Non, les journalistes ne sont ni neutres, ni objectifs

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L’objectivité est-elle un fondement du journalisme ou un outil de neutralisation du débat public ? Derrière l’apparence d’une information « neutre », les médias dominants véhiculent des choix éditoriaux bien réels, souvent dictés par des logiques économiques et politiques. D’une presse révolutionnaire assumant son engagement à un journalisme de marché aseptisé, retour sur un idéal trompeur qui sert l’ordre établi.


Le journalisme contemporain revendique l’objectivité comme un principe cardinal, garant de la neutralité et de la rigueur de l’information. Ce dogme, pourtant, ne résiste pas à l’analyse. Loin d’être un rempart contre les biais, l’objectivité journalistique est une illusion qui dissimule des choix éditoriaux et idéologiques bien réels.

Derrière la façade d’une presse impartiale, ce sont des intérêts économiques et politiques qui orientent la hiérarchisation de l’actualité, le cadrage des débats et la sélection des experts. Ce qui est présenté comme « neutre » ou « évident » n’est bien souvent que l’expression des normes et priorités des classes dominantes.

D’autant qu’il n’existe pas de mots neutres, et cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de décrire le monde social. Comme l’affirmait Pierre Bourdieu : « En fait, il n’y a pas de mots neutres. » (Langage et pouvoir symbolique, 2014). Décrire un événement, c’est déjà choisir un vocabulaire qui oriente le regard, impose une interprétation et cadre le réel dans une perspective particulière. Lorsqu’un mouvement social est qualifié de « radicalisé » plutôt que de « déterminé », lorsqu’une réforme est dite « nécessaire » plutôt que « imposée », le choix des termes n’est jamais anodin.

Ce phénomène est amplifié par la tendance du journalisme à se présenter comme une simple retranscription des faits, alors qu’il s’agit toujours d’une construction sociale. Le sociologue Erik Neveu le rappelle : « L’écriture vient en quelque sorte suggérer que ce sont les faits qui parlent et non la subjectivité du rédacteur. » (Sociologie du journalisme, 2023).

L’écriture vient en quelque sorte suggérer que ce sont les faits qui parlent et non la subjectivité du rédacteur.

En d’autres termes, la supposée neutralité du journaliste masque en réalité une orientation implicite du discours. Cette construction idéologique est d’autant plus efficace qu’elle s’inscrit dans un cadre de production et de sélection de l’information qui reflète les intérêts des élites. Comme l’explique l’historien Dominique Pinsolle : « Dans l’ensemble, les grands journaux cultivent une neutralité politique de façade qui masque mal leur bienveillance à l’égard des élites. » (À bas la presse bourgeoise !, 2022).

Dans l’ensemble, les grands journaux cultivent une neutralité politique de façade qui masque mal leur bienveillance à l’égard des élites.

Ce biais structurel conduit à une uniformisation du discours médiatique, où les critiques radicales du système sont marginalisées et où le pluralisme d’opinion reste limité à des nuances internes à l’ordre établi.

Une presse historiquement engagée

Loin d’avoir toujours revendiqué une posture neutre, la presse s’est d’abord affirmée comme un instrument d’émancipation et de politisation des masses. Dès la Révolution française, elle devient un acteur clé du débat public, jouant un rôle essentiel dans la diffusion des idées politiques et la mobilisation des citoyens.

Comme le rappellent les chercheurs Ivan Chupin, Nicolas Hubé et Nicolas Kaciaf : « En consacrant le principe de liberté d’expression, la Révolution française permet une multiplication des journaux et l’avènement d’un journalisme fondé sur la communication des opinions et le compte rendu des actes du pouvoir. » (Histoire politique et économique des médias, 2022).

Cette presse révolutionnaire n’est pas un simple témoin des événements : elle en est un moteur. L’historien Jérémy Popkin souligne ainsi que « la presse n’a donc pas seulement “couvert” les événements révolutionnaires, mais a été partie prenante de la Révolution. » (La Presse de la Révolution, 2011).

La presse n’a donc pas seulement « couvert » les événements révolutionnaires, mais a été partie prenante de la Révolution.

Les journaux de cette époque ne cherchent pas à être neutres : ils assument pleinement leur fonction politique, structurant le débat public et organisant l’action collective. Chaque courant politique dispose alors de son propre journal, utilisé pour dénoncer ses adversaires et mobiliser les citoyens. Camille Desmoulins qualifie ainsi la presse de « sentinelle vigilante du peuple » (Discours de la Lanterne).

Loin d’être un simple relais d’information, la presse révolutionnaire façonne un nouvel acteur politique : le citoyen informé et mobilisé. Comme le note Popkin : « En devenant lecteurs des journaux révolutionnaires, les individus se transforment eux-mêmes : de sujets du roi, ils deviennent des citoyens actifs. »

Cette transformation politique du lectorat fait de la presse un véritable levier d’action. La disparition de la censure amplifie ce phénomène, donnant aux journaux une puissance inédite. Comme l’explique Popkin : « Les divers journalistes […] cherchent non seulement à éduquer le peuple, mais aussi à l’inciter à intervenir directement en politique. » 

Le journalisme trouve ainsi ses racines dans l’engagement, et non dans l’illusion d’une neutralité. Loin de la figure du journaliste « objectif », ce sont des hommes et des femmes de conviction qui, à travers leurs écrits, participent activement aux luttes de leur époque.

Mais cette conception combative de la presse va progressivement évoluer, non pas sous l’effet d’un idéal démocratique de neutralité, mais sous la pression des logiques économiques.

Quand l’objectivité devient un argument commercial

Avec l’industrialisation de la presse au XIXᵉ siècle, une transformation fondamentale s’opère : le journalisme d’opinion, qui assumait son rôle de vecteur d’idées politiques, laisse progressivement place à un journalisme de marché, façonné par des logiques économiques et publicitaires.

Comme l’explique Dominique Pinsolle, ce basculement entraîne une mutation profonde du rôle de la presse : « Aux journaux conçus comme des armes s’opposent désormais ceux conçus comme des marchandises. » 

Aux journaux conçus comme des armes s’opposent désormais ceux conçus comme des marchandises.

Autrement dit, la presse, autrefois perçue comme un outil de mobilisation populaire, devient un produit à vendre. La priorité n’est plus d’informer les citoyens dans une logique de combat politique, mais de répondre aux attentes du marché. L’information se formate pour élargir l’audience, maximiser les revenus publicitaires et garantir la rentabilité des journaux.

L’historien Patrick Eveno souligne cette dépendance croissante aux logiques commerciales : « Les médias comptent sur les recettes publicitaires pour équilibrer leurs budgets, et si possible dégager des bénéfices […]. C’est Émile de Girardin, le fondateur de La Presse, qui, dans les années 1830, a inventé le modèle économique. » (Les médias sont-ils sous influence ?, 2008).

Ce modèle entraîne un double effet pervers. D’une part, il conduit à une dilution du contenu politique : pour séduire un large public, les médias édulcorent les sujets conflictuels, neutralisent les débats idéologiques et privilégient des formats courts et superficiels, plus compatibles avec la consommation rapide de l’information. D’autre part, il renforce la dépendance aux annonceurs : les entreprises qui financent les journaux à travers la publicité imposent des lignes rouges aux rédactions, limitant la liberté de ton et freinant toute critique du capitalisme.

Ce double phénomène aboutit à une information standardisée, où les véritables enjeux politiques et économiques sont souvent évacués au profit d’un traitement aseptisé, destiné à ne froisser ni les élites économiques ni le lectorat le plus large possible.

Comme l’analyse Pierre Bourdieu : « Plus un organe de presse ou un moyen d’expression quelconque veut atteindre un public étendu, plus il doit perdre ses aspérités. » (Sur la télévision, 2021). Dans cette logique, l’objectivité devient un argument marketing : elle permet d’attirer les annonceurs en garantissant un contenu « neutre », c’est-à-dire un contenu non subversif qui ne remet pas en cause les intérêts dominants.

Plus un organe de presse ou un moyen d’expression quelconque veut atteindre un public étendu, plus il doit perdre ses aspérités.

La journaliste Pauline Perrenot décrit parfaitement cette homogénéisation du discours médiatique : « Un journalisme de classe qui délimite le périmètre de ce qui peut être pensé en matière économique avant de traquer et de disqualifier les courants intellectuels, politiques, syndicaux, éducatifs, etc. qui persistent à penser ce-qui-ne-peut-être-pensé : la condition salariale, la propriété privée du capital, la distribution de la valeur ajoutée, les inégalités de patrimoine et de revenu, etc. » (Les médias contre la gauche, 2023).

Ce modèle ne produit pas une information neutre : il produit une information compatible avec les intérêts économiques dominants. La prétendue objectivité sert à légitimer un discours qui exclut toute remise en cause profonde du système.

Derrière l’apparence d’un journalisme impartial et équilibré, les choix éditoriaux sont dictés par des logiques marchandes, et l’objectivité devient un produit marketing destiné à préserver le statu quo.

Une objectivité à géométrie variable

Si l’objectivité journalistique était une réalité, elle devrait s’appliquer de manière égale à tous les sujets et à tous les acteurs. Or, il n’en est rien. Les médias adoptent des grilles de lecture différentes selon les contextes, révélant ainsi une objectivité à géométrie variable, bien plus indulgente envers les pouvoirs en place qu’envers ceux qui les contestent.

Ce phénomène est particulièrement flagrant dans la couverture des mouvements sociaux. Lorsqu’une mobilisation populaire éclate, elle est souvent cadrée sous l’angle de la violence et du désordre, plutôt que sous celui des revendications politiques. Comme le souligne le sociologue Jean-Louis Siroux : « Plus que tout autre enjeu, la “violence des manifestations” a focalisé l’essentiel de l’attention des grands médias. » (Qu’ils se servent de leurs armes, 2021).

Là où les violences policières sont minimisées ou justifiées, les débordements de certains manifestants deviennent le prisme principal de lecture des mouvements sociaux. Cette dissymétrie de traitement ne doit rien au hasard.

Comme l’explique Serge Halimi, les médias dominants appuient les logiques de maintien de l’ordre, renforçant l’idée que la contestation doit être contenue : « La voie démocratique est d’autant plus bouchée que l’ordre médiatique privilégie, accompagne, voire réclame un libéralisme autoritaire chaque fois que l’apathie populaire cède la place à la colère. » (Les nouveaux chiens de garde, 2022). 

La voie démocratique est d’autant plus bouchée que l’ordre médiatique privilégie, accompagne, voire réclame un libéralisme autoritaire chaque fois que l’apathie populaire cède la place à la colère.

Trois mécanismes récurrents expliquent ce biais structurel : 

Tout d’abord, la sélection des images et des témoignages joue un rôle central dans la construction du récit médiatique. Les médias privilégient les images spectaculaires de confrontations, qui captent l’attention du public mais relèguent au second plan les revendications des manifestants. Les violences policières, quant à elles, sont minimisées, rarement mises en avant, et ne sont diffusées qu’en dernier recours, souvent sous la pression des réseaux sociaux ou des médias indépendants.

Ensuite, le vocabulaire employé oriente directement la perception des événements. Lorsqu’il s’agit d’un mouvement populaire, les médias utilisent un lexique alarmiste, décrivant les manifestants comme des « casseurs », des « radicaux » ou des « factieux », ce qui permet de délégitimer la contestation aux yeux de l’opinion publique. À l’inverse, lorsqu’une réforme antisociale est imposée par les élites, elle est qualifiée de « nécessaire », « courageuse », voire « inéluctable », comme si elle relevait d’une fatalité économique et non d’un choix politique.

Enfin, l’orientation des débats et des intervenants verrouille le champ du discours médiatique. Lorsque la mobilisation s’amplifie, la parole est d’abord donnée aux représentants du gouvernement et aux éditorialistes favorables au statu quo, qui insistent sur les désagréments causés par la contestation plutôt que sur ses motivations. À l’inverse, les défenseurs du mouvement sont souvent réduits à des caricatures : qualifiés d’« idéalistes », d’« extrémistes » ou de « populistes », ils sont disqualifiés avant même d’être entendus.

Ces mécanismes contribuent ainsi à produire un récit médiatique qui, loin d’être neutre, tend systématiquement à préserver l’ordre établi en discréditant ou en invisibilisant les mobilisations sociales.

Ce phénomène ne se limite pas aux Gilets jaunes. On l’observe aussi dans la couverture des grèves, des luttes écologistes ou des mobilisations contre les réformes néolibérales. Comme l’expliquait il y a déjà un siècle Antonio Gramsci, la presse dominante agit systématiquement comme un agent du pouvoir en place : « Éclate une grève ? Pour le journal bourgeois, les travailleurs ont toujours tort. Se produit une manifestation ? Les manifestants sont toujours des turbulents, des factieux, des voyous. » (Le journalisme intégral, 2022).

Éclate une grève ? Pour le journal bourgeois, les travailleurs ont toujours tort. Se produit une manifestation ? Les manifestants sont toujours des turbulents, des factieux, des voyous.

Cette asymétrie dans la couverture médiatique est également renforcée par la sociologie même du journalisme. Issus des milieux favorisés et formés dans des écoles sélectives, les journalistes ont tendance à partager les cadres de pensée des élites économiques et politiques. Erik Neveu met en évidence ce phénomène : « Les écoles les plus recherchées sont fréquentées massivement par des jeunes de familles favorisées, sans grande expérience d’autres milieux sociaux. » (Sociologie du journalisme, 2023).

Ainsi, l’objectivité affichée par les médias s’effondre dès qu’il s’agit de couvrir les mobilisations populaires. Cette dissymétrie révèle une presse qui, loin d’être un contre-pouvoir, joue un rôle central dans la préservation de l’ordre établi.

Vers un journalisme critique

Si le mythe de l’objectivité journalistique sert avant tout à préserver l’ordre établi, alors il devient impératif de repenser le rôle du journalisme dans une perspective critique et assumée. Un journalisme réellement indépendant ne peut plus se réfugier derrière une neutralité illusoire, qui masque en réalité des choix idéologiques bien réels. Il doit interroger les évidences, remettre en cause les récits dominants et assumer pleinement sa fonction de contre-pouvoir.

Comme l’écrivait Albert Camus : « Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. » (À Combat, 2022). Cette phrase, qui s’oppose à la vision aseptisée d’un journalisme « neutre », souligne l’enjeu fondamental du métier : informer, ce n’est pas simplement rapporter des faits, c’est aussi choisir un angle, un cadre d’analyse, un langage. La sélection des sujets, leur hiérarchisation, le choix des experts invités ou encore la manière dont une information est mise en récit ne sont jamais anodins. Tout journaliste prend parti, qu’il le veuille ou non, même lorsqu’il prétend à la plus grande objectivité.

Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti.

Or, ne pas assumer cet engagement, c’est souvent se ranger, par défaut, du côté des dominants. Paul Nizan dénonçait déjà cette posture d’apparente neutralité, qui revient en réalité à être le gardien passif d’un ordre social inégalitaire : « En politique, indifférent veut dire satisfait […]. L’étiquette de “sans parti” dans la société bourgeoise n’est que l’expression voilée, hypocrite, passive, de l’appartenance au parti des repas, au parti des gouvernants, au parti des exploiteurs. » (Les chiens de garde).


Le véritable journalisme ne peut se réduire à une retranscription plate et désincarnée des faits. Il doit, au contraire, restituer les rapports de force, dévoiler les logiques de domination et mettre en lumière les luttes sociales et politiques invisibilisées par les grands médias.

Cela suppose un engagement critique, non pas un militantisme aveugle, mais une exigence intellectuelle qui pousse à interroger les dogmes, les intérêts en jeu et les pouvoirs établis.

Un journalisme critique n’a pas à être neutre : il a à être honnête. Honnête sur ses choix éditoriaux, honnête sur les partis pris qu’il défend ou combat, et surtout honnête sur les forces qui influencent et encadrent la production de l’information.

Face à l’ordre médiatique dominant, il est urgent de redonner au journalisme sa véritable vocation : non pas celle d’un simple relais du pouvoir, mais celle d’un outil d’émancipation et de transformation sociale.

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