Le quinquennat d’Emmanuel Macron a été marqué par le soulèvement des gilets jaunes, qui dénonçaient leur oubli de la part des élites. Celles-ci semblent moins tournées vers les problématiques de leur peuple que la mise en place de politiques mondialistes, soulignant leur soumission à l’économisme. L’économie est dénationalisée, au sens où elle n’est plus sous la domination de son peuple mais du marché auto-régulateur. Si le doux commerce avait permis de s’extirper du despotisme, il est à son tour devenu une nouvelle forme de domination, assignant chacun à la reproduction de son existence. Ce nouveau pouvoir capitaliste se nourrit de la domination qu’il impose aux hommes en supprimant les notions éminemment politiques de société et de souveraineté pour les remplacer par un simple individualisme en quête de richesse monétaire…
L’économisme : la prise de pouvoir de l’économie sur le politique…
A partir du XVIème siècle, la complexité des systèmes nationaux ont poussé les princes à s’entourer d’économistes et de financiers. Mais rapidement, l’économie s’est essentialisée, ramenée à elle-même comme science, sous l’impulsion néoclassique notamment. Parmi eux, Léon Walras (1) formula une approche englobante, celle de l’homo economicus ne cherchant dans ses relations qu’une maximisation du profit, sous contrainte budgétaire. L’économie devient de fait la matrice de lecture principale des relations humaines, le marché auto-régulateur permettant une allocation supposée parfaite des ressources.
L’économie, qui était éminemment politique, se désencastre de la société pour devenir un pouvoir en lui-même, qui s’essentialise et s’élève au-delà du politique. Karl Polanyi (2) montre que le marché auto-régulateur a fait émerger un ordre auto suffisant, qui dicte l’ensemble de l’organisation sociale. Plus précisément, le marché en tant qu’idée voire idéal assigne des seuls objectifs de gains et d’intérêts au détriment d’autres activités — politiques, culturelles au point que « le sens de l’honneur et de la fierté, le sens civique et le devoir moral, même le respect de soi et le sens des convenances, furent désormais considérés comme ne relevant pas de la production ». Il « utilitarise » ainsi les relations sociales, telles que l’éducation, l’Etat ou encore le mariage, en y étendant des logiques économiques exogènes aux individus. Dès lors, l’économiste est devenu prince en lieu et place du prince, en postulant divers degrés de rationalité. (3)
L’anti-économisme, ou la volonté de remettre l’économie au service de la politique…
L’anti-économisme affirme la nécessaire reprise en main du politique sur l’économie (4). L’avènement du marché comme idéal s’est traduit par la levée des barrières politiques là où l’Etat jouait un rôle prégnant. Cette privatisation des attributs politiques a permis d’éviter une forme de bureaucratie inefficace, certes, mais a soumis ces attributs aux imperfections du marché. Quoi qu’il en soit, le marché s’est renforcé, sans être contrôlé via l’exercice démocratique. L’anti-économisme défend une exigence maintenue de justice sociale car le consentement à l’économie de marché désencastrée est une acceptation des inégalités, du fait de l’ensemble des défaillances du marché, à l’image des crises de 1929 ou plus récemment de 2008.
Les fractures sociales du quinquennat d’Emmanuel Macron incarnent les effets néfastes de cette domination de l’économisme, qui aveugle tout ou partie les élites dotées d’un logiciel économique non omniscient. L’émergence du réel a rappelé que l’économie ne fait pas une politique publique complète. La fracture engendrée par les gilets jaunes témoigne d’une France oubliée par les chantres de la mondialisation heureuse en faisant émerger le besoin de reconnaissance si cher à Hegel que nombre de Français n’éprouve plus. Ce manque de reconnaissance s’origine en partie dans l’appréhension des relations humaines comme simples échanges marchands et le bonheur comme simple résultante d’une maximisation des profits personnels, dont la mondialisation en est le paroxysme. (5).
L’émergence du réel a rappelé que l’économie ne fait pas une politique publique complète.
L’anti-économisme et le retour à la souveraineté…
L’anti-économisme veut redonner un élan de souveraineté, en niant la possibilité d’uniformisation des économies. L’économie est un attribut de la souveraineté, et son exercice ne peut être pensé en dehors d’un contrôle budgétaire mais aussi, et surtout, monétaire. Or, la transition de la monnaie nationale vers une monnaie unique est le passage d’une dimension souveraine ambitieuse à une logique économique implacable en apparence, celle de l’intégration par le marché pour garantir la paix. L’euro incarne cet effacement du politique devant les instances de Bruxelles, chargées de mener l’intégration la plus aboutie et la plus parfaite (6). Or, aucun marché national ne ressemble à un autre, et l’économie est avant tout une affaire d’hommes et de culture et non de taux d’intérêt. Friedman montrait bien que la monnaie unique sacrifiait les divergences d’intérêts sur l’autel de la folie économique. L’économisme fait donc fi des histoires et des différences de cultures, en noyant les nations dans un ensemble sans identité et sans exercice démocratique réel.
Au sein de l’UE économique, les nations ne sont plus envisagées que comme des lieux de transactions, appartenant à un vaste marché commun, sur lequel les entreprises étendent leur terrain de jeu et de profit, sans porter attention aux effets que cela pourrait générer. Or, cette dépossession de la nation non considérée dans son entièreté entre en contradiction avec la notion de souveraineté. En effet, celle-ci est par essence un absolu qui exclut tout idée de subordination et de compromission. Néanmoins, dans la logique du traité de Maastricht (1992), les nations sont inéluctablement condamnées au déclin par le progrès de la civilisation matérielle. Leur souveraineté est donc incompatible avec le renforcement inévitable des interdépendances économiques. L’économie prend dès lors le pouvoir sur la volonté démocratique. (7).
En effet, celle-ci (la nation) est par essence un absolu qui exclut toute idée de subordination et de compromission.
L’économisme, contradiction entre un individualisme exacerbé et l’impossibilité de posséder son destin
Les théories utilitaristes, caractérisent le bonheur d’une société comme la somme totale des utilités individuelles. (8). L’achèvement des fins économiques personnelles nie la dimension collective, car la maximisation du bonheur économique de chacun suffit. La théorie des choix rationnels, désormais omniprésente, ne prend en compte que l’intérêt individuel, contractualisant les individus non par des liens historiques ou culturels mais par des possibilités de gains. Amartya Sen, avec sa formule de l’ « idiot rationnel », nous rappelle cependant que l’économisme prégnant passe sous silence la dimension collective, pourtant essentielle (9). L’anti-économisme permet donc de ne pas oublier certaines occupations en lieu et place de celles exprimées par le jeu du marché. A cet effet, Nietzche et Heidegger critiquaient déjà la médiocrité des élites soumises uniquement à l’économie, ne s’intéressant pas aux formes de vie les plus nobles et le plus élitistes comme les activités culturelles ou artistiques.
Mais l’économisme, en ce qu’il explique que les grands phénomènes économiques ne peuvent être contrés, supplante le politique dans la création d’un destin commun, et empêche au peuple de décider par lui-même de ce destin. Si la communauté de destin est le fruit des orientations politiques décidées par le peuple, la soumission du politique à l’économie soumet ces orientations au fatum économique. La possibilité et l’opportunité de ce choix n’est de fait plus dans les mains des peuples mais se situe au niveau des instances économiques, non élues démocratiquement.
Que faire face à cette domination ?
Faut-il se plier à l’économie et la vivre comme un destin ? Dans une ère où l’économie s’est imposée comme une force dominante sans nation et sans terre, il parait illusoire de la renverser comme le préconisait Marx. Il ne s’agit pas non plus d’ignorer l’économie, en ce qu’elle est une composante fondamentale des politiques publiques. Non, il est plutôt intéressant de parler de résistance gramsciste, entendue comme une remise au goût du jour d’une hégémonie culturelle totale et démocratique, traditionnellement aux mains de la gauche, remettant au cœur des responsabilités des gouvernants des notions culturelles et de responsabilité dans la transmission du savoir.
Résister à l’économisme passe par l’association du manque et de la mutualisation. Le manque est inhérent à tout être, et celui-ci met en place des stratégies dignes de l’homo economicus se traduisant par la compulsion d’acquisition au détriment d’autrui, et plus généralement par le réinvestissement de sa propre finitude afin de déroger au destin mortel qui le guette. Mais d’autre part, l’homme évolue dans un univers de mutualité, car ses choix pèsent sur les autres et inversement. (10) Il est de fait soumis à des relations d’interdépendances. Ainsi, poursuivre ces deux objectifs permet de s’accorder à l’autre, sans nourrir un capitalisme d’individus déracinés et conflictuels, et de rendre symétriques les relations de concurrence afin d’accéder au bonheur personnel.
Les élections approchant, de nouvelles idées se font jour dans le débat public, en particulier la volonté d’un rapprochement entre les élites et le peuple, ainsi que la remise au cœur du débat politique de notions telle que la souveraineté. La traduction dans les faits passera certainement par le dépassement de la loi d’airain selon laquelle la politique doit s’adapter à la mondialisation économique et non uniquement en rattraper les erreurs.
Cyprien Serizier
Sources :
(1) Léon Walras, Eléments d’économie politique pure, 1874
(2) Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944
(3) Herbert Simon, Organisations et marchés, 1955
(4) Emmanuel Picavet, 2001/2002, Faut-il lutter contre l’économisme ?, Cités
(5) Branko Milanovic, 2015, Les inégalités mondiales
(6) Jacques Sapir, Nicolas Dufrêne, 2021, UE, euro : l’heure des choix ? Gavroche média
(7) Philippe Séguin, Discours pour la France, 1992
(8) Jeremy Bentham, Introduction aux principes moraux et à la législation, 1789
(9) Gilles Chatenay, L’homo economicus est-il toujours un idiot rationnel ?, 2003/2004, La Cause freudienne
(10) Catherine Larrère, 2001/2002, Faut-il lutter contre l’économisme ?, Cités
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