La gauche en Colombie : un exemple ?

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Après soixante-dix ans de gestion du pays par des pouvoirs de droite et marquée par la corruption voire des massacres de masse, la Colombie s’est dotée du premier président de gauche de son histoire. Un président radical et moderne sur le papier mais qui après un an à la tête de l’État ne semble pas enclin à tenir ses promesses.


La Colombie est un pays d’une grande beauté. Elle possède la plus grande biodiversité au monde, l’accès à l’Océan Atlantique, à l’Océan Pacifique, possède trois chaînes de montagnes qui forment la Cordillère des Andes, et une partie de la forêt amazonienne. Sa population est réputée chaleureuse, et sa gastronomie, son art et sa musique en font un pays à la culture exceptionnelle. Néanmoins, cette région du monde est marquée par une violence extrême. Que ce soit le « Bogotazo », la répression des révoltes suites au meurtre du chef du parti libéral colombien en 1948, les actions des paramilitaires, des « FARC », ou des anciens présidents, nombreux sont les événements qui ont terrorisé les Colombiens et les Colombiennes.

Pour comprendre cette situation, il faut nous intéresser au passé de la Colombie. Et tout d’abord à son ancien président, celui qui a précédé l’actuel chef de l’État Gustavo Petro, Ivan Duque.

Ivan Duque, président de la Colombie de 2018 à 2022

Ivan Duque, un président au bilan catastrophique

Lors de l’avant-dernière campagne électorale, en 2018, les médias colombiens en majorité possédés par des milliardaires1 avaient présenté ce qui était à l’époque un candidat centriste comme quelqu’un de « jeune », « dynamique », et de « particulièrement intelligent ».

Le résultat est plus sombre : sous le régime d’Ivan Duque, des milliers de manifestants ont été blessés, plusieurs dizaines ont été éborgnés, quatre-vingt ont été tués, et des enfants ont été bombardés. En 2019, la Colombie était devenue le septième pays avec le plus d’inégalités au monde, la pauvreté touchant 42% de la population. À cela ajoutons un enseignement supérieur – majoritairement privé – réservé aux catégories les plus aisées de la population et un système de santé défaillant. Une situation qui devait s’aggraver avec la volonté d’Ivan Duque de mettre en place une réforme fiscale visant à taxer les classes moyennes – déjà épuisées économiquement – pour redistribuer aux catégories les plus défavorisées. Le tout sans solliciter les classes aisées de la population. Résultat ? La population colombienne a voulu se soulever.

Manifestation en 2019

Mais lorsqu’un peuple se révolte, décide de sacrifier son énergie, son argent, de risquer à cause de la répression de perdre un œil, une main, sa liberté voire sa vie , c’est qu’à une étincelle – ici, la réforme fiscale – est venue se rajouter aux barils de poudre.

 

L’uribisme, berceau d’Ivan Duque

La Colombie a une mauvaise expérience de la droite et des centristes qui appliquent dans les faits une politique de droite. Suite à plus d’un demi-siècle de chefs d’État de ce bord politique qui se sont succédé, le pays est au bord de l’implosion. Duque n’est que l’aboutissement de la logique qui a pris place depuis que la Colombie est devenue indépendante de l’Espagne il y a deux-cents ans : la domination de descendants d’oligarques espagnols, et sous influence américaine depuis quelques décennies2.

L’épitomé de la droite colombienne moderne étant Alvaro Uribe, le mentor d’Ivan Duque, qui a gouverné de 2002 à 2010. Protégé par les médias colombiens, il est peu connu qu’Uribe apparaît dans un rapport des services de renseignement américains de 1991 comme impliqué dans des activités de narcotrafic3.

L’ex-président colombien Alvaro Uribe

Alvaro Uribe est plus connu en Colombie pour l’affaire d’État des « falsos positivos ». Il s’agit de l’assassinat prémédité de 6402 personnes, au minimum, en majorité des jeunes, dont les cadavres ont été fait passer pour ceux de guerrilleros afin de servir une politique du chiffre4. Ce crime de guerre a été réalisé dans le but de terroriser les populations qui auraient voulu s’engager avec les FARC et de rassurer la population colombienne en laissant penser que la situation évoluait dans le bon sens.

 

Les FARC, adversaire historique principal de l’uribisme

Les FARC, les Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes ne sont pas une organisation à sous-estimer dans sa capacité à générer de l’horreur, encore moins à idéaliser comme il l’a été fait parfois dans le passé par une partie de la gauche radicale et l’extrême gauche française.

Les FARC ont été créées en 1964 en réaction à des attaques perpétrées par le président de l’époque sur des zones d’autodéfense constituées par des guérillas communistes. Celui-ci a agi sous la pression des députés conservateurs, avec l’appui des États-Unis. S’en est ensuivi des décennies de massacres, d’enrôlement forcés, d’enlèvements, d’otages exécutés, de trafic de cocaïne, et de violations des droits de l’enfant de la part de cette organisation communiste – le recrutement forcé d’enfants pour faire la guerre étant monnaie courante chez les FARC.

Cependant, il serait faux d’affirmer que les FARC ont été les principaux bourreaux durant la période de violence qu’a traversé la Colombie durant ces dernières décennies. En réaction aux exactions des FARC, des groupes paramilitaires d’extrême droite se sont formés, et pour faire pire. Selon les Nations unies, les forces gouvernementales auraient perpétré 8% des assassinats de civiles, les FARC 12%, et les paramilitaires 80%5.

 

Les accords de paix entre les FARC et l’État colombien, une avancée source de tensions

Le 24 août 2016, les négociateurs des accords de paix entre le gouvernement et les FARC annoncent un accord définitif pour mettre fin au conflit. Ce texte est exceptionnel, d’abord par le symbole qu’il constitue : c’est l’aboutissement d’une entente internationale inédite. Le Venezuela de Chavez, les États-Unis, la Suède, mais aussi Cuba et l’avocat espagnol Balthazar Garzon (qui a permis l’arrestation de Pinochet) sont à l’origine de la constitution d’un tel accord. L’accord permet d’épargner la vie de centaines de personnes qui seraient mortes si ce conflit n’avait pas pris fin.

Les accords de paix constituent une grande victoire, mais aussi une immense défaite. Pour la démocratie tout d’abord : ils devaient être ratifiés par référendum, mais la population a voté contre. Il fut instauré de force. Certains médias ont manipulé l’opinion, en déformant la réalité pour faire notamment croire à l’imposition forcée de la « théorie du genre ». En réalité, les accords de paix utilisaient le terme « genre » à quelques reprises, et ce pour permettre aux femmes d’accéder à des protections spécifiques. Les accords de paix, suite au refus de la population, ont été imposés de force en ignorant la volonté populaire.

Les accords de paix sont aussi une défaite symbolique. Beaucoup de Colombiens sont choqués de voire de nombreux anciens membres des FARC siéger au parlement – avec des salaires élevés – et cela en toute impunité après les atrocités que de nombreux « guerilleros » ont commis. De nombreux Colombien rétorquent en disant qu’ils préfèrent un membre des FARC au parlement grassement payé qu’en train de tuer des enfants.

 

Ivan Duque, responsable de bombardements d’enfants

Les organisations comme La Primera Linea (sorte de Black Bloc colombien) ont gagné en légitimité, notamment depuis les bombardements dans les régions du Caqueta et du Guaviare qui ont massacré au total plus d’une vingtaine d’enfants, âgés de 12 à 17 ans6, donnant ainsi la certitude à la population colombienne qu’elle n’est pas protégée par l’État. L’armée justifie ces bombardements en expliquant qu’elle cherche à supprimer des dissidences des FARC – des factions des FARC qui n’ont pas voulu rendre les armes suite aux accords de paix – qui avaient enrôlé des enfants. Par principe de précaution dans le droit international humanitaire, il est interdit de bombarder des zones où il pourrait y avoir des personnes mineures.

Or il ne s’agit pas d’un cas isolé, ces frappes violant les droits de l’enfant ont eu lieu à deux reprises, sous deux ministres de la Défense différents qui ont agi sous Ivan Duque. Il semblerait que le problème venait de plus haut, c’est-à-dire de la présidence.

Ainsi Ivan Duque peut-il être reconnu comme responsable de toutes ces morts ? Selon la constitution colombienne, oui. Ce texte datant de 1991 affirme que le président est le chef suprême de l’armée et en a la responsabilité absolue.

 

La présidence Petro, début de la fin de la démocratie représentative colombienne ?

Pour comprendre l’engouement suscité autour de la campagne de Gustavo Petro, le nouveau président colombien depuis août 2022, il faut comprendre le contexte politique du pays sud-américain. Le peuple colombien n’a jamais eu de président de gauche depuis plus de soixante-dix ans. Et la droite est assimilée à la défense des paramilitaires ultra-violents et à la corruption. Ce qui a facilité l’élection du nouveau dirigeant arrivé en tête du premier tour avec plus de 40% des voix, score initialement inimaginable pour un ancien guérillero – bien que n’ayant commis aucun crime comme l’affirme tout l’horizon politique colombien hormis une partie de l’extrême droite, sans preuve.

Personnalité assez brillante, fin stratège, et consciente de l’importance de la symbolique, c’est-à-dire de la performativité du réel sur les consciences, Gustavo Petro a initié son mandat avec une mesure puissante. Son prédécesseur Ivan Duque ne voulait pas lui apporter l’épée de Simon Bolivar, personnage historique ayant permis la libération de la Grande Colombie (qui était l’État formé de plusieurs États dont la Colombie) de la colonisation espagnole, pour sa cérémonie d’investiture. L’épée de Simon Bolivar, symbole suprême de la souveraineté populaire colombienne, allait donc initialement rester dans le palais présidentiel. Le premier souhait de Gustavo Petro, à la seconde où il a été investi président, a été qu’on lui apporte l’épée de Simon Bolivar. Comme une promesse de défendre l’intérêt du peuple.

Cependant, Gustavo Petro cumule les promesses cruciales non tenues. La non-dissolution de l’ESMAD, sorte de BAC colombienne, dont il avait dit qu’elle serait dissoute le jour d’investiture, l’absence de la convocation d’une assemblée constituante, qui était censé arriver aussi peu de temps après son élection.

Néanmoins Gustavo Petro a aussi du positif dans son bilan en cours. De nombreux paysans ont été hébergés grâce à des aides de l’état, ayant été déplacés dans d’autres parties de la Colombie à cause des conflits, souvent en périphérie des villes sans la possibilité d’avoir des animaux et vivant dans des maisons ou des appartements modestes.

Cela ne suffit pas à rassurer la population colombienne, particulièrement polarisée, dans un affrontement entre une moitié de la population de gauche et soutenant Gustavo Petro, et une autre moitié de la population de droite et marquée par son anti-petrisme viscéral. La population de gauche craint que son supposé homme providentiel ne serait peut-être finalement pas son sauveur, et une population de droite qui sent une peur grandissante en elle que la Colombie ne devienne un nouveau Vénézuela avec l’autoritarisme et la difficulté économique que connait ce pays, ce à quoi il faut rajouter tous les fantasmes alimentés par les médias dominants colombiens presque tous de droite.

La Colombie ne peut plus se permettre d’autres expériences désastreuses de droite. Si Gustavo Petro échoue, elle ne pourra pas se permettre non plus un autre président de gauche qui n’endigue pas la détérioration de l’état du pays et qui augmente les tensions au sein de la population. Outre la régression autoritaire qui empirerait la situation, il ne lui resterait plus qu’un choix : la révolution et la mise en place d’une démocratie semi-directe ou directe. Or une telle décision de la part d’une partie de la population, sachant le nombre alarmant d’armes qui circulent dans le pays, ne fera que basculer à nouveau le pays dans l’horreur – les ingrédients de scénario sont là.


Comme de nombreux pays dans le monde, la Colombie pourrait se retrouver dans une impasse. Un scénario peu probable, mais le plus souhaitable, serait qu’une grande majorité de la population adhère à un projet révolutionnaire d’approfondissement démocratique, avec la volonté tenace de ne pas prendre les armes, même pour riposter pour que le pays ne sombre pas à nouveau dans la violence. Pour cela il faudrait qu’un projet désirable se forme, non pas un modèle à imiter, mais une boussole indiquant la direction à emprunter. Et ce projet désirable qu’il nous faudrait bâtir, les gilets jaunes ont commencé à le dessiner. Aux peuples du monde entier, et notamment aux Français, de le terminer.

 

Martin Lopez

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