que la gauche doit être capable d’incarner la nation.
Ce que je montre dans le livre, c’est que Jaurès est à la fois un penseur et un homme d’action. Ce type de figure est rare : souvent, les intellectuels restent à distance du politique, et les politiques n’ont pas forcément de vision théorique. Jaurès, lui, assume les deux.
Gavroche : Dans votre livre, vous parlez de « l’étroite voie jauréssienne entre Karl Marx et la République ». Que retient Jaurès de la pensée de Marx ?
Jean-Numa Ducange : Jaurès fait partie des tout premiers intellectuels français à s’intéresser sérieusement à Karl Marx. Dans sa thèse complémentaire sur les origines du socialisme allemand, il évoque déjà Marx, ce qui est assez audacieux à l’époque. Il faut se souvenir que la France sort à peine de la guerre franco-prussienne et que la pensée allemande est à la fois admirée et rejetée.
Jaurès lit Le Capital, notamment le livre I, et il est profondément impressionné. Il y trouve un outil analytique puissant pour comprendre les rouages du capitalisme. Il reconnaît à Marx une capacité unique à analyser le fonctionnement du système, en particulier à travers l’exemple britannique.
Mais en même temps, Jaurès ne se reconnaît pas dans le marxisme orthodoxe, celui de Guesde ou Lafargue. Il refuse l’idée d’une doctrine figée, qui serait la seule voie possible pour les socialistes. Il ne nie pas l’importance de Marx, mais il veut le réinterpréter, le compléter, parfois même le corriger.
C’est ça, « l’étroite voie » : Jaurès tente de faire coexister l’apport théorique du marxisme avec les valeurs républicaines, parlementaires, héritées de 1789. Il pense qu’on peut vouloir transformer radicalement la société tout en passant par les institutions. Et ça, à l’époque, ça ne va pas de soi.
Jaurès tente de faire coexister l’apport théorique du marxisme avec les valeurs républicaines.
Il prend donc un vrai risque politique : en refusant de choisir entre la République et le marxisme, il se retrouve parfois isolé, critiqué à la fois par les marxistes les plus durs et par les républicains modérés. Mais c’est aussi ce qui fait sa singularité : cette capacité à tenir ensemble des héritages que beaucoup jugeaient incompatibles.
Gavroche : À la fin du XIXᵉ siècle, une partie du socialisme, influencée par Marx, tend à rejeter l’idée même de nation, au nom de l’internationalisme. Mais Jaurès affirme au contraire que « le socialisme ne se sépare plus de la nation ». Comment explique-t-il cette position ? Et pourquoi tient-il tant à articuler engagement national et idéal internationaliste ?
Jean-Numa Ducange : Il faut d’abord rappeler qu’au XIXᵉ siècle, l’idée d’un patriotisme de gauche n’a rien d’anormal. Blanqui, par exemple, figure révolutionnaire majeure, était à la fois radicalement anticapitaliste et profondément patriote. Ce patriotisme venait de l’héritage de la Révolution française : celui de 1792, de Valmy, d’une patrie populaire et républicaine. Donc, l’opposition systématique entre nation et socialisme n’allait pas de soi.
Mais à la fin du siècle, avec l’influence croissante du marxisme, une partie du mouvement socialiste, notamment dans sa version la plus internationaliste, commence à rejeter l’idée de nation. Le capitalisme, dit-on, fait tomber les frontières : pourquoi s’attacher à un cadre national ? La phrase du Manifeste communiste — « les prolétaires n’ont pas de patrie » — est alors interprétée de manière très littérale, au point que toute référence au patriotisme devient suspecte.
Jaurès, lui, vient d’un républicanisme profondément attaché à la nation. Il entre dans le socialisme sans abandonner cet héritage. Pour lui, la nation est un cadre historique et politique qu’il ne faut ni mépriser, ni fuir. Dans L’Armée nouvelle, il répond directement aux interprétations les plus radicales du marxisme : il dit, en substance, qu’à un moment donné cette idée — les prolétaires n’ont pas de patrie — avait un sens. Mais à son époque, avec la montée des nationalismes et la structuration des États modernes, la nation redevient un enjeu central pour les socialistes.
Il y a aussi une dimension très politique dans sa réflexion. Jaurès regarde ce qui se passe hors de la gauche. Il voit bien que, face à l’essor du nationalisme, il serait suicidaire de laisser ce terrain à la droite. Il ne s’agit pas pour lui de flatter un patriotisme fermé, mais de proposer une autre idée de la nation : une nation républicaine, ouverte, solidaire, capable de dialoguer avec l’idéal internationaliste.
En ce sens, son approche est à la fois stratégique et profondément cohérente. Il veut que la gauche parle à l’ensemble du pays, pas seulement à son propre camp. Et c’est pourquoi il assume cette articulation entre nation et socialisme comme un axe central de son projet.
Il veut que la gauche parle à l’ensemble du pays, pas seulement à son propre camp.
Gavroche : Dans votre biographie de Jules Guesde, vous présentez celui-ci comme une sorte « d’anti-Jaurès. » Qu’est-ce qui distingue fondamentalement leurs visions du socialisme ? Et pourquoi Jaurès a-t-il tout de même choisi l’unité avec lui ?
Jean-Numa Ducange : Jules Guesde et Jean Jaurès sont deux figures majeures du socialisme français, mais leurs parcours et leurs visions sont profondément différents. Guesde, c’est l’homme de l’introduction du marxisme en France. Il a été en lien direct avec Marx, il s’est exilé, il a connu la répression, et il incarne cette tradition révolutionnaire du XIXᵉ siècle. C’est un militant radical, un orateur redoutable, mais aussi un bâtisseur d’organisation. Il fonde le Parti ouvrier français à la fin des années 1870, avec une structure hiérarchique, centralisée — ce qu’on pourrait appeler le premier « parti moderne » en France.
Jaurès, c’est une autre trajectoire : normalien, professeur de philosophie, parlementaire. Il vient d’un républicanisme institutionnel, évolue vers le socialisme par conviction intellectuelle, mais il n’est ni un exilé ni un militant radical au départ. Sa pensée est plus souple, plus philosophique, plus ouverte à la nuance.
Et pourtant, malgré ces différences, Jaurès choisit l’unité avec Guesde. Il accepte, en 1905, de fonder un Parti socialiste unifié avec les guesdistes, alors que beaucoup autour de lui s’y opposent. Pourquoi ? Parce qu’il comprend que Guesde a réussi quelque chose que les républicains n’ont pas su faire : ancrer le socialisme dans les classes populaires, organiser les ouvriers, créer un véritable appareil militant. Et ça, Jaurès le respecte.
Il voit bien que leurs sensibilités diffèrent : Guesde est plus rigide, plus dogmatique, très attaché à la lutte des classes et à une lecture stricte du marxisme. Jaurès, lui, cherche à articuler ce marxisme avec l’héritage républicain, à ouvrir le socialisme à la stratégie parlementaire et à la nation. Mais il ne pense pas que ces deux courants soient incompatibles : il pense qu’ils peuvent coexister, se compléter, et que l’unité est la condition pour peser politiquement.
Gavroche : Jaurès parle d’« évolution révolutionnaire », une formule qui peut paraître contradictoire. Que signifie-t-elle vraiment pour lui ? Et comment cherche-t-il à concilier l’héritage révolutionnaire du socialisme avec une stratégie plus progressive, plus ancrée dans les institutions de la République ?
Jean-Numa Ducange : L’expression « évolution révolutionnaire » est une formule que Jaurès emprunte librement à Marx, même si Marx lui-même ne l’utilise pas de manière systématique. Ce que Jaurès cherche à faire avec cette idée, c’est concilier deux dimensions essentielles de la tradition socialiste et républicaine française.
D’un côté, il y a l’idéal révolutionnaire, hérité à la fois de la Révolution française et du socialisme du XIXᵉ siècle. C’est une composante forte de l’identité politique française : la République elle-même est née dans un contexte révolutionnaire, et Jaurès n’a jamais voulu rompre avec cet imaginaire. Il pense même qu’il faut continuer à assumer ce mot, « révolutionnaire. »
Mais en même temps, il voit bien que le contexte a changé : la République est installée, les partis politiques sont structurés, les mouvements sociaux organisés. Dans ce cadre, l’action politique passe désormais par des processus plus graduels, plus institutionnels. D’où l’idée qu’il faut penser une transformation radicale mais dans la durée.
L’idée [de Jaurès, c’est] qu’il faut penser une transformation radicale mais dans la durée.
C’est ce que d’autres appelleront plus tard du « réformisme révolutionnaire » : être à l’avant-garde des avancées sociales, même si elles ne viennent pas toujours de la gauche, et les relier à un projet global de transformation des rapports sociaux. Par exemple, l’impôt sur le revenu : ce n’est pas une idée née dans les rangs socialistes, mais Jaurès voit en elle un levier de justice sociale. Il soutient ces mesures réformistes, tout en les inscrivant dans une visée plus large d’émancipation.
Alors bien sûr, il ne formalise pas tout ça dans un traité ou une doctrine rigide. C’est une méthode en action, pas un système théorique figé. Jaurès, c’est aussi un journaliste, un militant, un orateur, toujours dans l’urgence. Il construit sa pensée dans le mouvement, au fil des batailles politiques, des discours, des réunions publiques.
Gavroche : Pour Jaurès, qu’est-ce que le socialisme, au fond ? Une méthode d’action ? Une philosophie ? Les deux ?
Jean-Numa Ducange : Pour Jaurès, le socialisme est à la fois une méthode d’action politique et une conception philosophique du monde. Il ne le réduit pas à une simple position « à gauche » du spectre parlementaire — une notion qu’il juge relative, car être de gauche dépend toujours de la droite à laquelle on s’oppose. Ce qui l’intéresse, c’est autre chose.
Pour Jaurès, le socialisme est à la fois une méthode d’action politique et une conception philosophique du monde.
Le socialisme, pour lui, est une réponse historique aux contradictions du capitalisme, et notamment à l’injustice sociale qu’il engendre. Le capitalisme a pu produire des avancées, mais il concentre les richesses, génère des inégalités profondes et crée une société fondée sur l’exclusion. Le socialisme, c’est la tentative d’y répondre, par tous les moyens possibles : réformes législatives, syndicalisme, coopératives, impôt progressif… C’est une méthode d’action pragmatique, ancrée dans les réalités du moment.
Mais Jaurès y voit aussi une philosophie, un courant de pensée ancien. Il ne limite pas le socialisme au mouvement ouvrier du XIXᵉ siècle : il en cherche les racines chez Platon, dans certains courants chrétiens égalitaires, dans les hérésies religieuses du XVIᵉ siècle en Allemagne… Certaines filiations sont discutables, certes, mais elles révèlent qu’il conçoit le socialisme comme une aspiration humaine à la justice, à l’égalité, à la mise en commun.
Il conçoit le socialisme comme une […] aspiration […] à plus de justice, à l’égalité, à la mise en commun des richesses.
Gavroche : Jaurès accorde une place centrale à l’histoire, aussi bien dans sa pensée que dans son action politique. Quelle est sa vision de l’histoire ? Et pourquoi y voit-il un levier aussi essentiel pour comprendre le présent et agir sur lui ?
Jean-Numa Ducange : L’histoire est absolument centrale pour Jaurès. Il ne se contente pas de l’évoquer en discours : il s’y engage pleinement en tant qu’auteur. Il écrit lui-même plusieurs volumes de son Histoire socialiste de la Révolution française entre 1900 et 1904, un volume sur la guerre franco-allemande, puis une conclusion synthétique. C’est un projet intellectuel d’envergure qui révèle à quel point Jaurès se voit comme un héritier des Lumières : un intellectuel engagé, pour qui le savoir doit éclairer l’action.
Il mène des recherches, consulte des archives, adopte des méthodes d’historien, mais avec une lecture profondément politique. Il ne se contente pas de raconter les faits : il propose une interprétation. Sa lecture de la Révolution française est influencée par le marxisme, dans la mesure où il cherche à mettre en lumière les structures sociales, les conflits de classes, les dynamiques économiques à l’œuvre. Il introduit une profondeur sociale là où la plupart des historiens de l’époque se contentent d’une approche politique ou institutionnelle.
Mais il va plus loin : il adopte une approche internationale. Il s’intéresse aux révolutions allemandes, aux Jacobins anglais, aux dynamiques coloniales. C’est une vision transnationale et déjà, en un sens, « globale » de l’histoire. Cette démarche s’inscrit dans son combat politique : pour la paix, pour le rapprochement franco-allemand, pour une République plus lucide sur son passé colonial.
Jaurès ne voit donc pas l’histoire comme un simple champ d’étude, mais comme une arme intellectuelle. Elle permet de comprendre les racines des inégalités et les possibilités de transformation sociale. Elle donne des clés pour penser le présent et agir.
Pour Jaurès, l’histoire est un instrument d’émancipation.
Gavroche : En 1904, Jaurès fonde L’Humanité. Quelle conception du journalisme défend-t-il à travers ce projet ? Et pourquoi tient-il à en faire un journal ouvert, au-delà des logiques partisanes classiques ?
Jean-Numa Ducange : Pour Jaurès, créer un journal est presque une évidence. Comme il le fait avec son Histoire socialiste, il s’inscrit dans une tradition où toute grande figure politique se dote de ses propres instruments intellectuels. Avant L’Humanité, il a déjà une solide expérience journalistique : il collabore à La Dépêche de Toulouse dès 1887, puis codirige La Petite République, un journal républicain de gauche.
Mais en 1904, avec L’Humanité, il veut autre chose : un journal socialiste qui soit à la fois un outil de combat et un espace de dialogue entre toutes les sensibilités du mouvement ouvrier. À cette époque, il existe déjà de nombreux titres socialistes, mais souvent liés à un courant ou à un parti. Lui veut un journal qui dépasse ces clivages : un lieu où peuvent cohabiter les républicains de gauche, les marxistes, les syndicalistes, les intellectuels, les dreyfusards… Un journal de toutes les gauches, pas un organe de ligne.
Cette ambition d’ouverture, évidemment, pose de nombreuses difficultés. L’Humanité n’est pas toujours simple à faire vivre : Jaurès doit jongler entre les impératifs militants et la tentation de toucher un public plus large. Faut-il intégrer des faits divers pour attirer les lecteurs ? Faut-il rester sur des textes très politiques et théoriques ? Le journal oscille entre ces deux pôles, et Jaurès, pris par mille autres engagements, n’a pas toujours le temps de s’en occuper autant qu’il le voudrait.
Mais malgré tout, il tient à ce projet. Il refuse que L’Humanité soit simplement le journal d’un parti. Il veut en faire un espace d’expression pour la gauche dans toute sa diversité. À certaines périodes, on y trouve des textes très modérés, saluant l’action gouvernementale, et à d’autres, des contributions venues de la CGT ou de syndicalistes révolutionnaires.
Enfin, L’Humanité a aussi une fonction d’éducation populaire. C’est un média nourri de références philosophiques et historiques, où Jaurès publie des articles très travaillés, parfois longs, exigeants. À une époque où le journal est le principal vecteur d’information et de formation, il conçoit L’Humanité comme un outil d’élévation politique et intellectuelle pour les militants et les lecteurs.
Il conçoit L’Humanité comme un outil d’élévation politique et intellectuelle pour les militants et les lecteurs.
Gavroche : Jaurès est souvent présenté comme un pacifiste convaincu. Pourtant, en 1911, il publie L’Armée nouvelle, un projet ambitieux de réforme militaire. Que propose-t-il concrètement dans ce texte ? Et comment articule-t-il la défense nationale avec la démocratie, la souveraineté populaire et la paix ?
Jean-Numa Ducange : Il faut être attentif à ne pas faire de contresens : Jaurès n’est pas un pacifiste absolu, au sens d’un refus systématique de toute forme d’armée. Il est profondément attaché à la paix, bien sûr. Mais il pense aussi que vouloir la paix impose de penser sérieusement la question militaire.
Jaurès n’est pas un pacifiste absolu.
Dans L’Armée nouvelle, publiée en 1911, il propose une refonte complète de l’organisation militaire française. À l’époque, certains socialistes d’extrême gauche militent pour la suppression de l’armée permanente au profit de milices populaires. D’autres, comme Rosa Luxemburg, critiquent toute tentative de repenser l’armée, la considérant comme intrinsèquement liée au capitalisme. Jaurès, lui, ne partage pas cette vision. Pour lui, le problème n’est pas l’armée en soi, mais le fait qu’elle soit coupée du peuple, de la République, de la citoyenneté.
Il plaide donc pour une armée démocratique, intégrée à la nation. Il ne veut pas d’un appareil militaire autonome, potentiellement antidémocratique. Il veut une armée républicaine, en lien avec la souveraineté populaire, une armée du peuple.
Ce projet s’inscrit dans une logique plus large : il faut républicaniser l’armée, la rapprocher de la démocratie et rompre avec l’héritage autoritaire, monarchique, et parfois antidreyfusard de l’état-major. Il y a aussi une dimension biographique : Jaurès a grandi dans un environnement où la tradition militaire comptait. Plusieurs membres de sa famille ont fait carrière dans l’armée, et la mémoire de la guerre de Crimée faisait partie de son imaginaire d’enfance. Mais il ne confond pas cela avec le militarisme.
Il a aussi une vision stratégique : il soutient une alliance avec la Russie tsariste non par affinité idéologique, mais pour contenir l’Allemagne et préserver la paix. Il s’intéresse d’ailleurs de très près à la révolution russe de 1905, qu’il espère voir déboucher sur une république. Car pour lui, la paix passe aussi par la transformation des régimes politiques.
En somme, L’Armée nouvelle n’est pas une contradiction de son pacifisme, mais un complément : une réflexion républicaine sur la défense. Jaurès pense que vouloir la paix ne dispense pas de penser les moyens de la garantir.
Pour Jaurès, vouloir la paix ne dispense pas de penser les moyens de la garantir.
Gavroche : Jaurès est un acteur central de la loi de séparation des Églises et de l’État. Quelle est sa conception de la laïcité ? Et comment se positionne-t-il face aux tensions entre anticléricalisme radical, conservatisme religieux et indifférence d’une partie de la gauche ?
Jean-Numa Ducange : La laïcité est un point d’ancrage très solide chez Jaurès. Contrairement à d’autres sujets sur lesquels il a pu évoluer, sa position est ici constante et claire. Il considère que la République et la laïcité sont indissociables. C’est un héritage direct de son entrée en politique aux côtés de Jules Ferry, à l’époque de l’école gratuite, laïque et obligatoire. Pour lui, l’émancipation passe par l’éducation, et donc par l’indépendance de l’État vis-à-vis des religions.
Il considère que la République et la laïcité sont indissociables.
En 1905, lorsqu’il s’engage pour la loi de séparation des Églises et de l’État, Jaurès se retrouve pris entre plusieurs tensions. D’un côté, il affronte une droite cléricale mobilisée pour préserver l’alliance entre Église et État. De l’autre, il doit composer avec une gauche radicalement anticléricale, parfois brutale dans son rejet du religieux. Et enfin, il se heurte à une partie des socialistes pour qui la question religieuse est secondaire : ce qui compte, c’est la lutte des classes, pas la laïcité.
Lui, au contraire, considère que la laïcité est un combat politique central. Il ne s’agit pas seulement d’un principe abstrait, mais d’une condition concrète pour libérer les consciences, notamment dans les milieux populaires. Il estime que l’influence de l’Église freine l’adhésion des classes populaires au socialisme, et que l’émancipation passe aussi par la rupture avec cet encadrement religieux.
La loi de 1905, pour Jaurès, est à la fois un acte de rupture et un compromis stratégique. Il défend une laïcité exigeante, combative, même si le texte adopté au Parlement résulte de négociations. Il sait que sans compromis, la loi ne serait jamais passée. Il l’assume pleinement.
Il défend une laïcité exigeante, qu’on pourrait qualifier de combative.
Après l’adoption de la loi, Jaurès continue de se battre pour sa mise en œuvre. Il prend part aux débats houleux sur les inventaires des biens de l’Église, et répond avec fermeté aux attaques de la droite nationaliste et de l’Action française. Pour lui, la laïcité est un levier de progrès social, mais aussi un outil pour combattre les forces les plus réactionnaires.
Enfin, il faut rappeler que cette loi ne peut être comprise indépendamment de son contexte. Elle n’est pas un texte de conciliation douce, comme on l’entend parfois aujourd’hui, mais bien le produit d’un rapport de force. En janvier 1906, la presse conservatrice parle de « guerre ouverte ». Jaurès, lui, assume pleinement cette tension : pour lui, il ne peut y avoir de République sociale sans République laïque.
Gavroche : Jaurès a été panthéonisé il y a plus d’un siècle, et pourtant, son nom revient régulièrement dans les débats politiques. En quoi peut-on dire qu’il est encore d’actualité ? Et même, peut-être, plus que jamais ?
Jean-Numa Ducange : Pour être honnête, j’aurais écrit ce livre sur Jaurès quoi qu’il arrive, indépendamment de son « actualité. » J’avais envie de me replonger dans son œuvre, j’ai trouvé de nouvelles archives, et c’est un personnage intellectuellement passionnant. Mais il est vrai que, depuis quelques années, sa pensée résonne d’une manière particulière — peut-être même plus qu’à certaines époques récentes.
Dans les années 1970-1980, par exemple, les figures dominantes à gauche étaient Che Guevara, Mao, la révolution culturelle ou la guerre populaire. C’était un autre imaginaire révolutionnaire, très influencé par les luttes du tiers-monde. Dans ce contexte, Jaurès faisait un peu figure d’homme de la « vieille République » : institutionnel, parlementaire, presque poussiéreux.
Mais aujourd’hui, la situation est tout autre. Même les courants les plus radicaux de la gauche restent fondamentalement parlementaires. Personne ne prône sérieusement une insurrection armée. Et dans ce cadre, Jaurès redevient une figure clé, car il pense le socialisme dans les institutions, sans jamais s’en satisfaire. Il veut les transformer de l’intérieur : réforme du Sénat, justice fiscale, développement du syndicalisme, du coopérativisme… Autant de thèmes qui sont revenus au cœur des débats.
Il ne se contente pas du parlementarisme, il veut le transformer.
Les sujets qu’il aborde sont eux aussi d’une actualité frappante. Il parle de la course aux armements : on y est. Il défend la laïcité : le débat est toujours vif. Il milite pour une réforme des retraites en 1910, pour un impôt progressif sur le revenu en 1914… autant de lignes de fracture encore bien présentes aujourd’hui.
Évidemment, il ne s’agit pas de plaquer Jaurès sur le présent. Il ne parle pas d’écologie, de féminisme, ou des luttes antiracistes avec les termes d’aujourd’hui. Mais sur les grandes questions démocratiques, sociales, économiques, institutionnelles, il offre un cadre de pensée qui reste très solide.
Paradoxalement, bien qu’il soit chronologiquement plus éloigné de nous que les figures des années 1970, il nous semble plus proche. Il propose une cohérence, une méthode, un horizon politique dont on ressent aujourd’hui le manque.
Il propose un cadre politique, une méthode, une cohérence qui manquent cruellement aujourd’hui.
DUCANGE Jean-Numa, Jean Jaurès, Mayenne, Perrin, 2024.
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