Longtemps critiqués pour leurs connivences avec le pouvoir, les journalistes sont aujourd’hui accusés de trahir leur mission de « chiens de garde de la démocratie ». Plus de la moitié des Français se méfient des médias, les percevant comme les gardiens du statu quo plutôt que comme un contre-pouvoir. Alors, comment en est-on arrivé à cette défiance généralisée ?
Une connivence avec les élites
Les médias, loin d’être les sentinelles de la démocratie, sont devenus le bras armé des élites économiques et politiques. Ils masquent les injustices derrière un voile d’information prétendument « objective ». Serge Halimi, dans Les Nouveaux Chiens de Garde, dénonce cette trahison, affirmant que les grands médias « privilégient, accompagnent, voire réclament un libéralisme autoritaire » dès que la colère populaire se fait entendre. Pour lui, le « contre-pouvoir » des médias s’est « assoupi avant de se retourner contre ceux qu’il devait servir » et a fini par défendre les intérêts de ceux qu’il devait surveiller.
Le « contre-pouvoir » s’est assoupi avant de se retourner contre ceux qu’il devait servir. Pour servir ceux qu’il devait surveiller.
Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision, souligne également cette connivence insidieuse. Les journalistes, souvent issus des mêmes milieux et se fréquentant entre eux, finissent par se conformer aux attentes du pouvoir sans même en être conscients. Bourdieu écrit : « Les journalistes se lisent, se voient et se rencontrent constamment […], ce qui a des effets de fermeture et de censure aussi efficaces que ceux d’une bureaucratie centrale. » Cette dynamique rend toute critique du système quasi impossible, car la censure est désormais intégrée.
Une fracture avec les classes populaires
Cette connivence entre journalistes et élites a creusé une profonde fracture avec les classes populaires. Ignorés, méprisés et souvent caricaturés, ces Français en marge des récits médiatiques se tournent vers des alternatives « populistes » qui, elles, semblent prêter attention à leurs souffrances. Christophe Guilluy, dans La France périphérique, décrit cette fracture. Quant à l’historien Christopher Lasch, dans La Révolte des élites, il souligne le mépris grandissant de ces nouvelles élites cosmopolites pour la nation et ses racines, affirmant qu’ « une élite éclairée tente de s’isoler des masses ignorantes, non plus en imposant ses valeurs, mais en créant des institutions alternatives où elle n’aura plus à affronter ces masses ».
Le sociologue Alain Accardo, dans De notre servitude involontaire, va encore plus loin, expliquant que les journalistes eux-mêmes, loin d’être indépendants, sont conditionnés à reproduire les logiques du système. Ils adhèrent inconsciemment aux valeurs qu’ils devraient remettre en question : « Le système ne fonctionne pas tout seul, en dehors d’eux, mais grâce à eux, en eux et pour une large part à leur insu. » Cette analyse souligne à quel point le pouvoir des classes dominantes réside non seulement dans les structures économiques, mais aussi dans la fabrication des mentalités.
Le système ne fonctionne pas tout seul, en dehors d’eux, mais grâce à eux, en eux et pour une large part à leur insu.
Le règne du sensationnalisme au détriment de l’analyse
Sous la pression de l’audimat, les journalistes ont glissé vers un journalisme de sensation. Le fait divers, cette distraction permanente, a remplacé l’analyse de fond. Pierre Bourdieu décrivait déjà ce penchant pour le sensationnalisme comme une forme de diversion politique : « Les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion. » Les faits divers n’occupent pas seulement l’espace médiatique, ils détournent l’attention des vrais enjeux sociaux et politiques.
Les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion.
Lors du mouvement des Gilets Jaunes, les médias ont massivement diffusé des images de casseurs, masquant ainsi les revendications sociales légitimes derrière des scènes de violence spectaculaires. Serge Halimi rappelle que cette dépolitisation des débats sert directement les intérêts des puissants, en désarmant les mouvements sociaux et en réduisant la portée de leurs revendications : « Les faits divers […] ont pour effet de faire le vide politique, de dépolitiser et de réduire la vie du monde à l’anecdote et au ragot. »
Pour un journalisme critique
Face à ces dérives, il est urgent de réinventer un journalisme critique, qui brise le confort de la fausse objectivité. Alain Accardo, dans ses écrits, insiste sur la nécessité d’un journalisme qui ne se contente pas de relater des faits, mais qui déconstruit les rapports de domination et éclaire les mécanismes de pouvoir. « Le système capitaliste repose sur l’adhésion inconsciente des agents, une complicité qui s’ignore parce qu’elle va sans dire et sans y penser. » C’est cette complicité invisible que le journalisme critique doit mettre en lumière.
Le système capitaliste repose sur l’adhésion inconsciente des agents, une complicité qui s’ignore parce qu’elle va sans dire et sans y penser.
Pour cela, les journalistes doivent être formés à la pensée critique et les rédactions doivent se libérer de la dictature de l’audimat. Pierre Bourdieu appelle à lutter « contre l’audimat au nom de la démocratie. » Le journalisme doit redevenir un instrument d’émancipation, qui aide les citoyens à penser et à agir en dehors des cadres imposés par l’idéologie dominante.
Pour ainsi dire, le journalisme est à la croisée des chemins. Pour redevenir un outil démocratique, il doit rompre avec sa connivence avec les élites et se réinventer. Il ne suffit plus de rapporter des faits ; il faut les analyser, exposer les rapports de domination et proposer des solutions. Les journalistes doivent être formés à la pensée critique, et les médias doivent s’émanciper des logiques capitalistes. Ce n’est qu’à ce prix que la presse pourra redevenir un espace de réflexion et d’émancipation, permettant aux citoyens de reprendre le contrôle de leur destin.
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