« Le capitalisme génère des illusions » – Entretien avec Stéphanie Roza

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Dans Marx contre les GAFAM : le travail aliéné à l’heure du numérique (PUF, 2024), la philosophe et historienne des idées Stéphanie Roza défend un marxisme enraciné dans l’héritage critique des Lumières. Contre l’idéologie néolibérale et les logiques d’aliénation du capitalisme numérique, elle appelle à une reconquête politique, intellectuelle et démocratique. Entretien.


Gavroche : Vous définissez le marxisme humaniste comme un courant spécifique au sein de la pensée marxiste. Quelles en sont les idées fondamentales ? Et en quoi ce courant se distingue-t-il des autres interprétations du marxisme, notamment dans sa critique du stalinisme ?

Stéphanie Roza : Le marxisme humaniste émerge dans les années 1930, à la suite de la redécouverte de certains textes de jeunesse de Marx qui n’avaient jamais été publiés jusque-là — en particulier Les Manuscrits de 1844 et L’Idéologie allemande, coécrite avec Engels. Ces textes sont d’abord publiés en russe, puis en allemand, avant d’être traduits en français. Leur diffusion suscite un regain d’intérêt pour l’humanisme, car Marx y revendique très explicitement une pensée centrée sur l’homme.

Ce courant naît aussi dans un contexte bien précis : celui de la montée du stalinisme. Pour certains marxistes de l’époque, l’humanisme devient une manière de critiquer le régime stalinien, à la fois sur le plan philosophique et politique. Parmi ses pionniers, on trouve Henri Lefebvre et Georg Lukács. 

Ce qui caractérise le marxisme humaniste, c’est donc cette volonté de réintroduire la liberté humaine et la subjectivité dans l’analyse marxiste. En effet, le stalinisme a tendance à nier la liberté individuelle en la réduisant à un simple produit des grandes forces historiques ou des structures socio-économiques. Dans cette logique, les individus ne seraient que les reflets passifs de leur position dans la lutte des classes : leurs idées, leurs choix, leurs engagements ne seraient que des expressions mécaniques de leur situation objective. Aucune place, donc, pour l’initiative ou la conscience autonome.

Ce qui caractérise le marxisme humaniste, c’est donc cette volonté de réintroduire la liberté humaine et la subjectivité dans l’analyse marxiste.

À l’inverse, les marxistes humanistes, en s’appuyant sur les écrits de jeunesse de Marx, remettent au centre de la pensée marxiste ce qu’on appelle « le facteur subjectif » : la capacité des individus à comprendre, à agir, à transformer le monde. Ils redonnent aussi toute sa place à la notion d’aliénation, qui permet d’analyser les effets subjectifs de l’exploitation capitaliste — non seulement sur les corps, mais sur la conscience humaine elle-même.

Ainsi, le marxisme humaniste n’est pas seulement une lecture philosophique différente : il devient très vite une critique politique du stalinisme, de la dictature, et du manque de démocratie dans les expériences socialistes. Il cherche à concilier l’analyse marxiste avec une exigence de liberté et d’émancipation individuelle.

Le marxisme humaniste n’est pas seulement une lecture philosophique différente : il devient très vite une critique politique du stalinisme, de la dictature, et du manque de démocratie dans les expériences socialistes.

Gavroche : On a parfois tendance à opposer Marx aux Lumières. Pourtant, vous montrez qu’il s’inscrit pleinement dans cet héritage. En quoi peut-on dire que Marx est un héritier des Lumières et de la Révolution française ?

S.Roza : C’est une filiation qu’on souligne assez peu, mais qui me paraît pourtant évidente : Marx est un héritier direct des Lumières et de la Révolution française. Il naît en Rhénanie, dans la deuxième décennie du XIXe siècle, au sein d’un milieu familial éclairé, acquis aux idées des philosophes des Lumières et qui a salué avec enthousiasme la Révolution. Il faut dire que la Rhénanie a été profondément marquée par les transformations impulsées par la France révolutionnaire.

Marx est un héritier direct des Lumières et de la Révolution française.

Dans ses premières années, Marx est d’ailleurs un jeune libéral. Ce sont des idées venues de l’autre côté du Rhin qui l’animent. Mais c’est à Paris, en fréquentant les cercles néo-babouvistes et les milieux communistes français, qu’il se convertit au communisme. Ces groupes se considèrent comme les héritiers directs de la Révolution, et plus précisément de Robespierre. Ils veulent poursuivre et approfondir son œuvre, en mettant notamment l’accent sur sa dimension sociale.

Marx est donc totalement immergé dans cette culture politique. Petit à petit, il élabore sa propre doctrine, mais sans jamais rompre avec cet héritage. Avec Engels, il n’aura de cesse de dialoguer avec la tradition révolutionnaire française. À la fin de sa vie, Engels lui-même revient sur la Constitution de 1793, élaborée sous la Convention montagnarde, qu’il considère comme porteuse d’institutions utiles à l’édification du communisme.

Gavroche : Vous accordez dans votre ouvrage une place centrale à la notion d’aliénation. Comment définir ce concept, et en quoi permet-il de repenser le rapport entre l’individu et la société ?

S.Roza : La notion d’aliénation est essentielle dans l’œuvre de Marx, mais elle ne vient pas de lui à l’origine. Elle est issue de la tradition de l’idéalisme allemand, en particulier de Hegel et de Feuerbach. Marx s’en empare dans les Manuscrits de 1844 pour décrire les effets subjectifs de l’exploitation sur les travailleurs, notamment dans le contexte du travail à l’usine.

L’aliénation, c’est d’abord une forme de dépossession. Le travailleur est dépossédé de ce qu’il produit : il n’est pas propriétaire du fruit de son travail. Il est aussi dépossédé de ses outils, de son lieu de travail, de ses moyens de production. Il ne maîtrise ni le rythme ni les conditions du travail, qui lui sont imposés par la machine, par l’organisation industrielle. À terme, cette dépossession atteint le sens même du travail. L’ouvrier ne se perçoit plus comme un créateur de richesse, mais comme un rouage interchangeable d’un système qu’il ne contrôle pas.

Et au fond, cette logique mène à une dépossession de soi. Pour Marx, le travail est une activité essentielle d’autoréalisation. C’est par le travail que l’être humain peut exprimer ses potentialités, se construire, s’épanouir. Lorsque le système empêche cette réalisation, il y a mutilation de la personne : une perte de sens, une perte de soi.

Plus tard, dans Le Capital, Marx ne renonce pas à cette idée, mais il l’élargit. L’aliénation ne touche plus seulement l’ouvrier, elle devient le sort de l’ensemble de la société capitaliste. Dans un monde dominé par les lois du marché, les individus ont le sentiment de ne plus avoir de prise sur leur propre société. Les lois économiques paraissent agir comme des forces naturelles, autonomes, alors qu’elles résultent en réalité des actions humaines : du travail, des choix collectifs, des décisions politiques. Cette illusion d’impuissance engendre une forme de frustration : celle de ne pas pouvoir agir sur le monde que nous avons pourtant nous-mêmes construit.

Les lois économiques paraissent agir comme des forces naturelles, autonomes, alors qu’elles résultent en réalité des actions humaines.

C’est là que le marxisme prend tout son sens humaniste. Il ne s’agit pas seulement de critiquer l’exploitation, mais de rendre à l’humanité le pouvoir sur sa propre histoire. Reprendre le contrôle de notre société, décider ensemble de ce que nous voulons en faire : tel est, selon moi, l’horizon de l’émancipation marxiste.

Gavroche : Vous parlez d’une dépossession cognitive généralisée. Pourquoi est-il si difficile, dans le capitalisme, de comprendre le monde dans lequel on vit ?

S.Roza : Ce que montre Marx – et que les marxistes humanistes vont approfondir ensuite – c’est que le capitalisme génère en lui-même des illusions, des formes de méconnaissance structurelles. L’une des plus importantes est ce que Marx appelle le fétichisme de la marchandise. Il s’agit d’un renversement de perception : les individus, qu’ils soient producteurs ou consommateurs, perdent de vue que ce sont les êtres humains, par leur travail, qui créent la valeur. Ils en viennent à croire que les marchandises possèdent une valeur intrinsèque, comme si elles étaient porteuses de valeur par nature, de manière autonome.

Le capitalisme génère en lui-même des illusions, des formes de méconnaissance structurelles.

Ce phénomène de fétichisation masque le rôle des travailleurs et efface l’origine humaine des produits. On oublie que la richesse est le fruit du travail collectif. C’est ce que Marx décrit comme une forme d’« envoûtement » : les objets semblent dotés de pouvoirs qu’ils n’ont pas, et les rapports sociaux sont perçus comme des choses, comme des rapports entre objets.

Cette illusion est profondément ancrée, car elle ne résulte pas simplement d’une erreur individuelle ou d’un déficit d’éducation. Elle est inhérente au fonctionnement même du capitalisme. Dans un système où la production est guidée par la logique du marché, sans planification collective ni contrôle des producteurs, les individus perdent toute maîtrise sur l’économie. Le marché agit de façon apparemment autonome, presque aveugle, souvent brutale, comme une force naturelle que l’on subit. Résultat : les gens ont le sentiment que les lois économiques échappent à toute action humaine.

Cette dépossession cognitive nourrit un sentiment d’impuissance. Elle empêche de penser que l’ordre social pourrait être autrement, puisqu’il semble découler de lois immuables. Pour les marxistes humanistes, la tâche critique consiste donc à dévoiler cette illusion, à montrer que le monde social est une construction humaine, et que nous pouvons – collectivement – en reprendre le contrôle.

Pour les marxistes humanistes, la tâche critique consiste donc à dévoiler cette illusion, à montrer que le monde social est une construction humaine, et que nous pouvons – collectivement – en reprendre le contrôle.

Gavroche : Vous montrez que les outils numériques ont envahi notre quotidien. En quoi cette numérisation constitue-t-elle une forme d’aliénation inédite, plus insidieuse que celle des sociétés industrielles ?

S.Roza : À partir du début du XXe siècle – bien avant l’arrivée des GAFAM – un phénomène nouveau émerge dans les sociétés capitalistes avancées : celui de la manipulation. Georg Lukács, un marxiste humaniste, sera l’un des premiers à théoriser cela. À cette époque, les classes populaires acquièrent progressivement un peu de pouvoir d’achat, et, dans certains pays, le droit de vote. Cela oblige les élites économiques et politiques à orienter leurs comportements, à inciter plutôt qu’à contraindre, que ce soit pour consommer ou pour voter.

C’est dans ce contexte que naissent les premières firmes de relations publiques et les communicants, qui vont œuvrer à modeler l’opinion publique – par exemple pour retourner l’opinion publique, lors d’une grève, en faveur du patron. Ce processus s’intensifie avec le développement de la société de consommation, et les publicitaires deviennent progressivement des acteurs centraux du capitalisme.

Les GAFAM, aujourd’hui, poussent cette logique à son paroxysme. Ils ne se contentent plus de diffuser des messages : ils organisent l’environnement numérique de manière à manipuler nos comportements en profondeur. L’architecture des plateformes est conçue pour maximiser notre temps de présence, en récoltant un maximum de données sur nos goûts, nos opinions, notre intimité. Ces données sont ensuite revendues à des annonceurs. C’est le cœur de leur modèle économique : quand c’est gratuit, c’est que nous sommes le produit.

Les GAFAM […] organisent l’environnement numérique de manière à manipuler nos comportements en profondeur. 

Cette forme d’aliénation ne remplace pas l’ancienne – le sentiment de dépossession au travail existe toujours – mais elle s’y ajoute. Elle s’infiltre dans nos sphères les plus personnelles, nos affects, notre manière de penser. Elle est d’autant plus puissante qu’elle est souvent invisible, et perçue comme une simple liberté de choix ou de loisir.

Gavroche : La logique marchande pénètre jusque dans la construction de la personnalité. Quel rôle jouent les GAFAM dans cette colonisation de l’intime ? Et comment leur résister ?

S.Roza : Une fois que l’on a compris comment fonctionnent ces mécanismes, cette question devient effectivement centrale. Pour ma part, je m’inscris pleinement dans l’héritage des Lumières : je crois que la connaissance libère – jusqu’à un certain point du moins. C’est pourquoi je pense que la première étape, indispensable, est de rendre ces techniques de manipulation visibles et compréhensibles. C’est d’ailleurs pour cela que j’écris des livres : pour que chacun puisse prendre conscience de l’existence de ces dispositifs, de leur origine, de leur finalité. Car tant que nous n’en avons pas conscience, nous y sommes encore plus soumis.

Mais cette prise de conscience, aussi nécessaire soit-elle, ne suffit pas. On ne peut pas s’émanciper de telles logiques à l’échelle strictement individuelle : elles sont bien trop puissantes. Les êtres humains sont des êtres sociaux, ils sont modelés en profondeur par l’environnement culturel et social dans lequel ils évoluent. C’est pourquoi je me méfie des discours qui renvoient la responsabilité aux seuls consommateurs – en les appelant à consommer mieux, plus éthiquement, etc. Ce type de démarche peut toucher une frange réduite de la population, mais ne suffira jamais à inverser les dynamiques systémiques.

Pour moi, la véritable résistance passe par la politique. Cela suppose une organisation collective, des mobilisations de citoyens, de consommateurs, de travailleurs, qui exigent une régulation. Cela implique que l’État joue un rôle actif, en limitant par exemple le temps d’exposition des plus jeunes aux écrans, en encadrant strictement la publicité, et en combattant fermement les dérives des réseaux sociaux : violences, propos racistes, antisémites, sexistes, ou encore apologie du terrorisme, qui circulent quotidiennement en ligne.

L’idéal, à terme, serait de démocratiser ces plateformes. Que leur gestion ne relève plus de groupes privés mais d’un contrôle collectif. Que les citoyens aient leur mot à dire sur les règles, les contenus, les algorithmes. C’est cette réappropriation politique de l’espace numérique qui, à mes yeux, pourrait permettre de véritablement reprendre la main sur notre vie psychique et sociale.

L’idéal, à terme, serait de démocratiser ces plateformes. Que leur gestion ne relève plus de groupes privés mais d’un contrôle collectif. 

Gavroche : On nous dit qu’il suffit de « se prendre en main », d’arrêter de scroller et de se réaliser. Mais comment croire en cette autonomie quand les mécanismes de manipulation sont si puissants ?

S.Roza : C’est effectivement un des grands paradoxes de l’idéologie néolibérale. Elle nous propose un modèle anthropologique bien précis : celui de l’individu comme « petit entrepreneur de lui-même ». L’idéal, ce serait d’être totalement responsable de sa réussite, de ses échecs, de ses choix – comme un capitaliste miniature qui gère sa propre existence comme une entreprise.

Cette vision s’incarne aussi très concrètement dans l’essor du développement personnel, qui est devenu un véritable marché. On nous vend des coachs, des applications de méditation, des stages pour apprendre à mieux se connaître ou à améliorer ses performances. Tout cela repose sur une promesse : si vous vous donnez les moyens, vous pourrez vous accomplir, vous maîtriser, atteindre le succès.

Mais en réalité, cette autonomie supposée est un leurre. Car dans le même temps, nous évoluons dans un environnement saturé de mécanismes de manipulation. Les algorithmes des réseaux sociaux, les incitations à consommer, les logiques marchandes omniprésentes façonnent profondément nos comportements, nos désirs, nos façons de penser. Ce qui rend l’injonction à l’auto-réalisation profondément contradictoire.

Nous évoluons dans un environnement saturé de mécanismes de manipulation. 

Et il ne s’agit pas de dire que nous vivons dans une dictature : les libertés conquises dans les démocraties libérales sont bien réelles. Mais cette idée que chacun serait intégralement maître de son destin, affranchi des influences extérieures, est une illusion. Elle nie à la fois les déterminismes sociaux et les puissants dispositifs qui orientent nos choix, souvent à notre insu. Ce mythe de l’individu souverain, auto-fabriqué, sert finalement à masquer l’emprise toujours plus forte du système sur nos vies.

Gavroche : Est-ce que le champ médiatique ou universitaire peut contribuer à faire émerger une autre vision du monde ? Peut-on encore croire à un journalisme critique et à une gauche éducatrice ?

S.Roza : C’est justement ce que beaucoup d’entre nous essaient de faire à leur échelle. En menant ce type de réflexion, en partageant ces analyses, en suscitant des discussions, on contribue à éveiller les consciences. C’est une première étape importante. Mais comme je le disais plus tôt, cela ne suffira pas sans une dimension politique plus large. Et là, on se heurte à une vraie difficulté.

La gauche, dans son état actuel, est souvent défaillante sur ces questions. Elle s’est affaiblie sur le plan de la formation politique. Pire encore, certaines composantes – notamment populistes – ont tendance à utiliser elles aussi les ressorts émotionnels et les techniques de manipulation issues des réseaux sociaux. Elles cherchent à galvaniser leur base avec des passions parfois très discutables, mais sans jamais chercher à former, à transmettre des connaissances, à élever le niveau de conscience.

Et ce déficit de formation ne touche pas seulement les militants. Il atteint aussi les représentants eux-mêmes. Il m’est arrivé d’être frappée par le degré d’ignorance historique ou philosophique de certains élus. Ce n’est pas du mépris de classe : cela révèle surtout que personne, dans leur entourage ou leur parti, n’a jugé utile de leur transmettre un socle minimal de culture politique.

La gauche […] s’est affaiblie sur le plan de la formation politique […]. Et ce déficit de formation ne touche pas seulement les militants. Il atteint aussi les représentants eux-mêmes.

Or, historiquement, la gauche se distinguait précisément par sa vocation éducative. Elle prolongeait l’idéal des Lumières à travers le travail d’éducation populaire, qui visait à rendre chacun plus apte à comprendre le monde et à y agir. Aujourd’hui, ce travail est souvent abandonné – et parfois même, on a le sentiment que certains préfèrent entretenir l’ignorance, parce qu’elle facilite le contrôle des foules. C’est un renversement dangereux, qui affaiblit toute perspective d’émancipation.

Gavroche : Peut-on encore espérer régénérer le corps des élus, avoir de nouveau des députés imprégnés de culture politique et théorique ?

S.Roza : Ce que je trouve sidérant, c’est que nous vivons dans une époque où l’accès à la connaissance n’a jamais été aussi facile, et pourtant, on n’a sans doute jamais eu des représentants aussi peu formés. Internet, malgré tous ses travers, offre un accès extraordinaire aux ressources culturelles et scientifiques. 

Personnellement, je m’en sers énormément dans mon travail. On peut télécharger des articles du monde entier, accéder à des ouvrages entiers du XVIIIe, XIXe, ou même du XXe siècle en quelques clics. L’intelligence artificielle, utilisée à bon escient, permet aussi de gagner du temps, d’orienter des recherches, de faire émerger des références qu’on aurait mis des semaines à trouver autrefois. Et malgré cela, on se retrouve avec une génération de députés dont le niveau de culture générale, historique, philosophique est dramatiquement bas. 

On se retrouve avec une génération de députés dont le niveau de culture générale, historique, philosophique est dramatiquement bas.

Et à mon sens, ce n’est pas simplement un hasard ou un accident : c’est aussi le fruit d’une stratégie. Je pense notamment à La France insoumise, qui, rappelons-le, est le mouvement le moins démocratique du champ politique actuel. Il n’y a ni congrès, ni élections internes réelles : les candidatures sont désignées d’en haut. Et je suis convaincue qu’il y a un intérêt, pour ceux qui dirigent ce mouvement, à maintenir leurs troupes dans une forme d’ignorance. Moins elles sont formées, plus elles sont malléables.

Pour moi, le populisme de gauche est une impasse. C’est même l’une des raisons majeures pour lesquelles la gauche est aujourd’hui incapable de construire une majorité dans ce pays. Ce populisme l’a marginalisée, l’a enfermée dans une logique de court terme et d’agitation sans projet intellectuel solide. Il faudra en sortir si l’on veut redevenir une alternative crédible face au centre libéral et à l’extrême droite. Ce ne sera pas suffisant à lui seul, mais c’est une étape nécessaire.

Le populisme de gauche est une impasse. C’est même l’une des raisons majeures pour lesquelles la gauche est aujourd’hui incapable de construire une majorité dans ce pays. 

Gavroche : Le marxisme humaniste pourrait-il constituer un socle pour une gauche rénovée, à la fois critique et démocratique ?

S.Roza : Oui, tout à fait. Personnellement, je crois avoir passé l’âge de la pureté idéologique. Je pense que ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’un véritable regroupement des forces de gauche. Pour moi, le socle fondamental de cette refondation, c’est le rétablissement des Lumières comme référence commune. C’est sur cette base qu’on peut reconstruire un mouvement, une organisation, peut-être même un parti — je ne sais pas encore sous quelle forme exactement.

Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’un véritable regroupement des forces de gauche. Pour moi, le socle fondamental de cette refondation, c’est le rétablissement des Lumières comme référence commune. 

Je crois qu’il y a beaucoup à réapprendre des partis traditionnels, contrairement à certaines idées reçues : la place du débat, la discussion collective sur le programme, la désignation démocratique des représentants… Ce sont des principes qui, s’ils sont respectés, peuvent permettre à des courants idéologiques différents de coexister. Et c’est normal qu’il y ait des sensibilités diverses — ce qui compte, c’est la démocratie interne, qui pour moi est absolument décisive.

Dans ce cadre, le marxisme humaniste pourrait être l’une des tendances présentes. À l’heure actuelle, il n’y a pas beaucoup de gens qui s’en réclament explicitement — à part moi, peut-être — mais mon ambition, en tant qu’intellectuelle, c’est justement de contribuer à cette discussion collective. D’apporter des outils, des concepts, des propositions pour aider à reconstruire une gauche des Lumières. Une gauche qui, au lieu de fuir l’héritage critique et universaliste, s’en saisit pour le réinventer dans le monde d’aujourd’hui.

Mon ambition, en tant qu’intellectuelle, c’est […] d’apporter des outils, des concepts, des propositions pour aider à reconstruire une gauche des Lumières.


ROZA Stéphanie, Marx contre les GAFAM : le travail aliéné à l’heure du numérique, Clamecy, PUF, 2024.

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