La fin des illusions européennes

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Surréaliste, mais bien réel. Une dizaine de jours ont suffi pour que sonne le glas d’une illusion qui, hélas, n’a que trop duré et dont les conséquences seront écrasantes. Adrien Motel, jeune historien, nous livre son analyse, ses craintes et ses espoirs, pour la France et le monde.


Les pleurs et le mépris

Ce 17 février 2025, lorsque Christoph Heusgen prononce la clôture des travaux de la conférence de Munich, qu’il préside, quelques pleurs étreignent sa voix. Pour le moins, l’image est saisissante, tant l’émotion de ce diplomate allemand trahit la sidération qui le saisit. La veille, le Vice-président des États-Unis prononçait à l’égard des européens un sévère réquisitoire. Dans son adresse, JD Vance a dévoilé les honnêtes sentiments qu’inspirent les pays européens aux États-Unis d’Amérique. C’est-à-dire un étrange mélange fait de mépris et de désintérêt.

Une dizaine de jours durant, l’Europe entre en ébullition, alors même que la Maison-Blanche et le Kremlin annoncent l’établissement d’échanges réguliers entre Donald J. Trump et Vladimir Poutine. Les cartes de la guerre en Ukraine semblent rebattues, cependant que le Président de la République française et le Premier ministre britannique font le voyage de Washington pour tenter de s’accorder avec un Trump bien décidé à mettre un terme à la guerre, à sa manière, et sans façon…

Le 28 février, la rencontre entre le numéro un états-unien et son homologue ukrainien Volodimir Zelenski vire au désaveu de toute une stratégie devant les caméras du monde entier. Reprochant à la fois un manque de respect et des revendications excessives de la part de la part de l’Ukraine, les États-Unis se sont offerts le droit d’en humilier leur président, par une séance mêlant les commentaires vestimentaires aux bourrades verbales. À peine croyable, mais la séquence suffit à achever devant l’Histoire un récit de quatre-vingts ans.

 

Les malheurs de l’asservissement

Les pleurs d’un diplomate allemand et les rodomontades d’un président états-unien ont peut-être sonné le glas d’une illusion. Pour toute l’intelligentsia, aux commandes à Bruxelles depuis quelque cinq décennies, il y a fort à parier pour que cela ne suffise pas à une sortie de la caverne de Platon. Pour eux, l’Europe n’avait qu’à jouer son rôle habituel d’élève zélé au sein d’une communauté internationale pacifiée par l’empire du droit mondial et gâtée aux douceurs du libre marché. Chimère d’autant plus appétissante pour des esprits paresseux qu’elle avait l’avantage d’offrir les luxes de l’asservissement en épargnant les efforts de l’indépendance. Grave erreur.

Dans ce jeu, la politique n’avait plus besoin d’avoir cours, d’autres pensaient pour soi. Protégés par un empire aux allures sympathiques, les Européens se sont consciemment asservis alors qu’ils bâtissaient une cathédrale du vide avec des pierres normatives toujours plus absconses. L’Union européenne s’est ainsi dépossédée d’elle-même, livrant l’Europe à un dénuement extrême. Si, par temps calme, quelques artifices suffisent à masquer cette réalité, comme la peinture peut temporairement masquer la moisissure d’une paroi viciée, en mer agitée, la coque menace de se disloquer. La lucidité commande de reconnaître que l’Union européenne navigue vers son propre naufrage et que ses éminents passagers, c’est-à-dire les États-nation qui la composent, risquent de réaliser tardivement qu’il ne reste que peu de canots de sauvetage pour s’en tirer.

Pendant ce temps-là, les frontières d’un État souverain s’apprêtent à être redéfinies entre Washington et Moscou. Bruxelles n’aura plus qu’à proclamer son indignation, le fait accompli sera avalisé. Pour s’en convaincre, les Européens n’ont même pas été conviés aux discussions en Arabie Saoudite le 18 février. Et pour l’heure, rien ne garantit la réussite d’une véritable politique de réarmement et de réindustrialisation occidentale, indépendante des Etats-Unis…

Il n’y a pas lieu de s’en réjouir. L’Ukraine n’avait pas vocation à être envahie par son voisin, ni à voir ses frontières changer sans façon par des empires dominateurs. Mais, ce qui peut être pire encore, c’est que c’est la nation ukrainienne qui s’apprête à payer pour l’incurie des autres. Ce peuple, qui se bat avec bravoure depuis trois ans face à une illégitime invasion, est menacé de voir son territoire divisé par d’autres. Et cela, du fait de l’absence d’une véritable sécurité collective qui aurait inclus chacune des puissances en présence à l’échelle du continent européen.

 

Au seuil de l’indépendance

Le constat s’effectue à regret. L’Union européenne n’est pas en mesure d’être prise au sérieux dans les affaires du monde, tant elle n’a rien d’une puissance crédible, c’est-à-dire qui puisse faire valoir une prise directe sur le cours événements, afin d’en empêcher des issues contraires à ses intérêts. Le regret est d’autant plus vif que la France se retrouve impliquée au premier rang de cette incurie générale et se voit amoindrie dans le concert des nations. Absente d’un événement historique majeur sur lequel elle aurait dû peser, son autorité séculaire aurait pu jeter des ponts entre les belligérants et faire naître un espoir de paix juste et ordonnée. Portée par Emmanuel Macron, sa parole peine à franchir le mur du son, sonnant davantage comme des incantations que comme des voies de concrétisation. Depuis le début de la guerre, sujette aux suspicions des Russes et au mépris des Américains, elle n’a reçu que l’incrédulité des Ukrainiens. Mis en échec sur chaque terrain, son crédit ne s’en trouve pas rehaussé.

Nombreux alertèrent en ce sens, depuis des années, quant à la menace que fait peser une construction européenne invertébrée et l’abandon à d’autres du cadre de la sécurité collective. Quand, en 1961, le Général de Gaulle soumettait aux Six [membres fondateurs de l’Union européenne – ndlr] le fameux Plan Fouchet, il proposait de coordonner nos politiques étrangères et militaires dans le cadre des indépendances nationales et d’une coopération continentale distincte de l’OTAN. Les Cinq [Allemagne fédérale, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Belgique – ndlr] ont alors préféré Washington à Paris. L’Amérique à l’Europe. Cette leçon devrait nous instruire, tant les enseignements sont contemporains dans ces heures tragiques. À moins que les signaux, venus de Berlin ou de Londres, éclosent l’idée d’une indépendance continentale ? Les déclarations du nouveau chancelier allemand Merz vont en ce sens.

Veillons cependant à nous entendre sur le cadre. « L’Europe de la défense », que certains aiment proclamer, n’est qu’un slogan vide de toute substance. Ce qu’il faut, c’est que les puissances du continent s’entendent et se coordonnent dans une alliance d’un autre type. Croire que nos armées ont vocation à se fondre les unes dans les autres n’a pas de sens. Substituer une chimère par une autre n’aidera pas à garantir la sécurité collective. Refuser la main tendue par l’Histoire non plus.


Pour la France, c’est l’heure de la décision qui se profile. Attendu que ce qui est en cause, ce n’est pas seulement sa capacité à se redresser, mais sa volonté à demeurer une puissance véritable. Débarrassée de toutes prétentions impérialistes, la France doit à nouveau user de son crédit pour pacifier les rapports entre les pays du monde. Peut-être même éclairer quelques-unes des consciences universelles. Alors, refaisons notre la proclame d’Olympe de Gouge, qui écrivait dans sa Lettre au peuple en 1789, « Ô France, France ! Relève ton front altier, et n’inspire point à tes voisins le sentiment de la pitié. Et la Nation reprendra bientôt sa première splendeur. »

A. Motel

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