La gauche doit penser la production, et ne pas s’arrêter à la redistribution

Il remet le couvert. Fabien Roussel, secrétaire général du Parti communiste français, a une nouvelle fois choqué les milieux de gauche en annonçant vouloir supprimer le RSA à l’occasion de la sortie de son livre « Le parti pris du travail » en février dernier. Pour quelles raisons de fond le chef communiste sent-il le besoin de se démarquer sur cette question ?
Tensions sociales
Le secrétaire national du PCF s’était déjà désolidarisé en 2022 de « la gauche des allocations et des minimas sociaux. » En février dernier, dans la continuité de cette ligne, Fabien Roussel est revenu avec une formule choc « Je veux supprimer le RSA. » Loin d’être un bourreau social, Fabien Roussel entendait ainsi faire la promotion de l’intéressant projet SEF (Sécurité, emploi et formation) porté par le programme du PCF.
Fabien Roussel a certainement senti la nécessité politique d’opérer une distinction entre prolétariat et, comme le disait Friedrich Engels, « lumpenprolétariat. » Rassembler ces deux catégories sous le mot de « pauvres » comme l’a souvent fait la gauche catholique engendre certaines frustrations. La société a beaucoup évolué depuis Engels : le niveau de vie est considérablement monté, les strates sociales se sont complexifiées ; mais il reste toutefois cette distinction qui existe et qui se présente aujourd’hui à travers le mot cruel de « cassos, » qui doit probablement revenir régulièrement aux oreilles de Fabien Roussel (actuellement maire de Saint-Amand-les-Eaux) : « Je condamne cette France qui a assommé des générations entières à coups de RSA. Cela a permis à la droite de séparer les gens entre des travailleurs et des cassos. […] Vous aurez des gens qui viendront vous voir en disant : pourquoi je me crève la paillasse à bosser pendant que mon voisin qui touche le RSA vit aussi bien que moi ? »
La proposition de supprimer le RSA est peut-être trop sèche et mérite d’être discutée. Il est probable que dans une société prospère, l’existence d’un RSA serait mieux acceptée, mais dans la société telle qu’elle est, cette tension existe et ne peut pas être ignorée.

La droite aime en effet jouer sur cette distinction et dégainer des mesures contre le lumpenprolétariat, comme peut le faire Laurent Wauquiez et sa cible constante de l’assistanat. Nicolas Sarkozy avait su également en son temps s’attirer un vote populaire important en partie en jouant sur ce ressentiment. Toutefois, la droite ne défend pas les intérêts des classes populaires pour autant.
Pour ces raisons, et aussi contre le déclin économique de la France, il est nécessaire de mettre l’accent sur la production plutôt que sur la redistribution. Il ne s’agit pas d’être ennemi des systèmes de redistribution, comme l’est la droite, qui attaque le système des retraites par répartition et privilégie un système par capitalisation. La création de systèmes de redistribution était légitimement à l’ordre du jour du mouvement ouvrier lorsque la société en était dépourvue. La création de la sécurité sociale en 1945 a par exemple été une grande réussite qui a amélioré la vie des Français de façon décisive. Il ne faudrait pas non plus trop opposer l’aspect production et l’aspect redistribution dans l’économie, car les systèmes de redistribution ont apporté une stabilité de la demande, bonne pour la croissance des entreprises.
Toutefois l’enjeu est aujourd’hui de financer les systèmes de redistribution existants plutôt que d’en créer de nouveaux, et seule une hausse de la production et une baisse significative du chômage permettrait ce financement.
Fabien Roussel a certainement senti la nécessité politique d’opérer une distinction entre prolétariat et, comme le disait Friedrich Engels, « lumpenprolétariat. »
De même, certains impôts n’ont pas la cote dans la population. Un sondage récent illustre ce phénomène. Bien que les économistes de gauche aiment les impôts de succession pour leur efficacité fiscale et leur aspect redistributif, 77% des français interrogés les estiment injustifiés. Dans le même sondage, la CSG est trouvée injustifiée à 59%, les taxes sur le pétrole à 50%, mais l’impôt sur les sociétés est trouvée juste par 81% des Français et l’impôt sur la fortune immobilière par 79%.
Les dépenses publiques qui apparaissent injustifiées sont de plus en plus mal acceptées dans un pays où les services publics se dégradent. Les libéraux n’ont pas tort sur ce point et leur traque des dépenses publiques injustifiées se révèle souvent fructueuse. Il ne faudrait pas commettre l’erreur d’apparaître moins populaire que les libéraux sur ces questions. Rappelons enfin, à toute fin utile, que l’étatisme n’est qu’un moyen du socialisme et non pas son cœur. Dans la composition d’un nouvel équilibre fiscal, il serait judicieux politiquement de privilégier des solutions de relance par des baisses d’impôts pesants sur la consommation (comme la TVA).
Attaquer le fond du libéralisme
Tout n’est pas à jeter dans la théorie économique libérale, notamment sa microéconomie, très utile quant à la distinction des différents types de marché, et qui a posé les bases théoriques de la pratique des études de marché, ayant depuis démontré leur efficacité.
C’est plutôt la macroéconomie libérale qui paraît fausse. Celle-ci repose toujours sur la douteuse « loi de Say » – selon laquelle l’offre crée la demande – critiquée notamment par John Maynard Keynes dans son célèbre ouvrage Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936). L’économiste anglais inversait la proposition et estimait au contraire que c’est la demande qui crée l’offre.
Le libéralisme économique peut avoir du succès lorsqu’il s’agit de critiquer certains impôts lourds, certaines dépenses publiques aberrantes, ou les systèmes de redistribution. Mais il apparait beaucoup plus faible si on l’attaque sur ses bases théoriques : le laisser-faire, le laisser-passer et la politique monétaire restrictive. Nous avons aujourd’hui l’expérience de l’échec de ces théories vis-à-vis du maintien d’un niveau de production viable.
Dans la pratique politique, où l’on ne se soucie guère de macroéconomie, le centre et la droite tendent à faire du taux d’imposition et du coût de travail les uniques déterminants de la production. Ces derniers, disent-ils, doivent être le plus bas possible afin de favoriser au maximum la production de richesse. Ils oublient, bien négligemment, que le facteur semblant avoir le plus de poids quant au niveau de la production est le niveau des investissements.
Nous avons aujourd’hui l’expérience de l’échec des théories libérales vis-à-vis du maintien d’un niveau de production viable.
Les individus consomment une partie de leur revenu, et épargnent le reste. Plus le revenu d’un individu est élevé, plus il aura tendance à épargner une plus grande part de ce revenu. Les entreprises se basent sur la demande anticipée afin de déterminer les investissements et les embauches à réaliser, ou non. Ainsi maintenir un investissement élevé consiste à maintenir une consommation populaire élevée, les classes populaires ayant tendance à consommer une plus grande part de leur revenu que les classes plus aisées.
Les classes populaires sont aujourd’hui plutôt considérées comme un coût du travail à abaisser plutôt que comme un acteur du développement économique. La France – pays richement doté en capital – se trouve de ce fait en situation d’excès d’épargne et de sous-investissement structurel. L’argent déposé dans les banques françaises part bien trop souvent s’investir à l’étranger alors que le manque d’investissement se fait cruellement sentir dans notre société. Le montant de ces sorties de capitaux sur le temps long s’apparente à une véritable fuite des capitaux.
Au-delà, le système financier actuel porte en lui le vice fondamental d’être un « trou noir » dans l’économie, aspirant des ressources considérables qui devraient revenir à l’économie réelle, et générant des bulles spéculatives (comme expliqué dans Le capital fictif de Cédric Durand, 2014). Le système financier est complétement pris dans l’illusion selon laquelle « l’argent crée l’argent » alors que les richesses sont créées par le travail productif.
Pour répondre à ces problèmes, l’histoire du socialisme est riche de réalisations desquelles nous pouvons nous inspirer.
Socialisme de production
Le succès économique de la France d’après-guerre repose en grande partie sur le modèle de planification mis en œuvre au sortir de la Seconde guerre mondiale, bien que ce ne soit pas le seul facteur (on peut citer notamment les effets du plan Marshall et le prix historiquement bas du pétrole durant cette période).
Le ministère du Plan fut créé en 1946, issu du compromis politique du moment, teinté de rouge. Pierre Mendès France y voyait un moyen de modernisation : « Économiquement, l’Etat pourra organiser et diriger la Reconstruction Nationale – non pas en vue du rétablissement pur et simple de la situation d’avant-guerre, seul objectif de la plupart des plans fondés sur des considérations d’intérêts privés, mais en vue de l’édification d’un pays plus moderne, plus dynamique et finalement plus riche – que s’il dispose sans réserve des grands moyens clés dont la gestion conditionne toute la vie économique d’un pays évolué. »

Une large gamme d’entreprises furent nationalisées dans les secteurs considérés comme clefs : grandes banques de dépôt, assurances, industrie électrique, sidérurgie, transports, industrie de la machine-outil… Un contrôle des prix et des capitaux fut institué. Le Commissariat au Plan était chargé d’orienter les investissements dans les secteurs jugés prioritaires pour l’économie française et d’établir des objectifs économiques quantitatifs et qualitatifs définis en commun accord avec les partenaires sociaux.
La conception française de la planification, dite libérale, et s’appuyant sur la méthode des incitations, s’apparente à la politique économique mise en œuvre au Japon durant la même période, que l’on peut également créditer d’un succès industriel resplendissant. Il est à noter que des spécialistes chinois furent envoyés en France pour étudier notre modèle de planification quand celui-ci était encore en place. Aujourd’hui, la Chine pratique une politique semblable à ce niveau ce qui n’est pas sans rapport avec son succès industriel.
Le commissariat général du Plan fut progressivement vidé de son contenu à partir des années 1970 puis supprimé en 2006, et le Haut-Commissariat au Plan (2020), sans pouvoir, fait plus office d’institut statistique que d’outil de politique industrielle active, et a été fusionné avec France Stratégie.
Durant la période des Trente Glorieuses françaises, était également mis en place un circuit de financement unique au monde, le Circuit du Trésor. Il s’agissait en somme d’un contrôle du crédit et de la masse monétaire par le Trésor public. Une grande partie des banques étaient alors nationalisées et déposaient leurs trésoreries au Trésor public, et le financement du système passait également par l’obligation des banques commerciales à détenir une part importante de bons du Trésor.
Ce circuit de financement original permettait à l’Etat de s’autofinancer et de se passer des marchés financiers pour ses emprunts, et le Trésor public servait également directement de banque d’investissement pour les entreprises. L’épargne française était ainsi mobilisée pour être directement investie dans l’économie française. À ce titre, le Circuit du Trésor permettait de relier efficacement la création monétaire à la création de richesses. Il fut néanmoins démantelé à partir du retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, sous l’influence de Jacques Rueff, qui en critiquait les aspects inflationnistes et préconisait d’imposer une discipline de marché au financement public afin de réduire l’endettement.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de proposer un copié-collé de ce qui avait été fait durant cette période, mais nous pouvons toutefois y trouver des inspirations et des exemples montrant que le socialisme a quelque chose à dire en termes de production. Il serait en effet dommageable que le centre et la droite passent pour les « producteurs » tandis que la gauche passe pour les « redistributeurs. »
Questions d’actualité : économie de guerre et protectionnisme
L’actualité économique est très secouée en ce moment. Du côté de l’Union Européenne et des dirigeants français, on évoque la mise en place d’une économie de guerre en réponse à la menace russe planant sur les pays d’Europe de l’Est, et en réponse au rapprochement entre les USA et la Russie. Les partis de gauche y ont réagi de manière amateure en rejetant sèchement la proposition et en affichant un pacifisme niais. Il est vrai que la formule d’économie de guerre est abusive, habituellement réservée aux pays déjà en guerre. Or, c’est un plan de réarmement dont il est question.
Une guerre future avec la Russie parait improbable, mais mettre en œuvre une politique d’armement la rendrait tout à fait impossible. Si vis pacem, para bellum – « si tu veux la paix, prépare la guerre. » Ainsi la proposition n’est pas dénuée d’intérêt stratégique. Le fait d’avoir une industrie de l’armement fonctionnelle est également un atout d’influence et de puissance à considérer.
Mais surtout, il est indéniable que les formules de « keynésianisme militaire » sont très efficaces pour stimuler l’activité industrielle et réduire le chômage. Une des raisons étant que l’industrie militaire a besoin de commander de nombreuses pièces de nombreuses autres industries pour fonctionner.
Les européistes veulent saisir l’occasion dans le but de faire avancer leur projet fédéral. Plutôt que de rater l’occasion, il vaudrait mieux la saisir également pour avancer les idées de planification de l’industrie. Rappelons qu’économie de guerre est largement synonyme de planification, et que la première forme de planification industrielle moderne a été réalisée en France durant la Première Guerre mondiale. Par ailleurs, rappelons que la Russie, a depuis l’invasion de l’Ukraine, enclenché une forme de planification de son industrie, et que, malgré les sanctions diplomatiques, le coût de la guerre, les pertes et destructions engendrées par le conflit, l’économie russe se porte bien.
Il est indéniable que les formules de « keynésianisme militaire » sont très efficaces pour stimuler l’activité industrielle et réduire le chômage.
Autre grande question d’actualité : le protectionnisme et la hausse des tarifs douaniers tous azimuts décidée par Donald Trump. L’introduction de ces mesures de façon agressive engendre un fort rejet politique international. Les taux et les cibles des tarifs douaniers sont discutés par les économistes, y compris ceux favorables au protectionnisme. Rappelons toutefois que les syndicats ouvriers américains soutiennent ces propositions destinées à réimplanter l’industrie manufacturière aux USA et qu’au niveau international, c’est l’entreprise de mondialisation libérale qui est ébranlée. La désignation de Donald Trump en « grand méchant loup » peut parfois conduire à des absurdités. On a vu par exemple Fabien Roussel s’insurger au micro de RTL face à la hausse des droits de douane qui conduirait les Américains à une baisse du pouvoir d’achat. Pourtant la proposition de sortir du libre-échange figurait bien au programme de Fabien Roussel, or cette sortie du libre-échange ne peut se faire que par une hausse des tarifs douaniers, il n’existe pas d’autre solution.
Le protectionnisme parait une solution indispensable à la réindustrialisation de la France et il serait par ailleurs malvenu de pratiquer une relance en système d’économie ouverte, car ce serait fournir trop de bons de commande à des entreprises localisées à l’étranger. Bien entendu, il faut envisager des formules de protectionnisme proportionnées aux besoins français, sans tomber dans des formules abusives et contre-productives. Le protectionnisme, via les taxes douanières, procurerait également l’avantage non négligeable de créer de nouvelles rentrées fiscales.
Toutes ces questions sont complexes, et méritent d’être débattues, la méthode devant être de lier les réalités politiques aux réalités économiques. Il serait dommage que l’échec des politiques économiques libérales actuelles, liées à la construction européenne, ne profite pas aux idées opposées. C’est la raison pour laquelle un socialisme de production serait aujourd’hui préférable à un socialisme de redistribution.
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