« Les Gilets jaunes ont mis en lumière des rapports de classe » – Entretien avec Antoine Bernard de Raymond

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Antoine Bernard de Raymond, sociologue à INRAE, et Sylvain Bordiec, maître de conférences à l’Université de Bordeaux, sont les auteurs de Sociologie des Gilets Jaunes : Reproductions et luttes sociales. À travers une enquête minutieuse, ils plongent au cœur des bouleversements sociaux révélés par ce mouvement. De la précarité des classes laborieuses à la revendication d’une souveraineté populaire, leur analyse met en lumière un mécontentement profond qui dépasse les enjeux du pouvoir d’achat. En interrogeant la représentativité démocratique, les rapports de classe et la fracture sociale, leur travail propose une lecture critique d’une mobilisation qui a profondément marqué la France. Entretien.


Gavroche : Pourquoi avez-vous choisi d’écrire sur les Gilets Jaunes ?

Antoine Bernard de Raymond : J’ai d’abord été spectateur, comme beaucoup. En 2018, j’observais de loin les premières mobilisations autour de la hausse des taxes sur le carburant. Je pensais que c’était une énième contestation liée au pouvoir d’achat, peut-être limitée aux automobilistes mécontents. Mais tout a changé le 17 novembre. Ce jour-là, j’ai perçu une ferveur populaire qui dépassait largement cette revendication initiale. Il ne s’agissait pas seulement d’un mécontentement face au prix de l’essence, mais d’une révolte plus profonde contre un système perçu comme injuste et déconnecté des réalités vécues par beaucoup de gens.

Il ne s’agissait pas seulement d’un mécontentement face au prix de l’essence, mais d’une révolte plus profonde contre un système perçu comme injuste

En tant que sociologue, j’ai compris qu’un événement majeur se produisait. Les réseaux sociaux et les médias renvoyaient des visions radicalement opposées du mouvement : certains voyaient en eux des « beaufs » réactionnaires, d’autres les considéraient comme le retour de la lutte des classes. C’est alors que j’ai décidé de m’investir pleinement dans l’enquête, pour documenter et comprendre ce moment historique. Avec des collègues de l’IEP de Bordeaux, nous avons rapidement mis sur pied une étude collective, qui a évolué vers une enquête ethnographique approfondie sur le terrain, avec mon collègue Sylvain Bordiec.

Gavroche : Qui étaient les Gilets Jaunes ?

A. Bernard de Raymond : Le mouvement des Gilets Jaunes se percevait comme « le peuple face aux élites ». Il se voulait représentatif d’une majorité silencieuse, fatiguée des injustices sociales et du décalage avec le pouvoir politique. En apparence, ce « peuple » semblait homogène, mais la réalité était plus complexe. La revendication initiale pour le pouvoir d’achat a rassemblé des hommes et des femmes de milieux variés, souvent issus de zones rurales ou périurbaines. Il y avait une diversité de professions représentées, mais pour la plupart des ouvriers, des employées ou des petits indépendants. Les Gilets Jaunes faisaient plutôt partie des classes laborieuses, caractérisée par un engagement fort et une usure du corps au travail. Ils partageaient une colère commune : celle d’une vie marquée par des difficultés économiques, un sentiment de précarité et une dépendance à la voiture pour leurs déplacements quotidiens.

Ils partageaient une colère commune : celle d’une vie marquée par des difficultés économiques, un sentiment de précarité et une dépendance à la voiture pour leurs déplacements quotidiens

Au-delà de cette diversité, nous avons constaté une condition commune : une vulnérabilité économique et sociale. Les Gilets Jaunes étaient souvent des ouvriers, des employés, des petits indépendants, des personnes vivant avec des budgets serrés et exposées aux aléas de la vie, comme l’augmentation des taxes ou les ruptures familiales. Cette fragilité partagée les a rassemblés, formant la cohésion de leur mobilisation.

Gavroche : Quelles étaient les principales revendications des Gilets Jaunes ?

A. Bernard de Raymond : Les revendications des Gilets Jaunes ont rapidement évolué, pour monter en généralité, mais elles ont malgré tout une cohérence. Si le prix du carburant a servi d’étincelle, il est vite devenu évident que le malaise était bien plus profond, et touchait l’accès à l’ensemble de ce que les Gilets Jaunes appelaient les « produits de base ». Sur les ronds-points, les discussions s’intensifiaient. Les Gilets Jaunes exprimaient leurs difficultés à boucler les fins de mois, le coût élevé des produits de première nécessité, les charges liées au logement, la précarité de l’emploi et le poids des taxes. Cette mobilisation a permis une montée en généralité des revendications, les rendant bien plus larges et structurelles.

Très vite, ces éléments liés aux conditions matérielles de vie et à l’accès aux produits de base se sont arrimées à une critique de la représentation politique. Beaucoup plus que les entreprises elles-mêmes, c’est le gouvernement qui était tenu responsable de ces difficultés, en particulier à travers la question fiscale Le mouvement a réclamé plus de démocratie directe, notamment à travers l’instauration du RIC (référendum d’initiative citoyenne), pour « redonner la parole au peuple » et contrer le sentiment d’éloignement des élites. Ce mécontentement ciblait principalement le gouvernement, accusé d’être sourd aux réalités des citoyens ordinaires.

Ce mécontentement ciblait principalement le gouvernement, accusé d’être sourd aux réalités des citoyens ordinaires

Gavroche : En quoi le mouvement des Gilets Jaunes se distingue-t-il des autres mobilisations sociales ?

A. Bernard de Raymond : Contrairement aux mobilisations traditionnelles encadrées par les syndicats ou les partis politiques, les Gilets Jaunes se sont structurés de manière spontanée et décentralisée. Ce mouvement a été marqué par l’occupation des ronds-points, des blocages d’axes stratégiques et une horizontalité revendiquée. Il s’agissait d’une forme de contestation inédite en France, qui tranchait avec les modes habituels de grève et de manifestation. Cette structure a permis une mobilisation large, mais elle a aussi rendu l’unification des revendications plus complexe.

Il s’agissait d’une forme de contestation inédite en France

Historiquement, les mouvements sociaux en France étaient organisés autour des syndicats et des partis, avec des revendications centrées sur le salariat et les négociations collectives. Les Gilets Jaunes, eux, ont mobilisé une diversité de profils : chômeurs, retraités, précaires, souvent exclus des structures syndicales traditionnelles. Leur force résidait dans cette hétérogénéité, même si elle a également complexifié leur lutte. Mais au final, si ce format de mobilisation peut sembler très surprenant et singulier dans la France contemporaine, il l’est beaucoup moins si l’on élargit le regard, dans le temps et dans l’espace. Dans tous les contextes où le salariat n’est pas le mode dominant d’organisation des rapports de travail, les révoltes contre la vie chère sont très courantes et prennent souvent une forme semblable à celle du mouvement des Gilets jaunes. 

Gavroche : Peut-on qualifier les Gilets Jaunes de poujadistes ou d’extrême droite ?

A. Bernard de Raymond : Pour moi, ça n’a pas de sens de vouloir assigner un tel mouvement à une identité partisane figée, qu’elle soit de gauche ou de droite. Certains les ont qualifiés de poujadistes, d’autres d’extrême droite. La réalité est bien plus nuancée. Les Gilets Jaunes ont rassemblé des personnes aux horizons politiques variés, allant de l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par des citoyens apolitiques. Ce qui les unissait, c’était un rejet commun des élites politiques et économiques, perçues comme déconnectées et méprisantes. Face à cette mauvaise manière de gouverner, les Gilets Jaunes réaffirment un imaginaire de la souveraineté populaire, issu de la Révolution française. C’est avant tout cette exigence de souveraineté populaire qui fait le lien entre les Gilets jaunes de différentes obédiences politiques. Bien sûr, certains courants extrêmes ont cherché à récupérer le mouvement, mais ils ne peuvent en résumer l’ensemble.

Certains les ont qualifiés de poujadistes, d’autres d’extrême droite. La réalité est bien plus nuancée

Les Gilets Jaunes incarnaient un ras-le-bol général. Leur mobilisation traduisait une fracture sociale et territoriale profonde, une défiance envers les institutions et une demande de reconnaissance. Leur diversité politique témoigne de cette complexité, loin d’un mouvement homogène d’un point de vue partisan.

Gavroche : Pourquoi avoir adopté une approche marxiste pour analyser ce mouvement ?

A. Bernard de Raymond : Je ne me définis pas comme marxiste, mais certains aspects du mouvement m’ont conduit à mobiliser ce cadre. Les Gilets Jaunes ont mis en lumière des rapports de classe, une précarité accrue et des difficultés liées aux rapports de production et de reproduction sociale. Ce sont des éléments qu’il est pertinent d’analyser à travers une grille marxiste, notamment en ce qui concerne la dépendance économique, les conditions de vie et la place du travail.

Les Gilets Jaunes ont mis en lumière des rapports de classe, une précarité accrue et des difficultés liées aux rapports de production et de reproduction sociale

Cela dit, le marxisme ne suffit pas pour saisir toute la complexité du mouvement. Les Gilets Jaunes ne sont pas seulement un conflit de classe ; c’est aussi un mouvement de crise de la représentation, de luttes culturelles et de revendications citoyennes. Cela demande une approche pluridimensionnelle pour en saisir les multiples facettes.

Les Gilets Jaunes ne sont pas seulement un conflit de classe ; c’est aussi un mouvement de crise de la représentation

Gavroche : Qu’est-ce que vous entendez par « crise de la reproduction sociale » dans votre analyse des Gilets Jaunes ?

A. Bernard de Raymond : De manière générale, la notion de « reproduction sociale » désigne en sociologie la propension des individus, des familles à maintenir et transmettre leur position et leur statut social d’une génération à l’autre. Dans l’approche de Marx, cette notion est utilisée dans une perspective plus immédiate, celle de la reproduction de la force de travail, de la capacité du travailleur à satisfaire ses besoins vitaux ainsi que ceux de sa famille, dans un horizon de court ou moyen terme. C’est dans ce sens, très matériel, que nous avons réfléchi à la question de la reproduction. Dans le cas des Gilets Jaunes, ce processus s’est profondément fragilisé. Les difficultés croissantes pour conserver un niveau de vie décent, combinées à l’accès de plus en plus complexe aux services essentiels comme le logement, la santé ou l’alimentation, révèlent une précarité qui dépasse la simple dimension économique. Cette crise s’inscrit également dans les rapports de production, affectant le travail, les salaires et la sécurité de l’emploi, tout en touchant les rapports de reproduction sociale, c’est-à-dire la sphère domestique, les charges familiales et les dépenses quotidiennes.

Ce décalage entre les exigences du quotidien et l’incapacité à y répondre a constitué un moteur puissant de la mobilisation des Gilets Jaunes. En voyant leur capacité à subvenir à leurs besoins de base mise à mal, de nombreux citoyens se sont sentis poussés à manifester pour dénoncer cette situation. Pour eux, il ne s’agissait pas seulement d’une lutte économique, mais d’un combat pour restaurer une certaine dignité et stabilité dans leur vie quotidienne, face à un système perçu comme sourd à leur détresse.

Ce décalage entre les exigences du quotidien et l’incapacité à y répondre a constitué un moteur puissant de la mobilisation des Gilets Jaunes

Gavroche : Quel rôle les questions de souveraineté populaire et nationale ont-elles joué dans le mouvement des Gilets Jaunes, notamment vis-à-vis de l’Union Européenne ?

A. Bernard de Raymond : La question de la souveraineté a constitué un enjeu central dans le mouvement des Gilets Jaunes, cristallisant leur volonté de « redonner du pouvoir au peuple ». Cette aspiration s’est notamment traduite par des revendications en faveur d’une démocratie plus directe, incarnée par le référendum d’initiative citoyenne (RIC), ainsi que par une critique des structures supranationales telles que l’Union Européenne. Aux yeux de nombreux manifestants, la mondialisation et les décisions prises à Bruxelles symbolisaient une perte de contrôle sur leur quotidien, entraînant un sentiment de déconnexion et d’abandon de la part des élites politiques.

La question de la souveraineté a constitué un enjeu central dans le mouvement des Gilets Jaunes

Ce sentiment de dépossession a engendré une demande forte de reprise de pouvoir par les citoyens. La souveraineté populaire représentait, pour les Gilets Jaunes, l’opportunité de se faire entendre et d’influer directement sur les décisions publiques, tandis que la souveraineté nationale incarnait un désir d’autonomie vis-à-vis d’institutions perçues comme éloignées des préoccupations populaires et trop favorables aux intérêts économiques. Cette dualité, entre aspiration à la démocratie directe et réappropriation du pouvoir national, révèle les multiples facettes du mouvement, qui, au-delà de ses revendications, questionne en profondeur le fonctionnement de notre société et les limites de sa représentativité démocratique. Cette question de la souveraineté se pose d’ailleurs au-delà du mouvement des Gilets jaunes. Notre modèle de la souveraineté est questionné aujourd’hui, aussi bien par la mondialisation marchande que par la crise écologique. Face à cela, faut-il réaffirmer le principe de souveraineté, ou bien inventer de nouvelles formes de solidarité, qui ne se réduiraient pas à la libre régulation du marché ? 


BERNARD DE RAYMOND Antoine, BORDIEC  Sylvain, Sociologie des Gilets jaunes : Reproductions et luttes sociales, Le Bords de l’Eau, 2024. 19€.

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