« La pensée Gramsci éclaire les luttes des subalternes dans les périodes sombres » – Entretien avec Yohann Douet 

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Normalien, agrégé et docteur en philosophie, Yohann Douet consacre ses recherches à la pensée politique d’Antonio Gramsci. Dans cet entretien mené autour de son ouvrage L’hégémonie et la révolution (Éditions Amsterdam, 2023), il déploie avec clarté les grands concepts du théoricien marxiste italien — hégémonie, sens commun, intellectuels organiques, journalisme intégral, bloc historique, Prince moderne… Une grille de lecture précieuse pour penser les formes contemporaines de domination, les luttes d’émancipation et les impasses stratégiques de la gauche. Entretien.


Gavroche : L’hégémonie est au cœur de la pensée politique de Gramsci. Comment conçoit-il ce concept, et en quoi permet-il de penser des formes de domination plus diffuses que la seule coercition ?

Yohann Douet :  L’hégémonie est sans doute le concept le plus célèbre de Gramsci. C’est aussi celui qui lui permet de repenser le pouvoir d’une manière plus fine que dans d’autres approches, notamment marxistes. Alors que les traditions révolutionnaires pensaient surtout le pouvoir comme coercition — à partir de l’usage de la force, de la répression, en particulier par l’État — Gramsci soutient que le pouvoir ne se réduit jamais uniquement à la domination. Il est toujours double : coercitif, certes, mais aussi hégémonique.

Gramsci soutient que le pouvoir ne se réduit jamais uniquement à la domination. Il est toujours double : coercitif, certes, mais aussi hégémonique.

L’hégémonie, dans son sens le plus général, c’est la capacité d’un groupe social ou d’une classe dominante à obtenir le consentement à sa domination, à susciter ou à organiser ce consentement. Autrement dit, à faire en sorte que cette domination soit acceptée ou parfois même soutenue activement. C’est ce qui permet à Gramsci de penser des formes de pouvoir plus subtiles, moins visibles, mais tout aussi efficaces.

L’hégémonie, dans son sens le plus général, c’est la capacité d’un groupe social ou d’une classe dominante à obtenir le consentement à sa domination, à susciter ou à organiser ce consentement.

Dans ses Cahiers de prison, rédigés entre 1929 et 1935, Gramsci explore une grande variété de formes d’hégémonie. Le concept est volontairement souple, adaptable à différents contextes historiques. Un exemple classique, qu’il mobilise pour approfondir sa réflexion, est celui de la Révolution française. Il y voit une révolution bourgeoise, certes, mais qui a su entraîner les masses, notamment paysannes, dans son sillage, notamment grâce à l’action des Jacobins. Cette capacité de la bourgeoisie à rallier les classes populaires à son projet constitue, pour Gramsci, un cas paradigmatique d’hégémonie — une hégémonie forte, fondée sur un consentement actif, même s’il n’était pas exempt de coercition.

À l’inverse, Gramsci analyse aussi des formes d’hégémonie beaucoup plus contraintes. Le fascisme, par exemple, naît dans un contexte de crise de l’hégémonie libérale bourgeoise après la Première Guerre mondiale. Il ne repose pas sur une adhésion spontanée des masses mais sur leur embrigadement, leur encadrement autoritaire dans des organisations hiérarchiques, leur conditionnement idéologique. Pour autant, le fascisme n’est pas une dictature purement répressive : il cherche bien à organiser le consentement, même si ce consentement est largement fabriqué, imposé, dépourvu de liberté réelle. C’est une hégémonie particulièrement limitée et « impure », mais bien présente.

Le fascisme […] naît dans un contexte de crise de l’hégémonie libérale bourgeoise.

Par ailleurs, Gramsci ouvre la voie à une autre forme d’hégémonie, radicalement différente : celle des classes subalternes. Il pense notamment à l’hégémonie du prolétariat, cette classe organisée, capable de prendre la tête d’un projet d’émancipation global. Gramsci établit certes un parallèle entre le rôle des Jacobins en 1793 et celui des bolcheviks en 1917, dans la mesure où ces deux révolutions ont impliqué une participation active des masses (paysannes notamment), sous la direction d’une classe hégémonique (bourgeoisie dans le premier cas, prolétariat dans le second). Mais l’hégémonie prolétarienne doit aller bien plus loin que l’hégémonie bourgeoise, y compris dans ses versions les plus progressistes : son horizon c’est « l’autonomie intégrale » des subalternes, c’est-à-dire une société réellement démocratique, égalitaire, libérée de l’exploitation — en un mot, communiste.

Gavroche : Gramsci accorde une grande importance au « sens commun ». Quelle définition donne-t-il de cette notion, et quel rôle lui fait-il jouer dans la stabilisation d’un ordre social ?

Yohann Douet :  Le sens commun est une notion centrale chez Gramsci. Il le définit comme la « philosophie des multitudes », c’est-à-dire l’ensemble des représentations, croyances, idées et opinions qui circulent spontanément au sein des masses et des classes subalternes.

Ce sens commun est composite, instable, souvent contradictoire. Il mêle des éléments issus de traditions populaires, de croyances religieuses, de morales anciennes, de vulgarisations scientifiques ou encore d’idéologies dominantes. Chez un même individu, on peut trouver des notions politiques avancées — par exemple une conscience marxiste — coexistant avec des restes de superstition ou des attachements culturels locaux. Gramsci y voit un amas incohérent, précisément parce qu’il reflète la diversité sociale, géographique et culturelle des classes subalternes.

Gramsci ne valorise donc pas le sens commun comme tel. Il ne s’en satisfait ni ne l’idéalise : ce n’est absolument pas une sagesse populaire à glorifier, et sur laquelle on pourrait directement bâtir un projet politique. Mais il refuse aussi d’y voir un simple obstacle à éliminer. Le sens commun est un terrain de lutte idéologique. C’est de là qu’il faut partir, pour le transformer.

Le sens commun est un terrain de lutte idéologique. C’est de là qu’il faut partir, pour le transformer.

Cela signifie deux choses. D’abord, il faut identifier en son sein ce que Gramsci appelle un « noyau rationnel » : les éléments critiques, les intuitions justes, les révoltes confuses mais légitimes, qui peuvent servir de point d’appui. Ensuite, il faut chercher à les organiser, à les systématiser, à leur donner une cohérence. Pour Gramsci, le travail des intellectuels organiques, des militants, des syndicalistes consiste non pas à imposer une vérité abstraite de l’extérieur, mais à développer une nouvelle conception du monde à partir de ce qui existe déjà dans les esprits, même si c’est encore à l’état d’ébauche.

Pour Gramsci, le travail des intellectuels […] consiste non pas à imposer une vérité abstraite de l’extérieur, mais à développer une nouvelle conception du monde à partir de ce qui existe déjà.

Gramsci s’oppose ici à deux écueils. D’un côté, au populisme naïf — comme chez Orwell, par exemple, avec sa « common decency » — qui tend à idéaliser les classes populaires comme spontanément vertueuses. De l’autre, au dogmatisme autoritaire, qui mépriserait tout ce qui n’est pas déjà conforme à une doctrine préétablie, attitude qui a pu grever le mouvement communiste, notamment à l’époque stalinienne. Gramsci adopte une position intermédiaire, ou plus exactement dialectique : le sens commun n’est ni bon ni mauvais, ou plutôt il est les deux, et surtout il est un point de départ incontournable. Il faut donc ’y intervenir pour le faire évoluer vers une conception du monde plus élaborée, plus critique, plus émancipatrice.

Gavroche : Gramsci insiste sur le rôle central des intellectuels dans la structuration de l’hégémonie. Quelle place leur attribue-t-il dans les rapports de pouvoir, et comment distingue-t-il leurs fonctions selon leur position sociale ?

Yohann Douet : C’est un autre apport majeur de Gramsci au sein des philosophies politiques critiques et du marxisme en particulier : l’attention qu’il accorde au rôle des intellectuels dans les rapports de pouvoir.

Son point de départ est simple mais fondamental : les idées, les conceptions du monde, ne flottent pas en l’air. Elles existent, se diffusent, prennent corps à travers des institutions, des organisations et des institutions qui ont besoin, pour fonctionner, de ce que Gramsci appelle des « fonctionnaires des superstructures ». Autrement dit : des intellectuels.

Mais Gramsci entend le terme d’intellectuel dans un sens très large. Il ne désigne pas seulement les écrivains, les philosophes ou les universitaires, mais tous ceux qui remplissent des « fonctions d’organisation et de connexion » à l’intérieur d’une société. Cela inclut toute personne capable d’influencer les représentations, les comportements, les pratiques collectives. Ce peut être un enseignant, un prêtre, un journaliste, un notaire, un ingénieur mais aussi un militant politique ou syndical. À partir de là, Gramsci établit une distinction entre deux grandes catégories : les intellectuels traditionnels et les intellectuels organiques. 

Gramsci établit une distinction entre deux grandes catégories : les intellectuels traditionnels et les intellectuels organiques.

Les premiers sont ceux qui s’imaginent exercer une activité intellectuelle neutre, détachée des rapports de pouvoir. Par exemple, ce sont les enseignants, les chercheurs, les journalistes qui se présentent comme désintéressés et objectifs, au seul service du savoir. Mais Gramsci montre que même ces intellectuels dits « traditionnels » ont une position sociale spécifique et qu’ils remplissent en réalité une fonction sociale dans l’ordre existant : ils participent à la reproduction des rapports de domination, notamment en transmettant des savoirs, des normes, des conceptions du monde qui contribuent à stabiliser l’ordre établi, ne serait-ce qu’en occultant la lutte des classes — tout cela souvent sans en avoir conscience.

[L]es intellectuels dits « traditionnels » […] participent à la reproduction des rapports de domination, en transmettant des savoirs, des normes, des conceptions du monde qui contribuent à stabiliser l’ordre établi.

Les intellectuels organiques, à l’inverse, sont ceux qui sont directement rattachés à une classe sociale, qui lui sont « organiquement » liés. Ils participent en effet activement et explicitement à son organisation, à sa structuration idéologique, politique, culturelle. Ce sont par exemple les militants d’un parti, les cadres syndicaux, les journalistes engagés dans un projet politique clair. Gramsci lui-même, journaliste puis dirigeant du Parti communiste italien, était un intellectuel organique du mouvement ouvrier.

Cette organicité ne concerne pas seulement les classes dominées. Il existe bien sûr de nombreux intellectuels organiques au service des classes dominantes, qui contribuent à maintenir leur hégémonie. Mais Gramsci insiste sur la nécessité, pour les classes subalternes, de produire leurs propres intellectuels organiques, capables de prendre appui sur le sens commun populaire, de le transformer, de le rendre plus cohérent, plus critique, et d’en faire un levier d’émancipation.

Enfin, une dimension importante de la lutte pour l’hégémonie réside aussi dans la capacité à détacher une partie des intellectuels traditionnels de leur position dans le système dominant. Il s’agit de leur faire prendre conscience qu’ils ne sont pas au-dessus des luttes entre classes sociales, mais qu’ils participent eux aussi à une configuration idéologique. L’enjeu est de les rallier au projet des classes subalternes, de les faire entrer dans un processus de politisation active.

Gavroche : Gramsci formule une critique radicale du « journal bourgeois ». Sur quoi repose cette critique, et comment la met-il en relation avec la question de l’hégémonie ? 

Yohann Douet : La critique gramscienne du journalisme bourgeois est multiple. Elle repose à la fois sur une analyse des contenus, des formes, des logiques de production et du rôle que jouent les médias dans l’organisation du consentement.

Pour Gramsci, même lorsque les journaux bourgeois prétendent être au service d’une information neutre, d’une manière analogue aux intellectuels traditionnels, ils véhiculent en réalité certaines conceptions du monde, de manière implicite ou non questionnée, ne serait-ce qu’en s’intéressant d’une manière biaisée à certains faits (la délinquance des classes populaires par exemple) et beaucoup moins à d’autres (la délinquance « en col blanc »). Ils contribuent ainsi, sous couvert d’objectivité, à stabiliser l’ordre établi en diffusant des représentations conformes à l’idéologie dominante.

Même lorsque les journaux bourgeois prétendent être au service d’une information neutre […], ils véhiculent en réalité certaines conceptions du monde […]. Ils contribuent ainsi, sous couvert d’objectivité, à stabiliser l’ordre établi en diffusant des représentations conformes à l’idéologie dominante.

Et dans d’autres cas, bien sûr, les médias assument ouvertement une orientation idéologique au service des intérêts bourgeois : on est face à une propagande assumée, et il faut plutôt établir une analogie avec les intellectuels organiques. Pour Gramsci, ces journaux participent activement à l’organisation de l’hégémonie, en orientant délibérément l’opinion publique dans une direction conservatrice ou réactionnaire.

Mais sa critique va plus loin. Gramsci a lui-même été journaliste : c’est par l’écriture qu’il entre en politique, d’abord dans des journaux socialistes. Il y polémique contre la presse bourgeoise, non seulement sur le fond idéologique, mais aussi sur sa forme. Il la considère le journal bourgeois comme un « journal-marchandise », comme soumis aux lois du marché. Cela signifie que même un journaliste sans intention idéologique particulière, simplement soucieux de vendre son journal, sera incité à adapter ses contenus au goût dominant.

Cette logique marchande déforme l’information. Elle pousse à privilégier les faits divers, le sensationnalisme, ou à amplifier certaines thématiques — comme la peur, le terrorisme, ou l’insécurité — au détriment d’une compréhension critique du réel. Pour Gramsci, le problème n’est pas seulement ce que ces médias disent, mais ce qu’ils font à la subjectivité des lecteurs.

Gramsci théorise ainsi ce qu’on peut appeler une aliénation médiatique. Dans le marxisme, l’aliénation renvoie à une logique d’inversion où ce qu’il y a de plus essentiel et précieux chez les êtres humains est retourné contre eux par le système capitaliste. Chez Marx, l’activité productrice des travailleurs est appropriée par le capitaliste et se retourne contre eux : leur travail n’est plus une manière pour eux d’exprimer leur créativité mais, parce qu’il est exploité et mécanisé, devient la source de souffrance et d’abrutissement. De même, pour Gramsci, la curiosité des classes populaires, leur soif de connaissance, est captée par les journaux bourgeois, pour produire non pas de la conscience, mais de la soumission. Le désir de comprendre le monde est transformé en consommation passive d’une information appauvrie, déformée voire réactionnaire.

Gramsci théorise ainsi ce qu’on peut appeler une aliénation médiatique.

Gavroche : Quelle conception du journalisme Gramsci oppose-t-il à celle du « journal bourgeois » ? Quelles sont, selon lui, les fonctions politiques d’un journal réellement émancipateur ?

Yohann Douet : Contre la logique du journal bourgeois, Gramsci défend une conception radicalement différente du journalisme, qui serait à même de dépasser l’aliénation médiatique. Mais pratiquer un journalisme engagé aux côtés des classes subalternes ne signifie pas produire une propagande grossière et mensongère. Le journalisme tel qu’il le conçoit doit respecter les faits, chercher à les établir avec rigueur, tout en les insérant dans une lecture du monde cohérente avec une position politique assumée — celle des dominés, et plus largement, celle de l’émancipation sociale.

Contre la logique du journal bourgeois, Gramsci défend une conception radicalement différente du journalisme, qui serait à même de dépasser l’aliénation médiatique.

Gramsci ne rejette donc pas l’exigence de vérité, mais il récuse l’illusion d’un journalisme « neutre » : toute information s’inscrit dans un cadre interprétatif, et c’est ce cadre qu’il faut politiser. Un journal émancipateur ne doit pas flatter le désir de divertissement immédiat des classes populaires, mais accueillir et exprimer leurs besoins sociaux fondamentaux, en premier lieu le besoin de se libérer de la domination sous ses différentes formes.

Ce projet prend une forme très concrète entre 1919 et 1920, lorsque Gramsci dirige à Turin la revue L’Ordine Nuovo (L’Ordre Nouveau), en pleine période d’intense agitation sociale (les grèves et occupations d’usines du biennio rosso). Le journal devient alors un outil politique en lien direct avec les ouvriers en lutte. Il rend compte de leur expérience concrète au travail, analyse leurs conditions de vie et leurs luttes, propose des critiques du système capitaliste, mais va plus loin encore : il formule des propositions d’organisation. Gramsci et ses camarades théorisent notamment la mise en place de conseils d’usine, des cadres d’auto-organisation qui dépassent les limites des syndicats traditionnels, jugés trop hésitants et bureaucratiques.

L’Ordine Nuovo n’est pas un journal d’observation à distance : il agit dans la lutte, en interaction constante avec ses lecteurs. En ce sens, un journal doit non seulement informer objectivement sur la réalité, mais aussi transformer subjectivement son lectorat, l’aider à formuler ses aspirations, à clarifier ses intérêts, à les relier à un horizon politique commun : c’est ce que Gramsci appelle le « journalisme intégral ». 

Un journal doit non seulement informer objectivement sur la réalité, mais aussi transformer subjectivement son lectorat, l’aider à formuler ses aspirations, à clarifier ses intérêts, à les relier à un horizon politique commun : c’est ce que Gramsci appelle le « journalisme intégral ». 

Et ce journalisme intégral ne saurait venir de l’extérieur, mais il doit se construire à partir des potentialités déjà présentes dans les classes populaires, dans leur expérience, leur langage, leur sens commun — qu’il s’agit de rendre plus cohérent, plus critique, plus conscient. Mais il y aurait bien d’autres choses à dire sur ces questions, que j’ai développé plus longuement dans ma recension du recueil de textes de Gramsci intitulé Le journalisme intégral, publiée sur Acrimed.

Gavroche : Gramsci élabore la notion de « bloc historique ». Que recouvre ce concept, et que permet-il de comprendre dans les formes de pouvoir durable ? Cette idée vous semble-t-elle toujours opérante aujourd’hui ?

Yohann Douet : La notion de bloc historique est souvent mal comprise. On la confond parfois avec celle de bloc social, c’est-à-dire une alliance de classes ou de groupes sociaux organisée autour d’une classe dirigeante. C’est une idée centrale chez Gramsci, liée à la notion d’hégémonie, mais ce n’est pas ce qu’il désigne par « bloc historique ».

Pour Gramsci, le bloc historique désigne l’unité dialectique entre structure et superstructures dans une société donnée. Il reprend ici des catégories issues de Marx, mais pour les assouplir. La structure, c’est le système économique, les rapports de production ; les superstructures ce sont les institutions politiques et juridiques, ainsi que les idéologies ou conceptions du monde — ce qui renvoie donc à l’État, au droit, à la culture, aux médias, à l’école, etc. Dans le marxisme classique, on considère que la structure détermine en dernière instance la superstructure. Mais Gramsci insiste : cette relation n’a rien de mécanique. Les différents éléments — économiques, politiques, idéologiques — forment un tout cohérent, un « bloc historique » donc, mais qu’on ne peut pas réduire à un seul facteur, même si l’économie a dans l’ensemble un poids plus important. 

Cette idée permet de penser comment une classe sociale ne devient réellement dominante que si elle parvient à articuler ces différents niveaux. Une classe n’est pas seulement définie par sa place dans les rapports de production : elle doit aussi se constituer politiquement et idéologiquement pour exister comme force historique. Cela suppose un long processus d’organisation, de production d’un discours, de développement d’une conception du monde partagée, de construction d’institutions, etc.

Une classe n’est pas seulement définie par sa place dans les rapports de production : elle doit aussi se constituer politiquement et idéologiquement pour exister comme force historique.

Ainsi, même si une classe est économiquement dominante, elle ne peut exercer une hégémonie stable que si elle parvient à articuler cette domination économique avec des formes d’encadrement politique et idéologique. À l’inverse, une classe dominée peut avoir une cohésion matérielle (par exemple le prolétariat concentré dans de grandes usines), sans pour autant parvenir nécessairement à se constituer en sujet politique unifié, faute d’organisation et de cadre idéologique partagé.

La notion de bloc historique permet donc de penser cette totalité complexe, où les rapports de force se jouent à plusieurs niveaux. C’est une réponse aux lectures trop économiques ou mécanistes du marxisme : elle réintroduit le politique et l’idéologique comme dimensions décisives de toute transformation sociale.

La notion de bloc historique […] réintroduit le politique et l’idéologique comme dimensions décisives de toute transformation sociale.

Et oui, cette notion reste aujourd’hui tout à fait opérante. Elle permet de comprendre la durabilité des régimes dominants, qui ne reposent jamais uniquement sur des rapports économiques, mais aussi sur des appareils idéologiques puissants, sur une capacité à produire du consentement, à organiser la culture dominante. Elle est aussi précieuse pour penser comment une hégémonie alternative pourrait s’élaborer : en ne se limitant pas à des revendications matérielles, mais en travaillant aussi à une transformation des idées, des valeurs, des pratiques.

Gavroche : Gramsci écrit qu’il faut une « volonté collective nationale-populaire » pour renverser l’ordre existant. Que signifie cette formule dans son œuvre ?

Yohann Douet : ​​Cette formule renvoie à une idée forte chez Gramsci : pour qu’une transformation sociale radicale soit possible, une classe en lutte ne peut pas agir seule. Elle doit parvenir à entraîner d’autres classes ou groupes sociaux avec elle — comme la bourgeoisie a su le faire avec la paysannerie lors de la Révolution française, ou comme le prolétariat l’a fait avec les paysans lors de la Révolution russe.

Pour qu’une transformation sociale radicale soit possible, une classe en lutte ne peut pas agir seule. Elle doit parvenir à entraîner d’autres groupes sociaux avec elle.

Lorsque cette classe parvient à construire une hégémonie suffisamment puissante et expansive, elle peut produire ce que Gramsci appelle une « volonté collective » : une unité politique qui dépasse les intérêts immédiats de chaque groupe. Mais cette volonté doit être à la fois « populaire » et « nationale ».

Elle est « populaire », parce que le changement ne peut pas reposer uniquement sur une alliance entre élites ou groupes restreints : il faut impliquer largement les masses populaires. Sans cela, on ne dépasse pas le cadre d’une simple « révolution passive » — un changement mené par en haut et qui ne remet pas assez en cause l’ordre établi. C’est ce que Gramsci critique à propos du Risorgimento, l’unification italienne au XIXe siècle : un compromis entre anciennes (aristocratie terrienne) et nouvelles classes dominantes (la bourgeoisie), qui a laissé les masses à l’écart et limité la portée des transformations sociales.

Elle est aussi « nationale », non pas par repli identitaire, mais parce que, selon Gramsci, la lutte politique se joue d’abord sur le terrain national. Bien qu’il soit un militant profondément internationaliste — étroitement lié à l’Internationale communiste, avec un long séjour à Moscou entre 1922 et 1924 — Gramsci insiste sur le fait que les espaces politiques les plus opérants sont les espaces politiques nationaux. Les institutions, les langues, les traditions politiques, les rapports de force concrets sont d’abord nationaux. Ignorer cela reviendrait à mener une lutte abstraite, déconnectée du réel.

Selon Gramsci, la lutte politique se joue d’abord sur le terrain national. Bien qu’il soit un militant profondément internationaliste […], Gramsci insiste sur le fait que les espaces politiques les plus opérants sont les espaces politiques nationaux.

Cela implique que le prolétariat, porteur d’un projet internationaliste, doit construire son hégémonie dans le cadre national, s’il veut entraîner des classes qui, elles, ont des formes de conscience moins universelles. C’est le cas, par exemple, des intellectuels traditionnels, souvent liés à l’État, à une langue, à une culture nationale. C’est aussi le cas de la paysannerie, dont la conscience est souvent fragmentée, enracinée dans des réalités locales, surtout dans l’Italie du Sud à l’époque de Gramsci.

Le prolétariat, porteur d’un projet internationaliste, doit construire son hégémonie dans le cadre national, s’il veut entraîner des classes qui, elles, ont des formes de conscience moins universelles.

Construire une « volonté collective nationale-populaire » suppose donc une stratégie politique différenciée, capable de s’adresser à ces divers groupes en prenant en compte leurs spécificités sociales, culturelles et territoriales. Cela ne veut pas dire renoncer à l’universel, mais partir du concret pour y tendre : c’est le travail politique patient de toute construction hégémonique.

Gavroche : Gramsci associe à cette notion celle de « Prince moderne ». Comment définit-il ce « Prince moderne » dans ses écrits, et quel rôle lui fait-il jouer dans la construction d’une contre-hégémonie politique ?

Yohann Douet : La notion de « Prince moderne » est une référence au Prince de Machiavel. À la fin de cet ouvrage, Machiavel évoque l’arrivée d’un « prince nouveau » capable d’unifier l’Italie et de la libérer des armées étrangères, notamment française et espagnole. Ce prince, pour réussir, devait selon lui adopter une lecture lucide des rapports de force, agir avec réalisme et parfois à adopter la ruse ou la violence, pour construire un État national moderne.

Gramsci reprend cette image, mais en la transposant dans un tout autre contexte historique et politique. Pour lui, le « Prince moderne », ce n’est pas un individu, mais une organisation collective : le parti politique révolutionnaire, le Parti communiste idéal tel qu’il devrait être à ses yeux. Celui-ci doit jouer un rôle de direction politique, non pour instaurer un ordre bourgeois comme chez Machiavel (pour qui il s’agissait d’un progrès par rapport à l’époque féodale), mais pour organiser les classes subalternes, construire une hégémonie alternative et ouvrir la voie à une société socialiste.

Le parti politique révolutionnaire […] doit jouer un rôle de direction politique, non pour instaurer un ordre bourgeois comme chez Machiavel, mais pour organiser les classes subalternes, construire une hégémonie alternative et ouvrir la voie à une société socialiste.

Comme le prince machiavélien, le « Prince moderne » gramscien doit adopter une approche matérialiste et stratégique de la politique. Il ne peut se contenter de proclamations morales ou idéales : il faut agir dans un monde traversé de conflits, de rapports de force, de résistances. Cela implique, entre autres, une discipline organisationnelle, un travail d’unification idéologique, et la capacité à se confronter à l’appareil coercitif de l’État, y compris par des formes de lutte radicales. Gramsci ne valorise évidemment pas la violence pour elle-même, mais il reconnaît que toute révolution réelle – non « passive » – se heurtera à la violence des classes dominantes, et qu’il faut donc s’y préparer.

Mais il y a aussi des différences fondamentales avec Machiavel. Le « Prince moderne » n’est pas une figure autoritaire solitaire, mais une organisation collective démocratique. Même si cette démocratie ne prend pas toujours la forme d’élections internes (surtout en contexte de répression comme dans l’Italie fasciste), elle repose sur un principe fondamental : exprimer les intérêts réels des dominé·es et favoriser leur capacité d’auto-organisation.

Enfin, là où le prince machiavélien visait la formation d’un État national adéquat à la société bourgeoise, le « Prince moderne » gramscien vise à créer un nouveau type d’État, de nature socialiste, dont la vocation est d’abolir toute domination de classe. À terme, cet État lui-même doit disparaître : car s’il n’existe plus de classe dominante à défendre, l’existence d’une force publique organisée et séparée de la société devient inutile. On retrouve ici une idée classique du marxisme : le dépérissement de l’État une fois les classes abolies et l’égalité sociale réalisée.

Le « Prince moderne » gramscien vise à créer un nouveau type d’État, de nature socialiste, dont la vocation est d’abolir toute domination de classe.

En somme, Gramsci transforme profondément la figure du Prince de Machiavel. Il en conserve l’exigence stratégique et la lucidité politique, mais il en fait un outil collectif d’émancipation, ancré dans une logique de transformation sociale radicale.

Gavroche : On observe aujourd’hui une stratégie culturelle assumée de la part de certains courants de droite et d’extrême droite. Comment analysez-vous cette offensive idéologique ? Peut-on y voir une forme de contre-hégémonie conservatrice ?

Yohann Douet : Oui, il y a effectivement une stratégie culturelle consciente du côté de l’extrême droite. Et certains intellectuels de cette mouvance ont d’ailleurs explicitement revendiqué l’usage de la pensée de Gramsci (mal comprise et appauvrie en réalité) : gagner les esprits pour, ensuite, gagner dans les urnes. Mais je ne pense pas que ce soit ce travail idéologique qui explique principalement l’ascension électorale et médiatique de l’extrême droite en France.

À mes yeux, il ne s’agit pas vraiment d’une contre-hégémonie. En réalité, l’extrême droite et le bloc central macroniste fonctionnent de manière complémentaire, comme les deux mâchoires d’une tenaille politico-idéologique. Ils mettent en scène leur opposition sur des points souvent secondaires, mais convergent sur des enjeux fondamentaux : le soutien au capitalisme néolibéral, un autoritarisme croissant, un racisme toujours plus net, et en particulier une islamophobie toujours plus ouverte. Le bloc central alimente ainsi – à la fois en raison du rejet qu’il suscite et de ces convergences de fonds –la montée de l’extrême droite, tout en s’en servant comme repoussoir pour se maintenir au pouvoir.

En réalité, l’extrême droite et le bloc central macroniste fonctionnent de manière complémentaire, comme les deux mâchoires d’une tenaille politico-idéologique. Ils mettent en scène leur opposition sur des points souvent secondaires, mais convergent sur des enjeux fondamentaux.

Plutôt que de contre-hégémonie, on pourrait donc parler d’une hégémonie à deux têtes, unie par la défense de l’ordre social existant. L’extrême droite capte l’insatisfaction populaire pendant que le bloc central gère les affaires courantes du Capital. Les grands perdants de cette configuration ce sont les forces de gauche de rupture et, plus encore, les classes subalternes dont la puissance politique autonome est affaiblie. 

Plutôt que de contre-hégémonie, on pourrait donc parler d’une hégémonie à deux têtes, unie par la défense de l’ordre social existant. L’extrême droite capte l’insatisfaction populaire pendant que le bloc central gère les affaires courantes du Capital.

Cela ne veut pas dire qu’il faut mettre le macronisme et l’extrême droite sur le même plan : cette dernière représente un danger spécifique, qu’on peut légitimement qualifier de fasciste. Mais sa progression n’est pas due à sa seule efficacité idéologique. Elle est surtout le fruit des renoncements successifs des gouvernements dits « républicains », sur les plans économiques comme démocratiques.

La gauche de rupture se heurte à une double difficulté : mener une lutte idéologique dans un espace médiatique largement hostile, et proposer une alternative politique crédible dans un champ institutionnel verrouillé. Le terrain est donc biaisé. Mais cela n’a rien d’exceptionnel dans l’histoire de la lutte des classes, bien au contraire. Il nous faut savoir faire preuve, comme avait coutume de le dire Gramsci, à la fois de pessimisme de l’intelligence et d’optimisme de la volonté. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra briser la tenaille, et rouvrir l’horizon.

La gauche de rupture se heurte à une double difficulté : mener une lutte idéologique dans un espace médiatique largement hostile, et proposer une alternative politique crédible dans un champ institutionnel verrouillé.

Gavroche :  Pour conclure, que permet encore aujourd’hui la pensée de Gramsci ? Quels sont, selon vous, ses apports les plus décisifs pour comprendre le présent et penser une stratégie d’émancipation ?

Yohann Douet : Il est difficile de choisir, car il y a énormément de choses précieuses chez lui. Ses Cahiers de prison débordent de réflexions sur des domaines très variés. La pensée de Gramsci éclaire les luttes des subalternes dans les périodes sombres, et s’il faut en dégager un fil conducteur, je dirais que son intuition fondamentale c’est l’idée que l’émancipation suppose l’unification politique autonome des classes subalternes.

La pensée de Gramsci éclaire les luttes des subalternes dans les périodes sombres.

Or cette unité ne peut pas être spontanée et n’est jamais acquise, tout au contraire. Les subalternes sont fragmentés : par des différences économiques (entre ouvriers, chômeurs, paysans…), par le racisme systémique, par les oppressions notamment de genre, par l’hétérogénéité culturelle et géographiques, etc. Ils sont souvent séparés, voire opposés entre eux. Toute la pensée de Gramsci part de ce problème : comment parvenir à une unité politique qui ne soit pas imposée d’en haut, mais soit construite par et pour les subalternes eux-mêmes. La notion d’hégémonie répond précisément à ce défi : il s’agit de faire émerger, au sein des subalternes, une force plus avancée politiquement capable d’entraîner derrière elle les autres groupes, en tenant compte de leurs aspirations, de leurs imaginaires et de leurs contradictions.

Les subalternes sont fragmentés […]. Ils sont souvent séparés, voire opposés entre eux. Toute la pensée de Gramsci part de ce problème.

Et pour cela, dit Gramsci, il ne suffit pas de faire de beaux discours. Il faut des organisations. L’hégémonie se construit dans la durée, par un travail de terrain, ce qu’il appelle la guerre de position. Et ce travail repose sur des structures collectives : syndicats, associations, coopératives… et surtout, à ses yeux, le parti politique, le « Prince moderne » dont on a parlé.

Aujourd’hui, il semble y avoir une crise générale des partis politiques. Mais je pense que Gramsci a raison : pour nourrir le processus d’émancipation, il faut un parti populaire, ancré dans les quartiers, sur les territoires, capable de former ses militants, de leur donner les moyens de s’impliquer durablement, et de faire émerger une conscience collective. Un parti qui ne soit pas un simple outil électoral ou un cartel de notables, mais un espace d’apprentissage, de confrontation, d’élaboration démocratique. Bref, un outil au service des subalternes, permettant leur activité politique autonome. Pour ne donner qu’un exemple simple, c’est quand le Parti communiste français était fort — avec toutes ses graves limites évidemment — qu’on a vu le plus de représentants issus des classes populaires à l’Assemblée : cela ne s’est plus jamais vu depuis. 

Aujourd’hui, je pense que la force politique la plus à même de servir efficacement l’émancipation des subalternes, à la fois en raison de son dynamisme et de sa radicalité, est la France insoumise. Mais il est regrettable qu’elle n’ait pas, à ce jour, fait sienne l’idéal gramscien du Prince moderne, et qu’elle ne cherche pas à se transformer en un véritable parti démocratique de masse. Cela me semble être un vrai frein, une limite dans la lutte pour l’hégémonie.

Propos recueillis par Pierre Cazemajor

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