« Par-dessus les frontières des races et par-dessus les frontières des douanes travaillent les grandes coopérations du capitalisme industriel et financier et les banques, les grandes banques s’installent derrière les entreprises, elles les commanditent, elles les subventionnent, et en les commanditant, en les subventionnant, elles les coordonnent (…) » – Jean-Jaurès
L’importance fulgurante qu’a pris la finance dans le système capitaliste mondial faisait dire à l’économiste marxiste Hilferding dès 1910 qu’elle incarnait la « Sainte Trinité » du capitalisme moderne, reliant capital industriel, bancaire et monétaire. L’auteur du Capital Financier avait vu juste tant la finance a pris une place cruciale dans l’économie mondiale, et ce, depuis le début des années 80 à la suite de plusieurs facteurs (fin du système de Bretton Woods, développement du crédit, etc.).
C’est dans le contexte d’une finance décriée pour ses dérives spéculatives qu’apparaissent les premières « obligations vertes » (Green Bounds), premiers germes d’une finance verte qui n’a souvent de vert que le nom. La première obligation verte enregistrée est émise par la ville de San Francisco en 2001 pour financer l’énergie solaire mais c’est à partir de 2008 que sont émises en masses les obligations vertes par la Banque européenne d’investissement et la Banque mondiale. Mais alors, de quoi la finance verte est-elle le nom ? D’après la Banque de France le terme désigne « l’ensemble des opérations financières soutenant le développement durable, notamment en favorisant la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement climatique ».
Au premier regard, la finance apparaît d’abord comme part intégrante du problème plus que comme potentielle solution. En effet, le collectif Reclaim Finance souligne dans ces rapports l’engagement persistant des banques françaises et européennes dans les actifs dits « bruns » (en opposition aux actifs « verts »). Le collectif, qui milite pour une décarbonation de la finance, affirme dans un communiqué du 15 février que les banques ont alloué pas moins de 1 500 Milliards de dollars à l’industrie du charbon depuis 2019.
Malgré tout, les institutions et acteurs financiers sont-ils pour autant les « méchants » pollueurs que ces chiffres pourraient nous évoquer ? Nous verrons que la réalité est un peu plus complexe et que structurellement, sauf intervention étatique, la finance ne peut tout simplement pas être verte.
La loi du rendement à l’assaut de la finance verte
Le premier rôle des marchés financiers est celui de l’allocation des ressources. Allocation qui passe selon un mécanisme simple : par l’appel du rendement. L’investisseur rationnel place son capital là où cela lui rapportera le plus. Un investisseur pourrait toujours consentir à un rendement moindre au nom de ses principes mais ce serait oublier que la plupart des fonds investissent des sommes qui ne leur appartiennent pas. Les fonds de pension, par exemple, ne consentiraient jamais à risquer une baisse de rendement de leurs actifs alors que les retraites de millions d’anciens travailleurs en dépendent. Alors l’investissement durable : oui ! Mais pas au prix d’une baisse de la rentabilité, auquel cas, on lui préfèrera un investissement brun plus rentable.
La finance verte victime de la tragédie des horizons
Les projets verts sont des investissements à long terme qui ne conçoivent une rentabilité qu’en réponse à des risques futurs, ils sont donc généralement à court terme moins rentables que leurs équivalents bruns. Or, il est structurellement impossible pour le capitalisme financiarisé tel qui l’est de considérer ces investissements s’ils n’apportent aucun avantage à court ou à moyen terme.
En effet, l’échelle de temps financiers ne peut considérer les investissements que sur une rentabilité allant jusqu’à, au mieux, une dizaine d’années et jamais au-delà. Les exigences de rentabilité sont le plus souvent à l’année et les perspectives d’investissements sont pondérées par le « taux d’actualisation » qui rend les investissements verts injustifiables à court terme au profit d’une inaction rationnelle : « un coût aux générations futures que les générations actuelles n’ont pas d’intérêt direct à régler » déclarait en 2015 Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, dans son célèbre discours « La tragédie des horizons ». Il ajoutait à propos du réchauffement climatique :
« Cela est au-delà du cycle économique, du cycle politique, et de l’horizon des autorités technocratiques comme les banques centrales. […] Pour la stabilité financière, c’est un peu plus long, mais généralement jusqu’aux limites du cycle de crédit, environ une décennie. En d’autres termes, une fois que le changement climatique devient un sujet pour la stabilité financière, il peut être déjà trop tard. »
Le scandale de la taxonomie verte
Lorsqu’on ne peut changer le produit, alors on en change l’étiquette. L’impossibilité structurelle de la finance d’engager une transition massive vers les actifs verts nécessite un choc exogène qui, jusqu’ici, reste timidement engagé par les pouvoirs publics. Le marché des émissions par exemple qui avait été plébiscité par le rapport Stern en 2007 permet de rendre concevable un investissement vert à plus court terme pour les acteurs financiers, le prix de la tonne de CO2 ayant atteint les 25€, il est un exemple de réussite de monétarisation d’externalités négatives.
Cependant, la principale action entamée reste malheureusement celle du maquillage des actifs bruns en actifs verts via les différents labels. Malgré l’existence de nombreuses méthodologies en matière de finance durable, il n’existe pas de véritable autorité financière qui contrôle les différentes techniques marketing de « greenwashing ». Le dernier en date : l’acceptation du gaz comme « énergie de transition » par l’UE, rendant les investissements dans ce secteur « durables » selon la taxonomie verte européenne. Les « green bonds » chinois, quant à eux, peuvent servir à financer le charbon dit « propre » qui n’a, dans les faits, pas grand-chose de propre…
Il n’y a pas de bonne finance, ni de mauvaise, pas plus qu’il n’y a de finance verte ou brune. La finance ne fait qu’obéir à des règles qui nous régissent désormais tous : la loi du marché et du capital. Il n’existe pas de « réformes » possibles qui, à long terme, permettraient de faire de la finance une bonne Samaritaine sans la détruire et la vider de sa substance même. En clair, il faudra choisir : intervention ou inaction.
Jules Cavenaghi
Cet article est largement inspiré du livre « L’illusion de la finance verte » d’Alain Grandjean et Julien Lefournier que nous vous invitons bien évidemment à découvrir.
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