Diaboliser pour mieux régner – Entretien avec Dominique Pinsolle

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Historien à l’Université Bordeaux Montaigne et spécialiste de l’histoire de la communication et du mouvement ouvrier, Dominique Pinsolle consacre ses recherches à la critique des médias et aux stratégies de répression sociale. Collaborateur régulier du Monde diplomatique, il est l’auteur de À bas la presse bourgeoise. Deux siècles de critique anticapitaliste des médias. De 1836 à nos jours et de Quand les travailleurs sabotaient. France, États-Unis (1897-1918), parus aux éditions Agone.

Dans cet entretien, il analyse la défiance persistante des grands médias à l’égard des mouvements sociaux, qu’il explique par des liens historiques et structurels profonds entre la presse et les puissances économiques. Il décrypte aussi les ressorts de la diabolisation des luttes sociales et les limites des tentatives de moralisation de la presse. Un regard critique sur la manière dont les médias participent à la préservation de l’ordre établi.


Gavroche : Depuis le XIXᵉ siècle, la presse dominante s’est souvent montrée critique, voire hostile envers les mouvements sociaux. Comment expliquez-vous cette constance dans la manière dont les médias traitent les mobilisations populaires ?

Dominique Pinsolle : Il est important de bien définir ce qu’on entend par « médias ». Au XIXᵉ siècle, la presse était très diverse : on trouvait des journaux conservateurs destinés aux élites, mais aussi une presse socialiste, ouvrière et militante. Cependant, si l’on parle des médias dominants – c’est-à-dire les journaux les plus diffusés, les plus influents, avec la plus grande longévité – leur hostilité envers les mouvements sociaux s’explique par leur structure économique.

Ces journaux étaient des entreprises capitalistes. Leurs propriétaires étaient souvent des hommes d’affaires, et à partir de la fin du XIXᵉ siècle, de plus en plus d’entre eux ne venaient pas du tout du monde de la presse. Ce phénomène n’est pas nouveau. Prenons l’exemple du quotidien Le Matin, qui est devenu l’un des plus grands journaux de la Troisième République. Il a été racheté par un entrepreneur ayant fait fortune dans le chantier du canal de Panama. Il n’avait aucun lien avec la presse.

La logique économique de ces entreprises les poussait naturellement à défendre l’ordre établi. Tant que la situation était calme, cette hostilité envers les mobilisations sociales n’était pas forcément visible. Parfois même, certains journaux montraient une certaine bienveillance envers les ouvriers. Mais dès que la situation devenait conflictuelle, la presse se rangeait instinctivement du côté de l’ordre. Ce comportement n’était pas dicté par des consignes explicites des propriétaires. La hiérarchie rédactionnelle – du directeur de publication au rédacteur en chef – était composée de personnes soigneusement recrutées pour partager les intérêts du propriétaire.

Il serait étonnant que des entreprises capitalistes, vivant du système capitaliste et détenues par des capitalistes, défendent des mouvements qui contestent ce même système. C’est pourquoi l’hostilité des grands médias envers les mouvements sociaux est une constante, directement liée à leur structure économique et sociale.

L’hostilité des grands médias envers les mouvements sociaux est une constante.

Gavroche : Dans votre ouvrage, vous critiquez la prétendue neutralité des grands médias, qui remonte notamment à Émile de Girardin et à l’introduction de la publicité. En quoi cette neutralité est-elle fallacieuse ?

Dominique Pinsolle : La prétendue neutralité des grands médias remonte effectivement au lancement de La Presse par Émile de Girardin en 1836. Ce journal se distingue de la presse d’opinion traditionnelle en affichant une neutralité politique et en misant sur la publicité pour réduire le prix de vente. Cette stratégie permet d’élargir le lectorat, notamment auprès des classes populaires.

Cette neutralité est pourtant trompeuse. Derrière ce discours d’indépendance, les journaux adoptent des positions politiques claires, même si elles sont moins visibles. Par exemple, à la fin du XIXᵉ siècle, les grands journaux comme Le Matin, Le Petit Journal ou Le Petit Parisien se positionnent globalement comme républicains modérés, oscillant entre le centre-gauche et le centre-droit. Ils défendent les institutions républicaines, mais critiquent parfois certaines figures politiques pour mieux afficher une supposée indépendance.

Il est important de comprendre que la distinction entre presse d’information et presse d’opinion est artificielle. En réalité, il existe une presse d’opinion assumée et une presse d’opinion qui ne dit pas son nom.

En réalité, il existe une presse d’opinion assumée et une presse d’opinion qui ne dit pas son nom.

Cette prétendue objectivité est un masque qui cache des intérêts économiques et politiques. Quand on analyse la couverture médiatique de grands événements sociaux, cette neutralité s’effondre : les médias dominants prennent généralement position en faveur de l’ordre établi.

Cette prétendue objectivité est un masque qui cache des intérêts économiques et politiques.

Gavroche : La loi de 1881 sur la liberté de la presse est souvent saluée comme une avancée majeure. Pourtant, vous en soulignez les limites, notamment son incapacité à empêcher la concentration des médias. Pourquoi ces lacunes ?

Dominique Pinsolle : La loi du 29 juillet 1881 est effectivement un texte fondamental qui garantit la liberté de la presse. Cependant, elle présente un impensé majeur : la question économique. Cette loi supprime les dispositifs de censure et les contraintes financières qui entravaient la liberté de publication. Mais elle ne prévoit aucun mécanisme pour limiter la concentration de la presse.

À droite, cela s’explique par la défense de la propriété privée et de l’économie libérale. Mais même la gauche républicaine de l’époque n’a pas cherché à encadrer les structures économiques des médias. Elle pensait que les progrès de l’éducation et de la République purifieraient naturellement la presse. Les lecteurs, mieux informés, se détourneraient des journaux malhonnêtes ou contrôlés par des hommes d’affaires douteux.

Cette croyance était illusoire. Dès les années 1890, avec le scandale de Panama, on constate les effets néfastes de cette concentration médiatique. La presse est déjà sous influence des puissances financières. Pourtant, aucune mesure sérieuse n’est prise pour encadrer économiquement les médias.

Gavroche : Dans votre livre Quand les travailleurs sabotaient, vous montrez comment le sabotage a été criminalisé par la presse. Pourquoi cette virulence médiatique ?

Dominique Pinsolle : La virulence des grands journaux envers les formes de lutte radicales comme le sabotage est liée à la menace que représentait la CGT au début du XXᵉ siècle. À cette époque, la CGT est un syndicat révolutionnaire qui prône la grève générale expropriatrice. Le sabotage, défendu par Émile Pouget, est alors pleinement assumé et revendiqué par la CGT. Cette stratégie inquiète profondément les élites économiques et politiques de l’époque. Face à cette menace, la presse bourgeoise réagit avec une virulence extrême. Elle déforme les faits et assimile systématiquement le sabotage à la violence, voire au terrorisme.

Un exemple frappant de cette panique médiatique est le 1er mai 1906. Ce jour-là, la crainte d’un soulèvement généralisé provoque une véritable psychose à Paris. Les forces de l’ordre sont mobilisées massivement, et les journaux alimentent cette peur collective en présentant les militants syndicaux comme des criminels prêts à tout.

La presse dominante, intimement liée aux élites économiques et politiques, joue un rôle central dans la stigmatisation des mouvements ouvriers. Ce n’est pas seulement une réaction de circonstance, mais bien une stratégie délibérée pour discréditer toute forme de contestation sociale.

La presse dominante, intimement liée aux élites économiques et politiques, joue un rôle central dans la stigmatisation des mouvements ouvriers.

On retrouve aujourd’hui les mêmes mécanismes avec la criminalisation de certains mouvements écologistes radicaux. La presse dominante exagère et amplifie certains faits pour justifier des mesures de répression. La diabolisation des luttes sociales reste un outil puissant pour préserver l’ordre établi.

La diabolisation des luttes sociales reste un outil puissant pour préserver l’ordre établi.

Gavroche : Les ordonnances de 1944 visaient à moraliser la presse après la guerre. Pourquoi cet effort a-t-il échoué ?

Dominique Pinsolle : À la Libération, il y a une volonté réelle de refonder la presse sur des bases plus saines. Les ordonnances de 1944 ont été conçues pour moraliser la presse et limiter la concentration des médias. L’objectif était d’empêcher les puissances d’argent de retrouver leur influence sur les journaux.

Mais cette ambition a rapidement échoué. Dès 1947, avec l’entrée dans la guerre froide, les priorités politiques changent radicalement. Toute tentative de réguler les médias est désormais perçue comme une menace contre la liberté d’expression, assimilée à un contrôle d’inspiration communiste.

Le marché reprend alors ses droits. Les mesures prévues par les ordonnances ne sont pas appliquées. Pire encore, des figures compromises, condamné pour collaboration, parviennent à reconstruire de vastes empires médiatiques.

Les tentatives de réforme sont abandonnées, et la concentration des médias reprend de plus belle. Le capitalisme de presse se reconstitue rapidement, et les puissances économiques retrouvent leur influence sur les journaux. Cette démission politique face aux enjeux médiatiques a durablement fragilisé la liberté de la presse.

Gavroche : Peut-on encore espérer un retour à un journalisme critique face à la marchandisation de l’information ?

Dominique Pinsolle : La domination de la presse commerciale ne date pas d’hier. Elle s’impose dès les années 1830, avec l’émergence des journaux à bas prix financés par la publicité. Depuis, la presse critique existe toujours, mais elle occupe une position marginale face aux grands médias capitalistes.

Pourtant, des évolutions sont possibles, à condition qu’il existe un relais politique. On l’a vu à la Libération avec les ordonnances de 1944, ou même en 1981 avec François Mitterrand. Son programme incluait des mesures ambitieuses de régulation des médias, et cela ne l’a pas empêché de remporter l’élection présidentielle.

Mais ces projets ont été abandonnés. Aujourd’hui, la gauche, qui devrait porter ce combat, semble avoir renoncé à inscrire la question des médias parmi ses priorités. Or, sans une volonté politique forte, il est impossible de remettre en cause la domination des puissances d’argent sur la presse.

La question médiatique devrait redevenir un enjeu central dans le débat public. Tant que ce ne sera pas le cas, la presse critique restera confinée à la marginalité. Pourtant, il est essentiel de construire un véritable contre-pouvoir médiatique pour défendre la démocratie et offrir des espaces d’expression aux mouvements sociaux.

La question médiatique devrait redevenir un enjeu central dans le débat public.

Remettre cette question au cœur des priorités politiques permettrait de repenser la presse, de renforcer son indépendance économique et d’en faire un véritable outil d’émancipation. C’est un chantier immense, mais il est plus que jamais nécessaire.

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