« La sphère médiatique a basculé à droite » – Entretien avec Vincent Tiberj

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Vincent Tiberj, professeur en sociologie politique à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim, est une figure incontournable dans l’analyse des comportements électoraux et des dynamiques politiques en France. Auteur de nombreux ouvrages, dont Citoyens et partis après 2022 (2024) et Les citoyens qui viennent (2017), il nous plonge, dans cet entretien, au cœur de la fameuse « droitisation » de la société française.

Mais ce phénomène est-il vraiment aussi simple qu’on le prétend ? Tiberj déconstruit cette idée en pointant la déconnexion croissante entre les élites médiatiques et politiques et les attentes réelles des citoyens. Il dévoile aussi comment certains acteurs s’appuient sur des stratégies médiatiques pour influencer le débat public, tout en analysant les luttes pour l’hégémonie culturelle qui redessinent les contours de notre société. Entretien.


Gavroche : Avant d’entrer dans le cœur de votre analyse, pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi comme titre de votre livre La droitisation française : mythes et réalités ? Qu’entendez-vous par « droitisation » ? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire sur ce sujet ?

Vincent Tiberj : C’est une excellente question, car la notion de « droitisation » est à la fois évidente et souvent mal comprise. Lorsqu’on parle de « droitisation », on évoque l’idée que la vie politique bascule progressivement vers un conservatisme. Cependant, il est essentiel de clarifier ce que l’on entend par conservatisme. De mon point de vue, il s’agit principalement d’une orientation en faveur du libéralisme économique. Historiquement, c’est ce qui différenciait fondamentalement la gauche de la droite sur le plan socio-économique : la gauche se focalisait sur la redistribution, tandis que la droite favorisait une réduction du rôle de l’État et une plus grande liberté économique.

Toutefois, la droitisation ne se limite pas à l’aspect économique. Il est tout aussi important d’examiner les dimensions culturelles, notamment les questions liées à l’immigration, à la diversité, à la tolérance envers les personnes LGBTQIA+ et à l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce sont ces deux aspects, à la fois économique et culturel, qui définissent pleinement le processus de droitisation. Mon objectif a donc été d’analyser cette dynamique en posant une question centrale : observe-t-on, au niveau électoral et partisan, une domination des partis de droite et d’extrême droite ainsi que de leurs idées conservatrices ? Et si tel est le cas, ces idées reflètent-elles réellement les aspirations des citoyens ?

Le fait est que dans ces discussions sur la droitisation, on constate que les citoyens eux-mêmes sont souvent laissés de côté. On leur donne rarement la parole, ou alors leur positionnement est interprété par d’autres. Cet angle m’a particulièrement interpellé, car cela fait longtemps que j’étudie l’évolution des valeurs sur le long terme, et les observations que j’ai pu faire ne correspondent pas au discours dominant dans les médias ou au sein de la classe politique.

Les observations que j’ai pu faire ne correspondent pas au discours dominant dans les médias ou au sein de la classe politique

Et si le titre de mon livre peut sembler provocateur, il l’était encore plus à l’origine, car nous avions initialement pensé l’intituler Le mythe de la droitisation française. Néanmoins, nous avons fini par opter pour « mythes et réalités », car même si je considère qu’il existe un décalage avec les citoyens, il est indéniable que la sphère partisane et médiatique a basculé à droite. Ainsi, c’est à la fois un « mythe », car cette droitisation s’effectue au nom des citoyens mais sans bien les représenter, et une « réalité », car de nombreux acteurs incarnent et diffusent effectivement ce discours conservateur à divers niveaux.

Il est indéniable que la sphère partisane et médiatique a basculé à droite

Gavroche : Comment expliquez-vous cette déconnexion entre les discours des élites médiatiques et politiques et la réalité que vous constatez dans vos travaux ? Pourquoi ce décalage ?

V. Tiberj : C’est un enjeu majeur. C’est presque une question de philosophie politique, car théoriquement, on part du principe que ce qui se passe dans le champ politique, chez les partis et les acteurs politiques, reflète ce qui se passe dans la société. Or, je fais partie de ceux qui pensent que ces deux champs, bien que liés, peuvent être séparés et s’organiser sur des logiques différentes. Progressivement, cela peut conduire à rendre visible uniquement une partie de la société, en animant seulement un fragment de celle-ci.

C’est cette réflexion qui m’a conduit à écrire. Mon but était de ramener au centre du débat cette société, ces citoyens dont on parle si peu directement, et souvent par le biais de porte-paroles, qui jouent le rôle de ventriloques. Même si, je pourrais moi-même être perçu comme un acteur ne captant qu’une fraction de la réalité, je trouve essentiel de remettre en cause ces généralisations. Lorsqu’on entend : « Les Français pensent que… », il devient indispensable de s’interroger sur notre propre rapport à la réalité.

Plus que jamais, il est crucial de faire entendre directement la voix des citoyens, car le débat public est trop souvent monopolisé par des discours détachés du terrain. Ces ventriloques affirment : « Les Français pensent que… », alors qu’ils n’ont peut-être jamais échangé avec ceux qu’ils prétendent représenter. Leur objectif n’est pas tant d’être en phase avec la réalité, mais de légitimer leurs positions en leur prêtant une portée générale. En réalité, ils devraient dire : « certains Français pensent que… », ou « des Français pensent que… », car prétendre parler au nom de tous est une simplification abusive.

Ces ventriloques affirment : « Les Français pensent que… », alors qu’ils n’ont peut-être jamais échangé avec ceux qu’ils prétendent représenter

De mon côté, j’ai essayé de réfléchir, d’un point de vue sociologique, aux méthodes et enquêtes qui permettent d’obtenir une vision aussi objective et peu biaisée que possible de la société. Cela me paraît essentiel, car aujourd’hui, nous sommes à un tournant en termes de méthodes dans le débat politique. Il est très facile de manipuler des sondages, de poser de mauvaises questions pour obtenir les réponses que l’on souhaite, ou de faire croire qu’un échantillon représente fidèlement la société, ce qui est faux. Cela demande un vrai travail de fond. Depuis Bourdieu, nous savons que les sondages sont également des outils politiques.

Il est très facile de manipuler des sondages, de poser de mauvaises questions pour obtenir les réponses que l’on souhaite

Même si ce travail de construction d’enquête est fait sérieusement et avec un échantillon représentatif, il est facile de formuler des questions pour orienter les réponses dans un sens ou dans un autre. C’est donc un enjeu démocratique majeur de s’interroger sur la manière dont sont faits les sondages, par qui et avec quelles conséquences. À titre d’exemple, en juillet dernier, L’Humanité a mené une enquête approfondie qui a révélé le plan de Pierre-Edouard Sterin, [un milliardaire réputé conservateur et catholique qui souhaitait notamment racheter Marianne]. Il avait bien compris ces enjeux, puisque son plan intitulé « Périclès » mentionnait son intention d’acheter un institut de sondage et de mettre en place des baromètres pour soutenir son projet idéologique, notamment sur l’immigration.

Gavroche : Donc, tout cela s’inscrirait dans une bataille pour l’hégémonie culturelle, qui serait en fait consciente, voulue et délibérée de la part de certaines élites ayant intérêt à droitiser la vision que la société a d’elle-même ?

V. Tiberj : Tout à fait. D’abord, c’est ce qui est au cœur du livre : montrer que, même en connaissant tous les biais des sondages, il est encore possible de travailler et de mesurer ce qui se passe dans le temps. J’ai ainsi pu observer, à travers des indices longitudinaux de préférences, que la société française s’est considérablement ouverte sur des questions telles que les minorités sexuelles, le genre, la tolérance à l’égard des immigrés, le multiculturalisme, etc. Et cela malgré une politisation qui pourrait donner l’impression inverse. Sur les questions socio-économiques, qui restent essentielles, il n’y a pas de libéralisation massive ; au contraire, il y a des hauts et des bas, avec des poussées de demandes de gauche très fortes. Par exemple, avant l’élection de François Hollande et depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron, ces demandes sont remontées. On n’observe donc pas, en termes de valeurs, de droitisation, bien au contraire.

On n’observe donc pas, en termes de valeurs, de droitisation, bien au contraire

Cela permet de mieux comprendre ce paradoxe : une société qui, théoriquement, devrait pencher à gauche, tandis que le champ politique et médiatique semble de plus en plus orienté à droite. Cela met effectivement en lumière la bataille pour l’hégémonie politique et culturelle. C’est une dynamique ancienne, propre à l’affrontement politique. Des intellectuels cherchent à faire passer leurs idées, qu’il s’agisse du marxisme, de l’écologie, du féminisme, de l’éco-féminisme ou du conservatisme. Les intellectuels conservateurs ont toujours existé, mais leur soutien médiatique et politique s’est considérablement renforcé ces dernières années.

Les intellectuels conservateurs ont toujours existé, mais leur soutien médiatique et politique s’est considérablement renforcé ces dernières années

Cela s’explique en partie par l’éclatement des sources d’information, la TNT, et la possibilité de créer des chaînes d’information ou de télévision ciblant des publics de niche. Alors que les chaînes traditionnelles devaient s’adresser à un public large pour survivre, ce n’est plus nécessaire. C’est ainsi qu’apparaissent des cas comme celui de CNews ou des médias rachetés par Vincent Bolloré. Ce phénomène n’est pas nouveau, on l’a vu aux États-Unis avec Fox News et la prolifération des sources d’information en ligne.

Aujourd’hui, une partie de la sphère médiatique est capable de porter un message idéologique, un programme politique, voire de soutenir certains candidats. On se souvient de ce qui s’est passé autour d’Éric Zemmour. Cela aurait pu rester limité à cette sphère, mais ce qui est impressionnant, c’est que ce discours se diffuse à d’autres médias, y compris les entreprises de presse et les médias les plus centraux. Je pense, par exemple, à France Inter, qui a intégré à sa grille plusieurs éditorialistes classés à droite, ou encore à TF1 et France 2. Même les chaînes du service public ont fait intervenir cette partie de la sphère intellectuelle parce qu’elle semble représenter quelque chose. Cependant, on pourrait questionner cette représentativité, car même si CNews est peut-être la première chaîne d’information en France en termes d’audience, elle est très loin derrière les JT de TF1, France 2 et France 3.

Ce qui est impressionnant, c’est que ce discours se diffuse à d’autres médias, y compris les entreprises de presse et les médias les plus centraux

Gavroche : On constate que certaines thématiques, comme l’immigration ou les questions LGBTQIA+, sont régulièrement mises à l’agenda du débat public, orientant ainsi l’attention des citoyens sur ces enjeux spécifiques. Mais derrière cette focalisation, ne se cache-t-il pas une stratégie délibérée pour fragmenter la société française et affaiblir les mobilisations collectives, alors même que, comme vous le démontrez dans vos travaux, il existe toujours une forte demande de redistribution économique au sein de la population ?

V. Tiberj : Tout à fait, c’est l’un des paradoxes soulevés par le livre. On entend souvent dire que les ouvriers ne sont plus en demande de redistribution, qu’ils sont passés à autre chose. C’est faux. Les données d’enquête montrent que les ouvriers et les employés sont toujours ceux qui demandent le plus de redistribution et de protection de la part de l’État. Autrement dit, la demande de redistribution reste extrêmement forte chez eux. Les racines qui poussaient les ouvriers à voter à gauche sont donc toujours présentes.

On entend souvent dire que les ouvriers ne sont plus en demande de redistribution, qu’ils sont passés à autre chose. C’est faux

Cependant, ce n’est plus aussi simple, car il y a un effet d’agenda et de cadrage. Le temps consacré à des enjeux comme l’immigration ou le multiculturalisme — qui peuvent être des enjeux légitimes — est un temps durant lequel on ne parle pas d’autres questions, comme les meilleures politiques pour réduire les inégalités sociales. Et il est évident que certains acteurs politiques ont tout intérêt à orienter le débat vers ces sujets plutôt que d’autres. Prenons l’exemple du Rassemblement National (RN) : en menant une campagne axée sur l’immigration et l’insécurité en 2024, ils jouent sur leur propre terrain. De plus, ils sont perçus comme les « propriétaires » de ces enjeux, à tort ou à raison, ce qui renforce leur position.

Le temps consacré à des enjeux comme l’immigration ou le multiculturalisme […] est un temps durant lequel on ne parle pas d’autres questions

Ensuite, en ce qui concerne les catégories populaires, la situation est plus complexe. Être favorable à la redistribution ne suffit plus pour voter à gauche. On voit même, dans les catégories populaires, un nombre croissant d’électeurs qui pensent que les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment et que « travailler plus pour gagner plus » fonctionne. Ce sont souvent ces électeurs que l’on retrouve du côté du Rassemblement National.

Il y a donc une reconfiguration des inégalités sociales, centrée davantage sur l’individu que sur le collectif. Cela est lié aux transformations du monde du travail, à l’individualisation des conditions de travail, à l’isolement, ainsi qu’au recul des syndicats. Par ailleurs, la gauche n’est plus crédible sur ces questions, ce qui est un élément central du livre. L’effondrement de la gauche en termes de représentation politique s’est accéléré pendant le mandat de François Hollande. Cet effondrement ne s’est pas traduit par une montée de la droite, mais par un désengagement et un non-alignement. Cette situation s’explique par le fait qu’une grande partie de la société ne se sent plus représentée.

Il y a donc une reconfiguration des inégalités sociales, centrée davantage sur l’individu que sur le collectif

Nous sommes dans une période où il existe une forte demande de redistribution, mais les partis censés incarner cette cause n’existent plus ou ne sont plus crédibles. Cela explique pourquoi, lors des législatives de 2024, les ouvriers et les employés actifs ont soit voté pour le Rassemblement National — qui a recueilli environ 50 % des suffrages ouvriers — soit ne se sont pas déplacés, à hauteur de 46 %. En réalité, les ouvriers qui votent pour le RN ne représentent qu’un quart de l’ensemble des ouvriers actifs. Autrement dit, près d’un ouvrier sur deux ne se déplace pas pour voter, non pas parce qu’il n’a pas de préférences, mais parce que l’offre politique dans son ensemble, qu’elle vienne du RN ou de la gauche, ne lui convient pas.

En réalité, les ouvriers qui votent pour le RN ne représentent qu’un quart de l’ensemble des ouvriers actifs

Gavroche : Mais alors, s’il y a une « grande démission », comment cette démission est-elle possible ? Comment les élites politiques peuvent-elles laisser des pans entiers de la demande politique, qui intéressent pourtant les Français et les Françaises, sans réelles solutions ?

V. Tiberj : Le premier problème, c’est que les responsables politiques cherchent avant tout à arriver en tête lors des élections. Que le taux de participation soit de 90 %, 70 %, 50 % ou 30 %, cela ne pose pas de problème pour beaucoup d’entre eux. C’est particulièrement vrai pour les partis de droite ou d’extrême droite, qui peuvent mobiliser un nombre conséquent d’électeurs. Prenons l’exemple du Rassemblement National (RN) aujourd’hui : ils ont gagné des voix et se moquent que certains électeurs ne se déplacent pas ou que des citoyens ne se sentent plus représentés. Ce n’est pas leur souci. Jordan Bardella est tout à fait prêt à gouverner avec une minorité d’électeurs. Nous sommes dans un système politique qui a besoin du vote, certes, mais pas forcément d’un vote représentatif.

Nous sommes dans un système politique qui a besoin du vote, certes, mais pas forcément d’un vote représentatif

Si on regarde de près l’abstention aujourd’hui, il fut un temps où celle-ci était perçue comme le fait de citoyens incompétents, mal intégrés, dominés, ou aliénés. Anne Muxel parle des « abstentionnistes hors-jeu » pour désigner ces citoyens dominés par le champ politique, qui ne s’y reconnaissent pas et restent en marge. Mais ces abstentionnistes « hors-jeu » sont maintenant minoritaires. L’abstention touche aussi les ouvriers, les employés, mais également les diplômés du supérieur.

Autrefois, le diplôme était un facteur qui poussait à voter. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et cela devrait nous interpeller. Cela montre de nouveaux types de rapports au vote. D’un côté, il y a une cassure avec l’offre politique, qu’on retrouve surtout chez les classes populaires. De l’autre, on observe un rejet du vote en tant que délégation de pouvoir chez les diplômés du supérieur.

On observe un rejet du vote en tant que délégation de pouvoir chez les diplômés du supérieur

Pourtant, ces abstentionnistes ont des choses à dire, des positions à défendre. Nous avons, d’un côté, les abstentionnistes et, de l’autre, les électeurs encore alignés, qui sont souvent issus de la génération du baby-boom, et plus particulièrement le pan le plus conservateur, socialement et culturellement. Cela signifie que, pour un parti de gauche, la situation électorale est compliquée. Il manque des électeurs en demande de redistribution, mais aussi des citoyens culturellement ouverts.

À l’inverse, pour un parti de droite, la situation est plus favorable : les urnes se remplissent d’électeurs vieillissants, conservateurs sur le plan culturel et socio-économique. Cela permet à la droite de s’en sortir, tandis que la gauche se retrouve en difficulté. Un ensemble de partis comme le NFP (Nouvelle Front Populaire) peut bien réussir sur certains points, mais il lui manque un nombre considérable d’électeurs, car il n’a pas réussi à les mobiliser pour aller voter.

Cependant, cela ne signifie pas que ces citoyens qui ne votent pas ne sont pas actifs. On les retrouve souvent dans les associations, les collectifs, les comités de quartier, et cela a des implications importantes. Par exemple, une récente note de l’INJEP indique que 10 % des 18-24 ans font ou ont fait un service civique. Ce service civique peut effectivement avoir pour objectif de reconnecter avec la société ou de se professionnaliser, mais, pour la majorité d’entre eux — surtout les étudiants —, il s’agit avant tout de faire quelque chose pour la société. Pour ces jeunes, s’engager ne passe pas par un bulletin de vote, mais par une action concrète.

Gavroche : Comment les journalistes peuvent-ils laisser faire cela ? Comment peuvent-ils laisser cette vision de la politique se dérouler presque en parallèle de la société ?

V. Tiberj : Depuis la désignation du gouvernement Barnier, on constate que les citoyens, la société, sont de plus en plus exclus du jeu politique. Désormais, tout se joue entre des équilibres internes au sein d’une minorité supposée majoritaire, avec en plus le RN en arrière-plan. Tout cela fonctionne en vase clos. Mais est-ce que les acteurs politiques ont besoin d’autre chose ? Clairement, non. Qu’il ait une majorité de citoyens contre lui, Michel Barnier s’en moque, tant qu’il a une majorité de députés pour lui et qu’aucune motion de censure ne passe.

On constate que les citoyens, la société, sont de plus en plus exclus du jeu politique. Désormais, tout se joue entre des équilibres internes au sein d’une minorité supposée majoritaire

Cela soulève une question importante sur les relations entre le champ médiatique et le champ politique. Si la société ne s’exprime qu’à travers des experts parisiens présents sur les plateaux télé, il est légitime de s’interroger sur la représentativité de ces débats. Chaque expert a une perspective et des intérêts propres, ce qui ne les empêche pas forcément d’être connectés au terrain. Mais cela soulève une autre question fondamentale : celle du rôle des journalistes et de leur pratique. Ce que j’évoquais à propos des collectifs et des associations est beaucoup plus invisible que des urnes, des manifestations ou des congrès de partis. Et tout cela se joue dans des espaces bien plus vastes. Prenons l’exemple de Bordeaux : malgré une scène médiatique locale dynamique, de nombreuses initiatives ne sont pas relayées, car elles ne sont pas jugées suffisamment « visibles » ou « dignes d’intérêt ». Des lieux comme les bars associatifs ou des projets d’entraide ne sont pas considérés comme suffisamment importants, ce qui rend toute cette activité collective largement invisible.

Si la société ne s’exprime qu’à travers des experts parisiens présents sur les plateaux télé, il est légitime de s’interroger sur la représentativité de ces débats

Deuxième point, il est de plus en plus difficile pour les journalistes de faire un vrai travail de terrain. Couvrir des inondations, par exemple, c’est bien parce qu’il y a des images. Mais envoyer des journalistes dans une salle des fêtes pour couvrir une foire aux associations dans une petite commune n’intéresse personne, alors que ces événements ont probablement un impact beaucoup plus important sur la citoyenneté et les solidarités locales.

Enfin, un journaliste qui souhaite faire son travail sérieusement peut se retrouver dans des situations politiquement sensibles. Prenons le cas de Crépol : après une rixe entre jeunes ayant conduit à la mort de Thomas, l’affaire a rapidement été politisée. Des acteurs extérieurs ont « cadré » (mis en récit) cet événement comme un « francocide » ou une « guerre de civilisation », alors qu’ils ne connaissaient même pas Crépol quelques jours auparavant. Les journalistes sur le terrain qui ont essayé de présenter une réalité plus complexe ont été accusés d’être les complices du « système ».

Ce journalisme qui met en avant la complexité des événements, qui croise les sources et qui montre que les choses ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le croire, est aujourd’hui en difficulté. Il est de moins en moins audible, car il existe aujourd’hui une bataille autour de la définition même du métier de journaliste. Cette bataille est menée par des individus qui, bien qu’ils aient une carte de presse, n’ont pas le même rapport à la réalité et au terrain que certains de leurs confrères.

Gavroche : Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans une situation où certains concepts, comme la République et la laïcité, initialement portés par la gauche, sont récupérés par la droite et l’extrême droite, qui se positionnent désormais comme les défenseurs de ces idées. Comment cela est-il possible ?

V. Tiberj : C’est un des phénomènes qui, à mon avis, participe à la droitisation par le haut. En redéfinissant un certain nombre de concepts, on rend audibles certains discours et on met en avant certains acteurs, tout en excluant d’autres. Cela permet, en effet, de désigner comme dangereux des acteurs qui, auparavant, étaient perçus comme porteurs de ces valeurs. Ce phénomène n’est pas nouveau : de nombreux spécialistes en théorie politique ont montré comment ces concepts ont été progressivement retravaillés et intégrés à des discours politiques qui finissent parfois par être diamétralement opposés à leurs acceptions initiales. C’est typiquement le cas de la laïcité.

Jusqu’aux années 1990, la laïcité consistait à séparer la religion de l’État, offrant à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire. C’était la mise en place d’une forme de concorde, permettant à chacun de vivre sa foi (ou son incroyance) sans imposer ses croyances aux autres. À l’époque, la laïcité était fortement mobilisée contre l’Église catholique, alors très influente, mais aussi contre certaines franges conservatrices de l’islam ou du judaïsme.

Mais les choses ont changé. Entre les années 1990 et aujourd’hui, un processus de réappropriation de la laïcité a été initié par une partie des intellectuels et des partis de droite. Cela a abouti à une nouvelle définition de la laïcité : désormais, elle est perçue comme la défense de l’identité traditionnelle de la France, souvent catholique, contre une religion perçue comme menaçante, à savoir l’islam.

Aujourd’hui, un processus de réappropriation de la laïcité a été initié par une partie des intellectuels et des partis de droite

Ainsi, des préjugés sont devenus légitimes et il est désormais possible de les exprimer sans se remettre en question. Ce phénomène est bien connu aux États-Unis, notamment dans le contexte de l’« affirmative action », un programme d’ouverture des universités d’élite aux minorités afro-américaines. En France, on parle maladroitement de « discrimination positive ». L’opposition à l’« affirmative action » ne se faisait plus au nom de l’exclusion des Noirs, mais au nom de la remise en cause de l’égalité entre les candidats.

Ainsi, des concepts comme la laïcité, l’égalité ou la République sont détournés, permettant à certains de masquer leur racisme sous des termes plus acceptables, tout en conservant une certaine légitimité dans le débat public.

Gavroche : Dans vos analyses, vous soulignez, chiffres à l’appui, que le renouvellement générationnel va pousser vers plus d’ouverture et de tolérance, car les nouvelles générations seraient plus tolérantes. Mais comment voyez-vous l’évolution des dynamiques politiques dans l’avenir ?

V. Tiberj : Je pense que nous sommes à un point de bascule. Le renouvellement générationnel porte avec lui une acceptation accrue de la diversité, de l’égalité entre les hommes et les femmes, et de la solidarité. C’est un mouvement que l’on observe dans de nombreux pays, au-delà des frontières françaises. Cependant, dans le même temps, nous constatons, aux États-Unis, en Suède, en Allemagne, que des minorités qui sont en train de perdre le combat culturel demeurent pourtant très puissantes politiquement : les électeurs trumpistes, ceux de Marine Le Pen, des républicains suédois ou de l’AfD en Allemagne. Ce sont des minorités qui, bien qu’en déclin culturel, restent très mobilisées et parviennent à remporter des élections.

Des minorités qui sont en train de perdre le combat culturel demeurent pourtant très puissantes politiquement

Nous sommes donc à un « tournant » car le carburant qui alimente ces minorités s’épuise progressivement. Même si tous les jeunes ne sont pas « wokes », comme on le voit avec les mouvements des « mascus », des « incels », etc., il n’en reste pas moins que numériquement, ces groupes perdent du terrain. Mais ils restent encore connectés au vote, et il existe encore des partis qui leur parlent, leur donnant le sentiment qu’ils peuvent encore agir, surtout face à des partis de gauche qui ont déçu et qui peinent à recoller les morceaux.

Nous nous retrouvons donc dans cette situation paradoxale où une majorité électorale conduit à l’exercice d’un pouvoir conservateur, même si elle est minoritaire dans la société. C’est un enjeu majeur aujourd’hui, et c’est sur cela qu’il faut réfléchir. Cela implique, en particulier pour la gauche, de sortir de son jeu partisan et de ses figures emblématiques traditionnelles, représentées par les partis politiques. Actuellement, la gauche partisane est presque entièrement déconnectée de la gauche associative. Si elle ne fait pas attention, nous pourrions nous retrouver dans une situation où, lors de la prochaine élection, le Front républicain ne suffira pas à empêcher l’ascension du Rassemblement national. Il y a un véritable signal d’alarme : il est minuit moins quatre.


TIBERJ Vincent, La droitisation française : mythes et réalités, PUF, 2024. 15€.

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