« Le paysage médiatique joue de manière systémique contre la gauche » – Entretien avec Pauline Perrenot

À rebours de l’idée, encore souvent martelée, selon laquelle les journalistes seraient « de gauche », Les médias contre la gauche démonte cette illusion. Dans cet essai incisif publié chez Agone, la journaliste Pauline Perrenot, membre d’Acrimed, revient sur quarante ans de droitisation du débat public et de mise au pas des rédactions. Concentration des médias, financiarisation de l’information, toute-puissance des chefferies éditoriales, discrédit systématique de toute contestation de l’ordre établi : l’ouvrage documente minutieusement la manière dont les grands médias – de CNews à France Inter – participent à l’invisibilisation, voire à la diabolisation, de la gauche. Entretien.
Gavroche : Vous avez choisi d’intituler votre livre Les médias contre la gauche. Pourquoi ce titre, et pourquoi publier cet ouvrage maintenant ? Est-ce une manière de répondre à cette idée, parfois répandue, selon laquelle les journalistes seraient globalement « de gauche » ?
Pauline Perrenot : L’idée selon laquelle « tous les journalistes seraient de gauche » circule parfois, notamment sur certaines chaînes comme CNews. Pour nous à Acrimed, ce n’est pas une donnée pertinente… et encore moins un slogan crédible. Ce que nous cherchons à montrer dans ce livre, c’est que le paysage médiatique, tel qu’il est structuré, joue de manière systémique contre la gauche. Notre volonté a été d’analyser comment les transformations du champ journalistique, depuis les années 1980, ont favorisé la droitisation sans fin du débat public.
Les transformations du champ journalistique, depuis les années 1980, ont favorisé la droitisation sans fin du débat public.
En 1993, Pierre Bourdieu décrivait déjà les médias dominants comme étant « au service objectif de la révolution conservatrice ». Pourquoi publier ce livre en 2023 et le rééditer aujourd’hui ? Parce que depuis, ce processus n’a fait que s’accélérer et se durcir, plus encore sous l’ère Emmanuel Macron. Dans les grands médias, les conditions d’expression et d’existence de la gauche se sont alors passablement dégradées.
Notre analyse dépasse donc largement les opinions individuelles des journalistes. Ce qui nous intéresse, ce sont les situations objectives d’interdépendance entre les grands médias et les pouvoirs politique et économique ; ce sont les rapports de pouvoir au sein de rédactions très hiérarchisées. Tous les professionnels des médias n’occupent pas la même position dans le champ journalistique. Un journaliste lambda n’a pas forcément la main sur les sujets traités ni sur les angles adoptés, contrairement à sa chefferie : directeurs de la rédactions, rédacteurs en chef, chefs de service, etc. C’est à ce niveau que se concentre le pouvoir éditorial. C’est donc là où se nouent les responsabilités et les effets de cadrage politique les plus forts.
Un journaliste lambda n’a pas forcément la main sur les sujets traités ni sur les angles adoptés, contrairement à sa chefferie.
À cela s’ajoute le rôle central joué par ceux que nous appelons les professionnels du commentaire — éditorialistes, communicants, sondeurs, experts, etc. — qui quadrillent les médias, tout particulièrement l’audiovisuel, dominé par des formats « low cost » et un mode de traitement au rabais de l’actualité. Ce sont eux qui fixent le périmètre de l’acceptable et du dicible dans l’espace public.
Concernant la gauche, nous montrons que sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, toutes ses composantes ont été, à un moment ou à un autre, la cible de cabales médiatiques — qu’il s’agisse de la gauche politique, intellectuelle, syndicale ou encore de médias indépendants ancrés à gauche. La virulence atteint cependant un sommet lorsqu’il s’agit de La France insoumise, dont le positionnement — critique du néolibéralisme, des dogmes sécuritaires, engagement antiraciste, etc. — entre frontalement en conflit avec l’idéologie dominante.
Le problème n’est pas que des journalistes critiquent tel ou tel courant politique — c’est leur droit. Ce qui est préoccupant, c’est l’absence de pluralisme et les affronts permanents à la déontologie dont la principale force politique de gauche en France fait unanimement les frais. À cela s’ajoute une confusion permanente entre information et prescription, que le traitement médiatique de la Nupes ou du Nouveau front populaire aura largement mis en lumière : des journalistes s’arrogent le droit de définir ce que « devrait » être la gauche, en distinguant une gauche « acceptable » d’une autre, jugée « infréquentable » jusqu’à être exclue du « champ républicain ». On dépasse là très clairement une mission d’information. Et quand il est à sens unique, ce journalisme de parti pris pèse sur le cours de la vie politique et démocratique.
Le problème n’est pas que des journalistes critiquent tel ou tel courant politique — c’est leur droit. Ce qui est préoccupant, c’est l’absence de pluralisme.
Gavroche : Vous montrez que certaines idées, notamment issues de la critique sociale ou de l’économie hétérodoxe, sont exclues du débat médiatique, tandis que les idées néolibérales s’imposent sans jamais être nommées. Comment ce consensus idéologique a-t-il pu s’installer au point de passer pour une évidence ?
Pauline Perrenot : Ce que vous décrivez là est le fruit d’un long processus, que nous avons documenté chez Acrimed et récemment développé dans une vidéo sur Blast, consacrée au traitement médiatique des questions économiques et sociales. L’idée d’un « consensus néolibéral » n’est pas une formule gratuite : cela fait quarante ans que les mêmes idées sont répétées à sens unique dans les grands médias. À force, elles sont devenues des « évidences ».
Cela s’explique d’abord par la structuration interne des rédactions, où les chefs de service, les éditorialistes, les directeurs sont très largement acquis à ce prêt-à-penser libéral, presse et audiovisuel confondus. Ce sont eux qui sélectionnent les sujets, les invités, les angles – et qui donnent ainsi le ton. Ils s’appuient toujours sur les mêmes économistes, les mêmes experts, les mêmes références. Il y a une homogénéisation quasi complète de l’information économique. On le constate très facilement dans l’audiovisuel en regardant le profil des journalistes économiques, que ce soit sur France Inter, BFM-TV, RTL, CNews ou France 2 : ils passent d’un média à un autre, du privé au public, sans difficulté, tant la ligne de base en faveur de l’économie de marché est la même partout. Et il est quasiment impossible de trouver un journaliste économique qui défende des analyses et des perspectives hétérodoxes.
Il est quasiment impossible de trouver un journaliste économique qui défende une ligne hétérodoxe.
Nous avons voulu illustrer cette marginalisation dans le livre en rappelant par exemple que sur France Inter, il a fallu attendre plus de quatre ans après l’assassinat de Bernard Maris, lors des attentats de Charlie Hebdo, pour qu’un deuxième chroniqueur vienne faire face à Dominique Seux. Ce dernier est aux commandes de l’édito économique de la matinale depuis le milieu des années 2000 et, accessoirement, directeur délégué de la rédaction des Échos. Et encore, cette « confrontation » n’a lieu qu’un jour par semaine : pas de quoi remettre en cause le monopole du commentaire économique dont je parlais plus haut…
À cela s’ajoute un fort suivisme des rédactions vis-à-vis de l’agenda des acteurs les plus puissants dans leurs champs respectifs — en l’occurrence le patronat, pour ce qui nous intéresse ici. Outre la surexposition médiatique des CSP+ (chefs d’entreprises, cadres supérieurs, etc.) et la grande déférence des journalistes les plus en vue à leur égard, on constate régulièrement que les rapports ou les communiqués émanant de think tank d’inspiration patronale – comme l’Institut Montaigne ou l’Ifrap, par exemple – sont très largement relayés, bien plus que ceux d’acteurs sociaux pourtant importants comme les syndicats de salariés ou les associations.
En résulte un verrouillage du débat, qui exclut des thématiques entières : la propriété privée du capital, la répartition de la valeur ajoutée, les inégalités de patrimoine, les logiques de maximisation des profits, ou encore les formes alternatives d’entreprises. Alors qu’ils devraient faire pleinement partie du débat démocratique, ces sujets sont soit absents, soit discrédités et celles et ceux qui tentent de les aborder, stigmatisés, qualifiés d’ « utopistes » ou d’« irréalistes ». La leçon médiatique inlassablement véhiculée, c’est donc qu’ « il n’y a pas d’alternative » : les grands médias contribuent ainsi à empêcher l’émergence de tout projet de transformation sociale dans le débat public.
Les grands médias contribuent […] à empêcher l’émergence de tout projet de transformation sociale dans le débat public.
Gavroche : Vous insistez sur le rôle des chefferies éditoriales dans le cadrage de l’information. Qui sont-elles, comment exercent-elles leur pouvoir, et pourquoi leur rôle est-il si peu questionné publiquement ?
Pauline Perrenot : Les chefferies éditoriales sont sociologiquement solidaires des intérêts et des points de vue des classes dirigeantes et jouent, en ce sens, un rôle décisif puisque ce sont elles qui structurent le travail des rédactions, en fixant les sujets, les angles, les intervenants. Dans les grands médias privés, ces hiérarchies sont à l’image des actionnaires et propriétaires, qui disposent d’un pouvoir sur leur nomination. En majorité, ces derniers sont des industriels milliardaires dont les activités (banque, armement, télécoms, BTP, logistique, etc.) dépendent de l’ordre économique tel qu’il va. Cela ne veut pas dire que Bernard Arnault écrit les articles des Échos, du Parisien ou les éditos de Radio Classique, mais il a son mot à dire sur la direction. Et une fois en place, cette dernière agit comme un filtre, garantissant qu’aucun écart trop marqué ne viendra remettre en cause une certaine vision du monde – que les directions partagent, du reste, du fait de leur positionnement social.
Les chefferies éditoriales sont sociologiquement solidaires des intérêts et des points de vue des classes dirigeantes.
Comme Bernard Arnault l’a très bien dit lui-même en janvier 2022 devant la commission d’enquête sénatoriale sur la « Concentration des médias en France » : « Si Les Échos, demain, devaient défendre l’économie marxiste, […] je serais quand même extrêmement gêné ! » Au-delà, on doit cette homogénéisation du paysage médiatique à la financiarisation des médias et à l’ensemble des transformations qui ont profondément marqué le secteur (et le profil des professionnels) à partir des années 1980 et 1990, lesquelles sont allées dans le sens d’une marchandisation de l’information et d’une emprise croissante des contraintes commerciales. Tout cela a favorisé la propagation et la naturalisation de croyances et de visions libérales et managériales du monde dans et par les médias.
On doit cette homogénéisation du paysage médiatique à la financiarisation des médias et à l’ensemble des transformations qui […] sont allées dans le sens d’une marchandisation de l’information et d’une emprise croissante des contraintes commerciales.
Gavroche : Les médias Bolloré sont souvent pointés du doigt pour leur orientation réactionnaire assumée. Mais ne risque-t-on pas, en concentrant toute la critique sur elles, de sous-estimer l’influence plus diffuse (mais tout aussi décisive) des grands médias « centristes », qui diffusent eux aussi des cadrages néolibéraux ou sécuritaires, sans les nommer comme tels ?
Pauline Perrenot : En partie oui. L’idée n’est pas de mettre un signe « égal » entre toutes les rédactions, ça n’aurait aucun sens. L’empire Bolloré constitue l’avant-poste de la contre-révolution réactionnaire, noue des liens avec la fachosphère – extrêmement puissante sur internet mais également dotée d’une presse papier – et dispose donc d’une force de frappe inédite qu’on aurait tort de relativiser. Néanmoins, et s’il faut donc adresser spécifiquement cette question, la déconnecter d’un combat politique plus large – et à notre sens, nécessaire – visant à agir sur les phénomènes de financiarisation et de concentration des médias constitue sans doute une impasse.
L’empire Bolloré constitue l’avant-poste de la contre-révolution réactionnaire.
Car le fait est que les frontières entre les médias Bolloré et les autres sont tout sauf étanches. Il y a des phénomènes de légitimation/stigmatisation communs et une relative circulation circulaire de l’information, des intervenants, etc. Si certains des cadrages opérés par les médias d’extrême droite trouvent aujourd’hui autant d’écho, c’est en partie parce qu’ils auront été préalablement légitimés à une échelle de masse. S’ils peuvent y compris infuser aussi facilement dans le reste des médias mainstream, c’est qu’ils y trouvent un terrain favorable, tant sur le fond que sur la forme.
Nous avons en ce sens largement documenté les mécanismes qui, au sein des grands médias, contribuent depuis plusieurs décennies à la banalisation des idées d’extrême droite et à la crédibilisation de ses représentants. Que l’on pense à la surreprésentation des commentateurs réactionnaires, à la dépolitisation et à la peopolisation permanente du RN, à la surface médiatique complètement démesurée que les chefferies éditoriales auront octroyée à ses porte-parole, etc. Sans oublier, bien sûr, la place prépondérante qu’occupent à l’agenda les thématiques obsessionnelles des droites (immigration, insécurité, islam) et leur mode de traitement, qui, en plus d’être sensationnaliste, épouse majoritairement les cadrages qu’en donnent les partis conservateurs, en particulier dans la presse hebdomadaire et les médias audiovisuels. Si le processus a tout à voir avec la droitisation de l’ensemble du champ politique, « gauche de gouvernement » comprise, des constats s’imposent sur le rôle spécifique des médias. Nombre d’entre eux, qualifiés de « centristes », de « centre-droit » ou de « centre-gauche » ont ainsi contribué à conforter des grilles de lecture et des représentations conservatrices et réactionnaires du monde et des rapports sociaux, aujourd’hui promues en boucle, et de la manière la plus violente qui soit, par les médias de Bolloré.
Nombre [de médias] qualifiés de « centristes », de « centre-droit » ou de « centre-gauche » ont […] contribué à conforter des grilles de lecture et des représentations conservatrices et réactionnaires du monde et des rapports sociaux..
On pourrait reprendre l’exemple des questions économiques avec le cas édifiant de l’ultra libérale Agnès Verdier-Molinié (Ifrap). Elle est aujourd’hui une figure des plateaux de CNews ou d’Europe 1, mais ce serait oublier qu’elle a longtemps écumé ceux de France Info, TF1, BFM-TV, LCI, France 2 ou France 5, où elle fut toujours (et continue d’être) reçue en grande pompe. Le cas Zemmour est encore plus spectaculaire : il nous raconte comment une notoriété construite dans et par les grands médias pendant trente ans aura en grande partie permis l’entrée fracassante de ce « journaliste » sur la scène politique, au point de devenir le centre de gravité du débat public pendant des mois.
Il faut comprendre ces exemples comme autant de symptômes de la droitisation générale, mais également de la porosité entre les médias d’extrême droite et le reste du paysage médiatique. On pourrait également évoquer les thématiques sécuritaires. Lors de l’affaire de Crépol par exemple, les cadrages des médias Bolloré ont largement débordé et contaminé le reste du paysage médiatique. Et au-delà de la manière dont cet événement a été commenté sur le plan éditorial, la surface de cette couverture médiatique interroge. Elle en dit long sur le pouvoir d’agenda des médias d’extrême droite, tout particulièrement s’agissant du traitement de faits divers, où nombre d’« effets de loupe » opèrent au profit quasi systématique des agendas et des idées réactionnaires.
Gavroche : L’objectivité est souvent brandie comme l’idéal suprême du journalisme. Pourtant, dans votre ouvrage, vous montrez combien chaque étape de la production de l’information est traversée par des choix, des hiérarchies, des cadrages. Faut-il alors renoncer à cette prétendue objectivité et repenser autrement les critères d’un journalisme de qualité ?
Pauline Perrenot : Il faut sortir de ces mythes journalistiques. Il y a toujours une forme d’engagement, dès le départ, ne serait-ce que dans le choix des sujets traités — ce qu’on a abordé juste avant en évoquant le pouvoir d’agenda. Décider de couvrir tel événement plutôt qu’un autre, d’accorder la Une ou une pleine page à telle « actualité » alors que telle autre n’aura droit qu’à une brève ou à 20 secondes en fin de journal, ça revient à hiérarchiser l’information. Et cette hiérarchie n’est jamais neutre. Dire le contraire ne fait que conforter les angles-morts d’une partie des journalistes sur leurs propres pratiques et sur la production de l’information. Vient ensuite le cadrage : quel angle est choisi ? Quelles questions va-t-on (se) poser ? Quels interlocuteurs sélectionne-t-on et invite-t-on à s’exprimer ? Comment va-t-on les traiter ? Et dans quel type de dispositif ? Là encore, ce processus engage des choix éditoriaux et façonne des représentations. Le problème survient lorsque ces choix ont tendance à s’homogénéiser d’un média à un autre, puisque ça pose la question du pluralisme. Il faut donc rompre avec cette image inepte d’un journalisme-miroir qui ne ferait que « refléter » la réalité. Cette idée permet surtout à certains journalistes d’éluder toute critique des médias et toute remise en question.
Il faut […] rompre avec cette image inepte d’un journalisme-miroir qui ne ferait que « refléter » la réalité. Cette idée permet surtout à certains journalistes d’éluder toute critique des médias et toute remise en question.
Une fois qu’on a dit ça, quels sont les garde-fous dont on dispose ? Il existe bien des chartes déontologiques, des règles censées encadrer le travail journalistique, mais qui sont fréquemment piétinées, notamment à l’occasion de séquences d’emballement que nous décrivons dans le livre. Des sociétés de journalistes s’émeuvent publiquement, à de (très) rares occasions, du traitement éditorial de telle ou telle question dans leur média. Certains syndicats de journalistes interviennent plus fréquemment sur ce terrain. S’agissant de l’audiovisuel, l’Arcom est également censé veiller au respect du pluralisme, en particulier en période électorale. Mais c’est un organisme largement fantoche, dont les démarches et les critères d’appréciation du pluralisme politique sont pour partie complètement déconnectés du « débat » audiovisuel tel qu’il (dys)fonctionne aujourd’hui. Les sondages entrent par exemple en ligne de compte dans l’établissement des quotas de « temps de parole » accordés aux différentes forces politiques, alors que depuis cinquante ans, des travaux en sciences sociales critiquent leur méthodologie et leurs mésusages médiatiques, lesquels contribuent, disons-le franchement, au pourrissement du débat démocratique.
Il existe bien des chartes déontologiques, des règles censées encadrer le travail journalistique, mais qui sont fréquemment piétinées.
En définitive, force est de constater que ces (maigres) garde-fous ne suffisent pas du tout à garantir une information de qualité, indépendante, équitable et pluraliste… C’est la raison pour laquelle la critique des médias est nécessaire : comme nous le disons souvent, l’information, l’organisation des médias et les pratiques des journalistes sont des questions qui ne devraient pas être la chasse-gardée de la profession, mais qui concernent tous les citoyens, au nom d’un droit démocratique élémentaire : celui d’être informé correctement.
Gavroche : Dans votre livre, vous montrez qu’une gauche modérée reste globalement acceptée dans le débat médiatique. Mais dès qu’il s’agit d’une gauche plus « radicale », les critiques deviennent bien plus virulentes — parfois jusqu’à la campagne concertée. Peut-on dire qu’il existe une frontière idéologique implicite entre une gauche jugée « fréquentable » et une autre, disqualifiée car trop « subversive » ? Et que révèle ce traitement inégal sur les limites réelles du pluralisme dans les médias ?
Pauline Perrenot : La frontière idéologique n’est désormais plus tellement de l’ordre de l’implicite ! Disons qu’elle se matérialise quotidiennement dans le traitement différencié des gauches ou des différentes sensibilités existant au sein du mouvement social. Dans le livre, nous montrons par exemple qu’à l’occasion des mobilisations sociales, les commentateurs trient systématiquement le bon grain « réformateur » de l’ivraie « jusqu’au-boutiste » (en tout cas perçue comme telle) parmi les syndicats de salariés. Il en va de même s’agissant des mouvements féministes, antiracistes ou de la gauche politique : le discrédit médiatique est proportionnel au niveau de radicalité des critiques portées contre le capitalisme et les systèmes de domination.
Le discrédit médiatique est proportionnel au niveau de radicalité des critiques portées contre le capitalisme et les systèmes de domination.
Et comme on le disait au début, le journalisme de prescription donne sa mesure. Parallèlement aux cabales contre La France Insoumise, on assiste à la célébration médiatique quasi unanime de figures comme Bernard Cazeneuve ou Raphaël Glucksmann, pour lequel Libération a d’ailleurs fait ouvertement campagne à l’occasion des élections européennes. Les injonctions permanentes des commentateurs aux élus socialistes et écologistes à « se désolidariser » de La France insoumise vont dans le même sens, comme les félicitations médiatiques adressées au PS pour s’être « affranchi » de Jean-Luc Mélenchon en ne votant pas la censure du gouvernement Bayrou, en janvier 2025.
Un bon exemple récent, c’est la surmédiatisation d’un livre publié par deux journalistes du Monde et de Libération, qui attaque frontalement La France insoumise. Plus d’un millier d’essais paraissent chaque année, mais très peu bénéficient d’un tel matraquage : une couverture systématique dans la presse, des plateaux en boucle, des éditos politiques à répétition… Ce traitement révèle à lui seul une forme de choix éditorial très clair. Toute l’attention est centrée sur Jean-Luc Mélenchon, mis en scène comme une figure repoussoir dans le concert théâtralisé de la vie politique tel que l’orchestre le journalisme politique. Certaines critiques sont tout à fait légitimes. Mais la séquence à laquelle on assiste montre qu’on dépasse très largement ce cadre. Tout est mélangé et nivelé dans un grand gloubi-boulga. Le journalisme politique grossit le trait de la personnalisation – un phénomène bien réel et commun à toutes les formations politiques – et de la « toute-puissance » d’un seul homme, en plus de reconduire un certain nombre de calomnies et de partis pris.
Cette séquence aura surtout mis à jour, une nouvelle fois, les indignations sélectives de la profession. Tout particulièrement s’agissant des commentaires relatifs au positionnement de LFI sur la question palestinienne, qui, en France, aura cristallisé le processus de diabolisation de la gauche/normalisation de l’extrême droite. Depuis dix-huit mois, nous assistons en effet à la criminalisation médiatique permanente du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien. Déjà ancienne, la diabolisation de LFI a pris, à cette occasion, une ampleur inédite. Chaque jour apporte son lot d’attaques. Et ce sont des attaques à sens unique : comment se fait-il qu’au cours de ces dix-huit derniers mois, jamais aucun parti ni aucun intervenant, parmi ceux qui s’expriment encore quotidiennement pour minimiser le génocide et/ou soutenir l’État d’Israël, n’ait eu à subir ne serait-ce qu’un millième des anathèmes médiatiques lancés jour après jour contre LFI et le mouvement de solidarité ? L’inaction du gouvernement français, qui n’a pris aucune sanction concrète contre l’État d’Israël, pourrait faire l’objet non seulement d’un traitement journalistique, mais plus encore, et puisque le registre de la dénonciation est à la mode, de condamnations. Mais hormis quelques lignes ici ou là, rien.
Pendant ce temps, le président d’honneur de la LICRA compare publiquement Mélenchon à Goebbels, sans que cela ne suscite non plus de tollé. Les grands médias prétendent se préoccuper de « démocratie » et s’inquiéter de « l’autoritarisme » au sein de LFI, mais quelques semaines plus tôt, la quasi-totalité de l’éditocratie apportait du crédit aux pires slogans du Rassemblement national contre la justice après que ce dernier a été condamné pour détournement massif de fonds publics. Ce sont ces mêmes médias qui, il y a un an, ont contribué à faire oublier la victoire de la gauche aux élections en normalisant le coup de force antidémocratique du camp présidentiel. Sans parler du journalisme de préfecture qui, comme nous le décrivons par le menu dans le livre, aura considérablement légitimé le durcissement autoritaire de l’État, notamment la répression des mouvements sociaux. Il y a donc clairement un deux poids, deux mesures dans le traitement des enjeux démocratiques.
Il y a […] clairement un deux poids, deux mesures dans le traitement des enjeux démocratiques.
Ce deux poids, deux mesures s’explique aussi par la conjoncture dans laquelle nous sommes : le projet néolibéral – soutenu par la plupart des chefferies éditoriales – est en crise, il n’a plus l’adhésion populaire, et l’autoritarisme d’État s’accentue pour l’imposer. Dans ce moment de bascule, la gauche de rupture est devenue l’ennemi à abattre et aux yeux de bon nombre de commentateurs, « LFI fait plus peur que le RN ». Christophe Barbier l’a dit explicitement. De même que Raphaël Enthoven, autre représentant autoproclamé du « cercle de la raison », en expliquant qu’en cas de second tour Mélenchon-Le Pen, il voterait Le Pen à contre-cœur. Ce type de propos en dit long. Ils témoignent d’un certain « sens commun » dominant qui tolère (et promeut) des politiques de violence sociale, s’accommode (pour l’instant encore, sur le papier) d’une « gauche de gouvernement », banalise la nature et le projet politique de l’extrême droite, mais rejette violemment toute contestation réelle de l’ordre social.
Le projet néolibéral – soutenu par la plupart des chefferies éditoriales – est en crise, il n’a plus l’adhésion populaire, et l’autoritarisme d’État s’accentue pour l’imposer. Dans ce moment de bascule, la gauche de rupture est devenue l’ennemi à abattre et aux yeux de bon nombre de commentateurs.
Gavroche : Concrètement, en tant que journaliste, que peut-on faire pour résister à un système médiatique dominé par la précarité, les logiques commerciales et l’hégémonie idéologique ? Quelles marges de manœuvre subsistent encore, individuellement ou collectivement, pour pratiquer un journalisme critique — que l’on soit pigiste ou salarié en rédaction ?
Pauline Perrenot : Dans les grands médias, les marges de manœuvre sont aujourd’hui très réduites. D’abord à cause de la précarité : une masse importante de « soutiers de l’information », au bas de l’échelle, travaillent dans des conditions déplorables, avec un fort turnover puisque beaucoup de jeunes journalistes quittent la profession très vite.
Tout dépend alors du « curseur » que chacun se fixe : jusqu’où est-on prêt à aller ? Qu’est-ce qu’on refuse de faire ? Car dans certains médias, on sait d’avance qu’on passera ses journées à bâtonner des dépêches sans jamais mettre les pieds sur le terrain. À l’inverse, si l’on veut de l’enquête, du reportage, de la critique sociale, c’est dans les médias indépendants qu’on trouvera davantage d’espace pour le faire. Mais leur modèle est également (si ce n’est parfois plus) précaire… D’où la nécessité de prendre à bras-le-corps la question politique des médias : comment se fait-il, par exemple, que les aides publiques à la presse continuent d’être massivement dirigées vers les médias possédés par des milliardaires ? Sur ce sujet comme sur d’autres, j’invite celles et ceux qui nous liront à regarder du côté des propositions d’Acrimed.
Dans certains médias, on sait d’avance qu’on passera ses journées à bâtonner des dépêches sans jamais mettre les pieds sur le terrain.
Ceci-dit, il y a peut-être une forme d’espoir du côté d’une partie des jeunes générations de journalistes beaucoup plus ouverts à la critique sociale et aux critiques du journalisme tel qu’il va. La naissance, en mars 2023, de l’association des journalistes antiracistes et racisés va dans ce sens. Tout récemment, des étudiants en journalisme ont également publié une tribune très forte sur le traitement médiatique du génocide en Palestine. Un texte politique — au sens noble — qui refuse la dépolitisation, la déshistoricisation, l’uniformisation du récit. C’est rare, c’est courageux, et ça donne de l’espoir. Parce qu’on se dit que ces étudiants vont bientôt entrer dans les rédactions, avec cette conscience, cette exigence. Reste à savoir s’ils et elles auront la possibilité d’exercer ce regard critique. S’ils et elles disposeront de leviers suffisants pour s’organiser collectivement au sein de cette profession, où le taux de syndicalisation reste par exemple extrêmement faible. Rien ne le garantit, a fortiori si aucune politique ambitieuse n’est entreprise pour transformer structurellement l’organisation et la propriété des médias. Mais le simple fait qu’un tel texte ait vu le jour est déjà une lueur dans un paysage médiatique terriblement verrouillé.
Propos recueillis par Pierre Cazemajor
PERRENOT Pauline, Les médias contre la gauche, Marseille, Agone, 2023.
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