« Les mots sont des armes » – Entretien avec Monique Pinçon-Charlot

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Sociologue et ancienne directrice de recherche au CNRS, Monique Pinçon-Charlot a, avec Michel Pinçon, consacré sa vie à analyser la bourgeoisie et les violences sociales du capitalisme. À l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Les riches contre la planète : violence oligarchique et chaos climatique (Textuel, 2025), elle revient ici sur une partie de son œuvre : la permanence de l’« aristocratie de l’argent », la guerre des mots et la fabrique médiatique de l’impuissance — mais aussi les conditions d’une rupture et d’un imaginaire post-capitaliste. Entretien.


Gavroche : Vous avez passé votre vie à disséquer les mécanismes de la bourgeoisie. Si vous deviez la définir aujourd’hui, comment la décririez-vous, ainsi que son rôle dans la lutte des classes ?

Monique Pinçon-Charlot : La bourgeoisie est une classe qui s’inscrit dans le temps long. Elle s’est d’abord bâtie sur l’exploitation des travailleurs de la terre, puis s’est consolidée avec le capitalisme industriel. Peu à peu, ces grandes familles se sont constituées en dynasties, fusionnant avec l’ancienne noblesse pour former ce que nous appelons, avec Michel, une véritable « aristocratie de l’argent ».

L’adage « Le roi est mort, vive le roi » résume parfaitement cette logique : les individus passent, la dynastie demeure.

Cette aristocratie ne se contente pas d’accumuler. Elle transforme ses richesses en héritage transmissible, en capital reproductible, qui traverse les siècles. Cela lui donne deux avantages décisifs. D’un côté, elle fait croire aux dominés qu’elle a toujours été là, qu’elle est indispensable, qu’aucun autre ordre social n’est possible. De l’autre, elle s’offre à elle-même une immortalité symbolique, plus efficace qu’un hypothétique au-delà.

La bourgeoisie […] fait croire aux dominés qu’elle a toujours été là, qu’elle est indispensable, qu’aucun autre ordre social n’est possible.

Gavroche : Le capitalisme tend aujourd’hui à apparaître comme une évidence, comme quelque chose de naturel. Comment expliquer qu’un système aussi inégalitaire puisse être perçu comme « allant de soi » ?

Monique Pinçon-Charlot : Le capitalisme est présenté comme une loi naturelle parce que les dominants ont réussi à imposer l’idée qu’il n’y a pas d’autre alternative. La bourgeoisie a su, au fil des siècles, transformer ses intérêts particuliers en intérêts « universels » et rendre sa domination invisible.

Pourtant, une brèche s’était ouverte après la Seconde Guerre mondiale. Le Conseil national de la Résistance – où la bourgeoisie était quasiment absente – a instauré un État-providence inédit : Sécurité sociale, école publique, médecine scolaire, services collectifs. Ces conquêtes montraient qu’un autre ordre social était possible.

Mais les capitalistes n’ont jamais supporté cet affront. Ils ont méthodiquement détricoté ces acquis, secteur par secteur, pour remettre l’État à leur service. Aujourd’hui, il est redevenu leur instrument. Emmanuel Macron en est l’incarnation parfaite : ancien banquier chez Rothschild, il gouverne pour les plus riches, entouré de ministres millionnaires, pendant que la pauvreté s’étend et que les inégalités explosent.

Gavroche : Quels sont aujourd’hui les principaux mécanismes qui permettent à la bourgeoisie de maintenir et de reproduire sa domination ?

Monique Pinçon-Charlot : La bourgeoisie maintient sa domination grâce à une capacité unique : mobiliser tous les registres de la vie sociale pour préserver ses privilèges. Tout est organisé pour que, selon la formule, « tout change pour que rien ne change ».

Tout est organisé pour que, selon la formule, « tout change pour que rien ne change ».

D’abord, elle s’inscrit dans le temps long : les richesses et les positions de pouvoir se transmettent de génération en génération, renforçant une conscience de classe soudée par l’entre-soi. Cela se voit jusque dans l’espace urbain : à Paris, les 7e, 8e ou 16e arrondissements, et Neuilly en banlieue, sont de véritables « réserves de riches », fermées sur elles-mêmes.

Ensuite, cette domination repose sur l’articulation des quatre capitaux décrits par Pierre Bourdieu. Le capital économique, bien sûr. Mais aussi le capital social – être accepté dans ce monde –, le capital culturel – grandes écoles, art, maisons de ventes aux enchères –, et enfin le capital symbolique, qui vient magnifier les trois autres. Leur imbrication est telle qu’il est impossible de définir un simple « seuil » de richesse.

Enfin, malgré son immense hétérogénéité interne – entre la première fortune de France et la 500e du classement Challenges, l’écart est de 1 à 860 –, cette classe sait rester solidaire. Ses divisions disparaissent dès qu’il s’agit de défendre ses privilèges et l’ordre social qui les protège.

Gavroche : Vous évoquez souvent la résignation et le sentiment d’impuissance qui s’installent dans les classes populaires. Comment comprendre ce découragement, et en quoi révèle-t-il la manière dont la bourgeoisie parvient à rendre la lutte des classes invisible ?

Monique Pinçon-Charlot : La bourgeoisie a une capacité à relier les phénomènes entre eux. C’est ce qui lui permet de maîtriser l’ensemble de sa prédation de classe, d’en justifier les mécanismes et de les rendre acceptables. À l’inverse, les classes populaires sont enfermées dans une pensée fragmentée.

Pourquoi ? Parce que les dominants détiennent presque toutes les formes de propriété, y compris médiatique : 90 % de la presse est entre les mains de milliardaires ou de multimillionnaires. Cela leur permet d’imposer une propagande qui empêche les dominés de comprendre la logique globale. On leur impose ce que j’appelle une pensée « substantialiste » : une pensée qui isole les faits, sans jamais les mettre en relation.

Les classes populaires sont enfermées dans une pensée fragmentée. Pourquoi ? Parce que les dominants détiennent presque toutes les formes de propriété, y compris médiatique.

Ainsi, on parle des incendies géants, des inondations, de la fonte des glaciers, du dégel du pergélisol, des sécheresses, des pluies torrentielles… mais jamais du chaos climatique global qui relie tout cela. Et surtout, on ne dit pas que ce chaos est produit par le capitalisme.

Résultat : les gens n’y comprennent rien. Ils sont sidérés par la violence des faits, tétanisés, et finissent par se sentir impuissants.

Gavroche : Pourquoi les journalistes ne cherchent-ils pas à relier les faits entre eux, à montrer les causes systémiques des crises sociales et écologiques ?

Monique Pinçon-Charlot : Parce que leur rôle est de servir de paravent à la bourgeoisie. Les riches savent que leurs privilèges et leurs prédations suscitent une colère immense. Pour s’en protéger, ils s’entourent de multiples couches d’opacité : secret bancaire, secret fiscal, secret des affaires, secret d’État… autant de barrières destinées à masquer les mécanismes réels de leur domination.

Les journalistes s’inscrivent dans ce dispositif. Comme l’a montré Serge Halimi dans Les Nouveaux chiens de garde, beaucoup contribuent – consciemment ou non – à pacifier la violence de classe en la détournant. Ils ne font pas forcément partie de l’oligarchie, mais ils sont bien rémunérés pour défendre ses intérêts.

Leur fonction n’est pas d’expliquer, mais de désarmer : découper les événements, les isoler, pour empêcher de remonter à la véritable cause systémique. Et cette cause, c’est le capitalisme.

Gavroche : Dans les médias dominants, on observe une hiérarchie des violences : la petite délinquance des quartiers est surexposée, tandis que la criminalité en col blanc reste invisible. Lors des mobilisations, les violences policières sont minimisées, alors que celles des manifestants sont mises en avant. Que révèle cette asymétrie de traitement sur le fonctionnement de notre société ?

Monique Pinçon-Charlot : Cette asymétrie est au cœur du rôle des médias dominants. Ils mettent en scène la violence en permanence, mais toujours celle des plus pauvres. On parle sans cesse des fraudeurs au RSA, mais jamais des 100 milliards d’euros de fraude fiscale des plus riches. La violence des dominés est grossie ; celle des dominants est occultée.

La violence des dominés est grossie ; celle des dominants est occultée.

On l’a vu de façon éclatante avec les Gilets jaunes. À la télévision, ils étaient systématiquement renvoyés aux vitrines cassées ou aux heurts avec la police. On les empêchait d’exprimer leur véritable discours, pourtant riche d’une conscience de classe et d’une analyse fine de leur domination et de leur précarité. Ce discours-là n’était pas audible.

Ce cadrage médiatique a une fonction bien précise : dépolitiser les révoltes populaires en les réduisant à des faits de violence. Et ainsi occulter les violences structurelles du capitalisme – chômage, pauvreté, inégalités – qui sont la véritable source de ces mobilisations.

Gavroche : Certains mots disparaissent, d’autres changent de sens : on ne parle presque plus d’« ouvriers », les licenciements deviennent des « plans de sauvegarde de l’emploi », les patrons des « créateurs d’emplois ». Pourquoi la lutte autour du langage est-elle si centrale dans la domination symbolique des classes dominantes ?

Monique Pinçon-Charlot : Le langage est un champ de bataille. Les mots sont des armes qui fabriquent notre vision du monde. Quand les patrons deviennent des « créateurs d’emplois » ou des « entrepreneurs », ils ne sont plus vus comme des parasites qui exploitent le travail d’autrui, mais comme des bienfaiteurs dont nous dépendrions tous.

Le langage est un champ de bataille. Les mots sont des armes qui fabriquent notre vision du monde.

Pendant ce temps, les ouvriers disparaissent du vocabulaire. Autrefois nommés et reconnus, ils sont désormais réduits à des « ressources humaines », de simples variables d’ajustement dans les bilans comptables. On ne parle plus de vies, mais de « coûts » à réduire. C’est une déshumanisation pure et simple.

En parallèle, les riches sont sanctifiés. Emmanuel Macron l’a parfaitement résumé : d’un côté « les premiers de cordée », de l’autre « ceux qui ne sont rien ». Tout est dit : les dominants imposent leur récit, s’érigent en indispensables, tandis que les dominés sont effacés, disqualifiés, réduits au silence.

Gavroche : Face à une bourgeoisie qui contrôle les institutions, la plupart des médias et même le langage, où voyez-vous aujourd’hui les possibilités de rupture et d’émancipation ?

Monique Pinçon-Charlot : L’émancipation reste possible, mais elle se heurte à un obstacle majeur : la capacité de la bourgeoisie à diviser. Elle a fracturé les classes populaires, affaibli les classes moyennes et transformé les partis politiques en simples machines électorales, chargées de sélectionner des candidats dociles.

L’émancipation reste possible, mais elle se heurte à un obstacle majeur : la capacité de la bourgeoisie à diviser.

Dans ces conditions, difficile d’espérer que les élections servent l’intérêt général, quand elles sont encadrées par des médias appartenant aux milliardaires et par des instituts de sondage aux mains des mêmes élites. Le système est verrouillé : les candidats les plus visibles sont toujours ceux qui savent jouer le jeu de l’argent et des puissants.

Pour rompre avec cette impasse, il faut agir sur deux fronts. Le premier consiste à revitaliser nos institutions collectives – syndicats, associations, partis – en les rendant plus horizontales, plus démocratiques, plus vivantes. J’appelle cela une « psychothérapie institutionnelle » : soigner nos propres organisations pour qu’elles cessent de se bureaucratiser et retrouvent leur vocation émancipatrice.

Le second front est plus décisif encore : inventer un nouvel imaginaire post-capitaliste. Pas forcément sous les bannières usées du socialisme ou du communisme, mais à travers un récit positif, capable de rassembler et de donner de l’élan. Sans cet horizon, impossible de dépasser le fatalisme ambiant. Avec lui, au contraire, nous pouvons rendre pensable ce qui, aujourd’hui, paraît impossible.

Il faut […] inventer un nouvel imaginaire post-capitaliste.

Gavroche : Pour conclure, face au chaos climatique et social que vous décrivez, peut-on encore croire qu’un autre monde est possible ?

Monique Pinçon-Charlot : Oui, un autre monde est possible. Le dérèglement climatique révèle à la fois l’aggravation du capitalisme et ses limites. Ce système détruit désormais les conditions mêmes de la vie sur Terre. Ce qui est à l’ordre du jour, ce n’est donc pas la fin du monde, mais bien la fin du capitalisme.

Ce qui est à l’ordre du jour, ce n’est donc pas la fin du monde, mais bien la fin du capitalisme.

Il est facile de céder au découragement. Mais l’histoire montre que rien n’est immuable, et que les rapports de domination peuvent être renversés. J’aime rappeler cette phrase de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas. C’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. »

C’est une boussole pour moi. Elle nous rappelle que l’avenir dépend de notre capacité à oser, collectivement, rompre avec ce système mortifère et inventer autre chose.

Propos recueillis par Pierre Cazemajor

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