Le 6 octobre 2025, les Français se sont réveillés avec la démission du gouvernement Lecornu. Nommé la veille au soir, il restera gravé dans les mémoires comme le plus bref cabinet de l’Histoire de France : quatorze heures et vingt six minutes. S’en est suivie une épuisante semaine, au long de laquelle une succession de rebondissements, plus ou moins artificiels, ont émaillé les bandeaux des chaînes d’information et les actualités des réseaux sociaux. Pour accoucher de rien, ou presque.
Ce spectacle est frappant, non seulement par son éloignement des aspirations populaires mais aussi par son décalage avec nos fiertés nationales. Au moment même où Robert Badinter fait son entrée au Panthéon, qu’il semble loin le temps ou des hommes d’Etat, pétris de convictions, faisaient de l’Assemblée l’arène des grandes idées et des cabinets ministériels l’antichambre de la mise en œuvre d’un pouvoir capable d’agir.
La dénaturation des institutions
Comprendre la situation dans laquelle nous sommes suppose d’analyser au préalable ce qui dysfonctionne dans nos institutions. Nous entendons dire que nous sommes à la veille d’une crise de régime, comme à l’été 1830 ou au printemps 1958. Quel que puisse être le jugement des révisions opérées depuis 1962 et la sévérité vis-à-vis de celles-ci, la Constitution n’est pas directement en cause dans la crise actuelle. Sans révision majeure survenue depuis 2008, nous fonctionnons avec les mêmes règles depuis dix-sept ans. La crise, elle, dure depuis dix-sept mois. Le problème vient donc d’ailleurs. Il réside notamment dans la mauvaise approche qu’ont les élus des institutions qu’ils doivent servir.
Le Président de la République, d’abord.
En 1958, le constituant pose l’idée d’un Chef de l’Etat en place pour sept ans, responsable devant la Nation, dégagé de la charge de l’administration et des nécessités partisanes. Élu directement par les Français, il brosse davantage une vision nationale de long terme qu’il ne présente un programme politique. De toute façon, ses pouvoirs en la matière sont constitutionnellement limités, même s’il n’est pas un fantôme dans le débat politique.
Ces principes seront globalement observés, du Général de Gaulle à François Mitterrand, avec la vertu protectrice de la fonction qui lui conserve un rôle pacificateur dans les moments de forte tension. Cela se vérifie lors des mouvements de rue, face aux mineurs en 1963 ou lors de l’école libre en 1984. Cela se vérifie aussi lors d’une crise parlementaire, comme à l’automne 1962. Dans ce cas, moins exposée, la décision présidentielle est renforcée et s’avère utile à la résolution d’une tension aiguë.
Avec le passage au quinquennat, la finalité du mandat présidentiel a été dénaturée. On n’a pas seulement amoindri la durée d’une présidence, on en a transformé l’objet. La corrélation du temps présidentiel au temps législatif a eu pour conséquence de déséquilibrer les pouvoirs. Dorénavant, un Président de la République se perçoit essentiellement comme le chef politique actif d’un mandat de législature. C’est une grave erreur d’appréciation.
La Constitution n’est pas directement en cause dans la crise actuelle.
L’approche présidentielle d’Emmanuel Macron synthétise cette dichotomie entre le rôle de la fonction et le mauvais usage qui en est fait. Depuis son choix inexpliqué de dissoudre l’Assemblée nationale, il n’a cessé d’user de ses droits constitutionnels à rebours de leur esprit et à contre-courant du moment. Non seulement cette attitude n’aide pas à résoudre les tensions, mais elle discrédite le mandataire et autorise des voix à demander la remise en jeu de son mandat. Nous en avons déjà écrit plusieurs lignes.
Le Premier Ministre et le Gouvernement, ensuite.
La Constitution prévoit l’existence d’un acteur politique très important, chargé d’animer l’équipe gouvernementale durant une législature, directement responsable devant le Parlement et sa majorité et disposant de l’administration pour déployer efficacement et concrètement sa politique générale.
Le rôle du Premier Ministre et de son équipe est éminemment décisionnel et littéralement politique. Prendre une décision, rédiger les textes législatifs et réglementaires qui l’encadrent, commander l’administration dans son exécution, voici une tâche lourde de sens. De Georges Pompidou dans les années soixante à Pierre Mauroy au début des années quatre-vingt, la Cinquième République a connu de véritables chefs de gouvernement actifs, disposant du temps et de l’autorité pour animer leurs équipes et encadrer une majorité.
Or l’extension des pratiques présidentielles a eu pour effet direct d’amoindrir l’exercice de la primature. Face à cette situation, le Premier ministre accepte passivement de voir son rôle se réduire au simple rang de collaborateur privilégié, essentiellement chargé de transcrire les décisions élyséennes. Cependant que les ministres, par effet de réverbération, en sont rendus au rôle d’exécutants dépolitisés et convaincus de n’être que des techniciens chargés d’organiser une administration. C’est une fausse route.
Le Premier ministre [a vu] son rôle se réduire au simple rang de collaborateur privilégié du Chef de l’Etat, chargé de transcrire les décisions élyséennes.
Les gouvernements qui se succèdent depuis 2017 en sont une illustration saisissante. Songeons à la nomination de Jean Castex, en 2020. Administrateur sérieux, il n’avait rien d’un homme politique légitime pour conduire le gouvernement de la Nation. Depuis la dissolution, tous vont dans le sens d’un maintien, même partiel, de l’autorité présidentielle sur les choix gouvernementaux. Ceci affaiblit le rôle du Premier ministre, qui demeure pourtant le personnage clef dans le fonctionnement de l’Etat sous la Cinquième République.
Le Parlement, à son tour
Les députés comme les sénateurs sont les représentants de la Nation. Ils sont chargés de voter ou non la loi, de contrôler l’action gouvernementale en se positionnant en soutien ou en défiance de celle-ci. La chambre basse est seule en mesure de renverser le gouvernement. Voilà le rôle du Parlement dans la Cinquième République, favorisé par un mode de scrutin encourageant les phénomènes majoritaires.
Cependant, garantissant de plus en plus souvent leur élection dans le seul effet d’entraînement d’un scrutin présidentiel, les députés avalisent eux-mêmes qu’ils ne sont plus que les instruments d’appui extérieur d’une politique dont ils ne discutent pas les orientations et qu’ils se contentent de modifier marginalement. Pourtant, ils ont longtemps été plus que cela, notamment des forces d’impulsion, à l’image de la majorité UNR-UDT-RI des années soixante ou de la gauche plurielle des années quatre-vingt-dix.
Dès lors, les parlementaires sont nombreux à méconnaître leur rôle réel dans le fonctionnement des institutions. L’Assemblée nationale ne se résume plus qu’à une arène politicienne où s’affrontent des postures exhibées devant l’œil des médias. Bien que ce rôle existe, il ne peut résumer à lui seul l’existence d’une assemblée parlementaire. Pis, il menace de creuser le fossé entre les citoyens et leurs représentants, alimentant des ressorts antiparlementaires qui ne sont jamais de bon aloi en République.
L’Assemblée nationale ne se résume plus qu’à une arène politicienne où s’affrontent des postures exhibées devant l’œil des médias.
Pour s’en convaincre, pensons à l’image que renvoie l’Assemblée depuis 2022. Peu de grandes joutes oratoires se distinguent sur les bancs mais il y prospère la vulgarité de l’instantané, elle-même immédiatement diffusée sur les réseaux sociaux. Les députés semblent avoir massivement oublié qu’ils ne sont pas les membres d’un groupe mais les représentants de la Nation. Qu’ils ne peuvent pas parler à quelques-uns seulement, mais qu’ils doivent verbaliser l’expression de la volonté générale.
Le référendum, enfin
Le référendum n’est pas une institution à proprement parler, il est un outil institutionnel. Rendu à la discrétion du seul Président de la République, il s’avère nécessaire lorsqu’il s’agit d’ouvrir dans le pays un grand débat politique sur une question d’intérêt national. Indépendamment de la question de confiance qu’il pouvait revêtir sous le Général de Gaulle, tant pour le conflit algérien que pour les étapes du processus européen, les référendums ont eu la qualité d’ouvrir de grands débats et ont permis de dégager des décisions directement frappés de l’imprimatur populaire.

Hélas, le succès du Non au référendum du 29 mai 2005 a refroidi les dirigeants à l’idée de recourir à l’outil référendaire. Depuis lors s’est instillée entre le Président de la République et le peuple une sorte de méfiance mutuelle, qui souligne en creux l’absence de confiance dans la légitimité d’un verdict émanant du peuple. Pourtant, dans un référendum il n’y a ni bonne, ni mauvaise réponse, il y a une décision qui est directement rendue par la souveraineté populaire et celle-ci devrait, en tout lieu, être scrupuleusement respectée.
Emmanuel Macron, qui n’a cessé de jouer du chaud et du froid avec cet outil, nous a pourtant déjà assuré qu’il ne l’utilisera jamais. Celui qui sait lire entre les lignes et qui a de la mémoire n’oubliera pas son interview, donnée en janvier 2018 sur la BBC, dans laquelle il concède que les Français voteraient probablement pour une sortie de l’Union européenne si la question leur était posée. Peut-être que oui, ou peut-être que non. Mais le simple fait de le conscientiser et d’en refuser l’hypothèse, au nom de cette prise de conscience, souligne combien l’expression de la souveraineté populaire fait peur à nos dirigeants. Combien aussi il existe un consensus au sommet sur la seule politique que l’on est autorisé à mener.
La défaillance de la classe politique
Nous le voyons, il y a une divergence d’appréciation entre la nature des fonctions et l’usage qui en est fait. Chacune d’entre elles forme néanmoins un pouvoir, capable d’agir et de modérer l’autre, dans le sens de l’intérêt général. La démocratie n’étant pas le consensus, mais la pacification du dissensus, il est naturel d’avoir une classe politique qui s’ébroue entre les institutions en composant une sorte de caisse de résonance du débat public. Notamment en permettant aux divers responsables de s’exprimer régulièrement dans les médias et de tenir l’estrade pour exposer leurs orientations.
La défaillance de la classe politique n’est donc pas innée, et cependant nous la constatons. Les partis politiques ont une lourde responsabilité dans cette défaillance générale. Précisément parce qu’ils ne travaillent plus sur le fond de ce que doit être un programme. Les « syndicats d’intérêt » que vilipende le Président Beaufort, dans le film éponyme d’Henri Verneuil, sont aujourd’hui exposés à notre regard.
S’est instillée entre le Président de la République et le peuple une sorte de méfiance mutuelle.
N’importe quel politicien en vue sur les réseaux sociaux se croit légitime à concourir à l’élection présidentielle. Les ambitions et les rivalités meublent l’essentiel des pages qu’on nomme « politique » dans les journaux. Les projets de société et les programmes de gouvernement sont souvent inexistants.
Louons à la France insoumise sa capacité de travail au fond, mené depuis des années, avec son Avenir en commun – quoi que l’on pense de Jean-Luc Mélenchon. Notons aussi les évolutions de Marine le Pen, qui tout de même caractérisent une capacité à travailler des propositions, quand bien même celles-ci sont souvent incohérentes entre elles. C’est peut-être aussi parce qu’ils sont identifiés sur leurs lignes politiques qu’ils capitalisent à eux deux une majorité de suffrages. Car du côté des autres, le champ du vide est stupéfiant. Le programme propre du PS a cinq ans. Celui de Renaissance tient à peine sur douze pages. Celui des républicains est pour ainsi dire inexistant.
Les partis politiques sont constitutionnellement attendus pour concourir à l’expression du débat politique. Pas simplement pour présenter des candidats, vides de réflexion et gorgés de postures, au moment des élections. Voici une autre explication, pour le moins étonnante. La classe politique contemporaine se compose d’acteurs qui ont renoncé à exercer leur rôle. Ceux-ci ne se contentent plus que d’occuper des places, davantage selon leur envie plus qu’en vertu de leur devoir. C’est une faute.
L’évaporation du pouvoir
Arrive, pour qui veut voir, le nœud fondamental du problème auquel se confronte la République. Longtemps durant, l’existence de celui-ci et l’explication de ses conséquences ont été amoindries. La dissimulation des enjeux auxquels nous sommes réellement confrontés a pourtant un effet concret. Telle une pourriture venimeuse, qui ne s’assume pas, mais qui menace de nous précipiter à terre, elle enfle sur nous dans une contrainte insoluble. Entre les aspirations populaires et les obligations mondiales, la contradiction devient insupportable pour nos institutions démocratiques et pour ses acteurs. C’est là que surgit la carence du pouvoir.
Depuis une cinquantaine d’années, la France, comme d’autres pays industrialisés, a fait le pari d’accompagner coûte que coûte un processus de mondialisation totale né conséquemment à la fin du cycle de Bretton Woods, en 1971. Cela s’est concrètement traduit par un phénomène d’ouverture généralisée, qui contrarie sérieusement les aspirations des classes moyennes occidentales développées. Comment ? Entre autres par la division mondiale du travail, par l’exacerbation de la pression concurrentielle, par l’émergence d’une économie de services, par le renoncement aux moyens de production, par l’ouverture des frontières facilitant le nomadisme d’un prolétariat à vil prix qui suscite de navrantes tensions identitaires, mais aussi par l’uniformisation des standards culturels.
En somme, cinquante ans de mondialisation ont accouché d’une désintégration des cadres civiques nationaux hérités de l’après-guerre à la faveur de l’émergence d’un individu consommateur, évoluant dans le vaste marché monde.

Dès lors, le politique n’a eu de cesse de se dessaisir de la réalité de son pouvoir qu’il remet dans les faits à des instances supranationales illégitimes à la base, telle que l’OMC ou l’Union européenne. Dans ce cas, à quoi sert le politique, sinon à jouer un rôle artificiel dans un théâtre d’ombres, dont les institutions héritées de naguère ne sont plus que d’encombrants vestiges d’une époque ou il était encore possible de transformer la volonté générale en politique publique ?
Et, ce qui est peut-être pire encore, le politique s’avère piètre comédien, tant il sait se montrer méprisant envers le peuple qu’il est censé représenter et servile vis-à-vis des institutions supranationales dans les mains desquelles il a remis l’effectivité du pouvoir.
Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’attitude craintive des pouvoirs publics à l’égard des agences de notation financières. Sans légitimité, celles-ci constituent la face émergée de l’iceberg du pouvoir réel au XXIe siècle. Ministres en tout genre de les courtiser et de leur donner des gages en réformant leurs économies dans un certain sens, tant ils redoutent une perte de la note AAA ou AA+ …
Comment ne pas le comprendre ? Nous nous sommes tellement dépossédés des moyens de production que notre croissance est tout à fait insuffisante à nos besoins. Nous avons renoncé à une politique de natalité qui fait que nous n’avons plus le renouvellement générationnel que suppose notre modèle social. Dès lors, nous vivons sous une perfusion d’endettement, autorisée par les marchés financiers, souvent étrangers. Nous sommes au bout de cette réalité.
Le rapport aux institutions européennes et aux carcans des traités en est une autre facette. Elle illustre combien nous avons remis des pans substantiels de notre souveraineté à d’autres. Donc, littéralement de notre effectivité à disposer du pouvoir. La législation française ne se décide plus dans les cénacles du Palais Bourbon ou du Luxembourg. Depuis l’Acte unique européen de 1986, l’intégration dans notre droit national du droit communautaire concerne la majorité des lois votées par notre Parlement. Où se trouve, dans tout ceci, la légitimité populaire de la loi qui s’exerce sur le peuple ? Tout est légal, mais tout est aussi de moins en moins légitime. Et les Français ne le supportent plus.
Cinquante ans de mondialisation ont accouché d’une désintégration des cadres civiques nationaux hérités de l’après-guerre à la faveur de l’émergence d’un individu consommateur, évoluant dans le vaste marché monde.
L’heure de la décision
Le constat de ce dessaisissement du pouvoir est accablant. Financièrement, socialement, industriellement ou moralement, la France est profondément malade d’un demi-siècle d’adaptation à une mondialisation qu’elle n’a jamais cautionnée dans les urnes et qui se retourne aujourd’hui contre ses intérêts vitaux.
L’enjeu qui se pose à notre génération n’est pas de proclamer une VIe République chimérique qui pourrait nous ramener aux faiblesses institutionnelles de 1875 ou de 1946. L’enjeu est bien de savoir si cette lente sortie du processus démocratique réel est irréversible ou bien si nous disposons encore des capacités suffisantes pour entreprendre une reprise en main des rênes de nos destinées.
Que l’on ne s’y trompe pas, à bon lecteur salut, la colère légitime que nous sommes nombreux à ressentir à l’égard de cette déchéance du politique ne se réglera pas miraculeusement par l’usage de solutions simplistes, désordonnées et spectaculaires. L’édifice mondialisé est tout aussi vermoulu qu’il est tentaculaire. Plus son écroulement sera brutal et non préparé, plus nous sortirons en lambeaux de sous ses gravats. Si ce funeste épisode de l’Histoire humaine aura été lamentable pour la dignité civique, il nous revient aussi d’en réussir la conclusion pour revenir sereinement à la réalité de ce que doit être un peuple politique qui dispose souverainement de lui-même.
Tout est légal, mais tout est aussi de moins en moins légitime. Et les Français ne le supportent plus.
La servitude volontaire n’étant pas un horizon glorieux pour un peuple libre, gageons de trouver en nous mêmes les ressorts qui sauront nous ramener vers un exercice de contrôle du pouvoir légitime, tout entier placé sous le magistère d’un principe aussi noble qu’il est écrasant, mais qui a le mérite de distinguer notre civilisation de toutes les autres :
Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.
Adrien Motel