Shein et les gens comme nous

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Le 5 novembre 2025, des milliers de gens ont patiemment fait la file pour accéder au BHV. Dans ce temple de la consommation, hérité d’un XIXe siècle brillamment conté par Zola, s’ouvrait pour la première fois un espace de vente dédié à Shein, le fameux géant chinois du prêt-à-porter bas de gamme.

A l’ombre de l’Hôtel de Ville de Paris, cette foule anonyme, féminine en majorité, aura bravé sans trop d’effort l’emballement médiatique qui agite les plateaux et les réseaux sociaux. Sémillant dans son complet veston de belle facture, Frédéric Merlin préside aux festivités. Le riche repreneur du BHV salue les uns, prend la pose avec les autres. Une vieille dame le remercie, des trémolos dans la voix. Et puis surgissent des cris. Une jeune femme hurle sur les clients. Le patron du BHV n’y prête guère attention. Sous les objectifs, il salue la vieille dame en déclarant : « ceux qui hurlent n’aiment pas les gens comme vous. »

Suintant de mépris mutuel, le spectacle est surréaliste. Il est une image chimiquement pure de l’état de dégénérescence de la mondialisation, mais il est aussi un miroir dans lequel se reflètent toutes nos contradictions.


La dégénérescence d’un modèle

Le 15 avril 1994, la signature des accords de Marrakech donne naissance à l’Organisation mondiale du commerce. Précipitant la libéralisation des échanges mondiaux, ses promoteurs, sous couvert d’une forme originale de consensus gauche-droite, vantent le nouveau modèle comme une expression évidente de la modernité post Guerre froide. Pour eux, il s’agit d’une avancée vers la prospérité générale sans questionner les conséquences sociales et environnementales qu’induit un tel modèle économique à l’échelle mondiale. Pourtant, loin de servir l’intérêt général, ces accords favorisent les multinationales, encouragent la concurrence déloyale, précipitent les délocalisations et accélèrent l’affaiblissement de nombreuses filières. Au premier rang desquelles figure celle du textile. Pis, extrapolant à grande échelle des flux gigantesques de marchandises, ils contribuent au décuplement des émissions de CO2, malgré les alertes lancées dès le Sommet de Rio en 1992.

À la même époque, la jeune Union européenne naît des articles abscons de l’Acte unique et du Traité de Maastricht. Le 1er novembre 1993, le marché commun est définitivement enterré et remplacé par le marché unique européen. Déjà, on prépare l’abandon des monnaies nationales pour une monnaie unique, l’euro, qui voit le jour le 1er janvier 1999. L’architecture européenne, rigide et cohérente, se coule donc dans le moule pour lequel elle a été conçue : celui d’une mondialisation marchande et concurrentielle qui poursuit de facto un objectif permanent de prix bas pour le consommateur.

Les promesses de la mondialisation heureuse sont autant de bonheurs passés que nous devons oublier.

En janvier 2005, l’ouverture totale du commerce mondial pour les produits textiles provoque ses premières graves répercussions au sein du secteur français. L’introduction du textile chinois, bon marché, provoque une chute vertigineuse des prix et ébranle la filière. La crise devient un sujet de la campagne référendaire qui bat son plein et qui voit aboutir le succès du Non, le 29 mai 2005. Bruxelles consent donc à négocier un allongement du délai en imposant des quotas temporaires d’exportation à la Chine. De quoi laisser le temps de s’organiser aux entreprises européennes. En somme, de quoi leur laisser le temps de délocaliser dans l’ordre.

L’ouverture totale du marché mondial du textile est pleinement effective entre 2008 et 2011. Dès lors, tant la Chine que le Bangladesh et quelques autres peuvent écouler sans entrave des milliards de pièces à très bas coût que les consommateurs Français peuvent acheter en quantités grandissantes, et ce, malgré leurs budgets qui s’avèrent souvent de plus en plus restreints. Le drame du Rana Plaza, qui voit la mort de plus de mille ouvrières en 2013, et la prise de conscience relative du coût environnemental qu’induisent la production et la distribution d’une telle quantité de vêtements n’y changent rien. À compter de cette décennie, la surconsommation de produits textiles devient une banalité supplémentaire dans l’océan consumériste du marché-monde.

Trademap.org. Sources : Calculs de l’ITC basés sur les statistiques de UN COMTRADE et de l’ITC.

Mais tout cela n’est pas sans conséquence sur la prospérité des travailleurs français. En trente ans, la France a perdu plus de 300 000 emplois industriels dans le seul secteur du textile. Une véritable hécatombe sociale d’autant plus consternante à observer qu’elle survient dans un pays qui n’a jamais autant acheté de vêtements qu’en 2024.

Les contraires inconciliables

Dans son Traité d’économie politique, publié en 1803, Jean-Baptiste Say soulignait que « l’économie est fille de la sagesse et d’une raison éclairée : elle sait se refuser le superflu, pour se ménager le nécessaire. » Qu’il est stupéfiant de constater que deux siècles plus tard, nous n’avons eu de cesse d’alimenter un modèle économique qui marginalise de plus en plus le nécessaire, mais qui ménage excessivement le superflu. Il en résulte une dichotomie inconciliable entre nos intérêts et nos envies, entre nos besoins et nos frustrations.

Bien sûr, la société de consommation n’a pas attendu la mondialisation des années quatre-vingt-dix pour advenir. Depuis un siècle, nous évoluons pleinement dans ce modèle au sein duquel il revient de produire à moindre frais et dans des quantités gigantesques des biens, plus ou moins superflus, tout en suscitant des besoins via l’omniprésence de la publicité. Avec ses délices, cette société nous donne accès à un degré de confort et d’équipement inédit à l’échelle de l’Histoire humaine. Il en résulte naturellement un consensus très fort pour en souligner les bienfaits. Remettre en cause sa finalité n’en est que plus difficile.

La surconsommation de produits textiles devient une banalité supplémentaire dans l’océan consumériste du marché-monde.

Mais, à l’heure où le capitalisme mondialisé touche du doigt la réalité de sa dégénérescence, la violence que suscite la crise du consumérisme n’en est que plus aiguë. Non seulement parce qu’elle remet en cause un mode de vie durablement ancré dans nos habitudes, mais aussi parce qu’elle dénonce les fondamentaux sur lesquels nous l’avons érigé. Le chaos dans lequel nous sommes conscients d’évoluer suscite en nous un sentiment contradictoire, mêlant une sorte de désarroi sourd face à l’impéritie du modèle et une vive angoisse quant à l’idée d’y renoncer.

La situation est d’autant plus délicate que la France est un élève modèle dans l’intégration au marché mondial. Nous savions déjà que notre pays compte le plus grand nombre de comptoirs Mcdonald’s d’Europe. Nous savons désormais qu’il est aussi le plus important marché de Shein en Europe. Nous, c’est-à-dire la France. Ce pays, qui aime tant entretenir sa patine d’un terroir aux 350 fromages et d’un art de vivre griffé en Dior, est devenu la vache à lait d’un modèle de société et de production qui accélère l’affaiblissement de notre industrie, qui menace notre consensus social et qui altère nos repères culturels. C’est d’autant plus surprenant que les Français avalisent plus qu’ils ne le croient la perpétuation du libre marché mondialisé. Le pouvoir d’achat est un thème électoral central depuis 2007, soulignant une forte volonté de consommation à moindre coût. Cette exigence va de pair avec le processus de dévalorisation des métiers techniques et manuels. Tout ceci n’éveille pas suffisamment les consciences quant à l’impératif de renouer avec la production. L’attachement légitime à notre modèle social ambitieux et le déclin alarmant de la natalité obère quant à eux notre projection dans l’avenir.

File d’attente au BHV le 5 novembre 2025, à l’inauguration de l’espace de vente de Shein.
Crédits : Dimitar Dilkoff pour l’AFP.

C’est là que se niche le paradoxe de la France de 2025. Quand bien même des millions d’hectolitres de champagne s’écoulent aux États-Unis et que des millions de sacs Louis Vuitton surgissent aux mains de jeunes Chinoises en vue, la France consomme insuffisamment ce qu’elle produit et importe en grande quantité les biens d’utilité courante qu’elle consomme. Les technologies de pointe, tant dans l’aéronautique que dans le luxe, confèrent sans doute un surcroît de prestige appréciable à notre production, mais celui-ci n’est pas suffisant pour soutenir notre économie.

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La désindustrialisation, c’est une perte d’emplois, de savoir-faire, d’innovation et de croissance.
C’est aussi se déconnecter encore plus de la marchandise et de sa production.

Indépendamment des filières en souffrance, des usines délocalisées et des centaines de milliers d’emplois supprimés, ce modèle instille en nous un poison pernicieux. Nous avons perdu conscience de la valeur de ce que nous consommons. La quête infinie du prix bas dissimule des réalités désagréables que nous devons cesser d’occulter. Matières premières, rémunérations, charges sociales et marges des entreprises. Il y a un coût au produit parce que celui-ci transite dans une chaîne de valeur qui doit légitimement rendre son dû à chacun des intermédiaires.

Ce que dissimulent les faibles prix des géants mondialisés, c’est une réalité sociale et environnementale que nous rejetons fermement chez nous. Ce sont des journées de travail qui peuvent atteindre dix heures, un droit qui protège peu, des normes sanitaires discutables et des standards de protection environnementale peu exigeants. Voilà le coût des très bas prix que nous retrouvons sur les portants à vêtements de Zara et sur ceux que Shein installe désormais au BHV !

La quête infinie du prix bas dissimule des réalités désagréables que nous devons cesser d’occulter.

Relocaliser et planifier

La société de consommation est confrontée à une crise multifactorielle durable. Dores et déjà, la raréfaction des ressources menace sa structure par une simple règle mathématique. Une planète, bientôt peuplée d’une dizaine de milliards d’individus et ne disposant que de ressources limitées, ne pourra pas continuer à produire sans limites des milliards de biens de consommation. Quant aux individus, ils sont nombreux à ne plus discerner le sens de cette société. Au quart du siècle, il est donc utile de penser un autre modèle, où le producteur reviendrait auprès du consommateur, lui assurant le digne accès au nécessaire et où le superflu serait un accessoire agrémentant la vie sans la saturer.

Responsabiliser à nouveau les acteurs, c’est d’abord responsabiliser les décideurs. L’époque appelle à l’émergence d’un nouveau modèle économique. Capable de permettre d’affronter avec davantage de protection les secousses qu’annoncent les crises environnementales et financières qui menacent l’équilibre précaire sur lequel repose le monde contemporain. Aussi, pour la France, l’heure est certainement à l’émergence d’une politique de relocalisation, de planification et d’invention.

Une planète, bientôt peuplée d’une dizaine de milliards d’individus et ne disposant que de ressources limitées, ne pourra pas continuer à produire sans limites des milliards de biens de consommation.

Relocaliser la production est la première nécessité. Pour y parvenir, cela suppose l’audace d’une redéfinition générale des paramètres qui encadrent les conditions actuelles du commerce. Les traités de libre échange, la liberté des capitaux de circulation des travailleurs ne sont plus des standards acceptables. Le retour de barrières douanières intelligentes et la reconstruction d’une monnaie autorisant la pratique raisonnée des dévaluations externes rendra à une production française relocalisée le dynamisme et la compétitivité qu’elle a perdue.

Planifier la production est le second impératif. Pour assurer notre redressement, nous devons redevenir une Nation de producteurs avant d’être une société de consommateurs. Dans la lignée de nos aînés, nous devons faire confiance à notre intelligence publique et confier de vastes départements d’action à quelques administrateurs énergiques, qui seront capables de commander et de planifier les objectifs de la Nation dans lesquels pourra évoluer notre libre marché intérieur.

L’époque appelle à l’émergence d’un nouveau modèle économique.

Innover, inventer, est le troisième pilier de cette stratégie. Le fatalisme du renoncement, considérant que nous avons perdu la guerre des nouvelles technologies au profit des Etasuniens et des Chinois et un échec de la pensée. La France, qui hier faisait Concorde et le Viaduc de Millau, est aujourd’hui celle qui surprend avec Mistral AI et qui se place au premier rang dans le calcul quantique. Une France souveraine et dynamique doit avant tout être une Nation de pionniers et de bâtisseurs, décidée à jouer leurs cartes dans le jeu mondial. Une stratégie nationale qui place la recherche au cœur de tout est une nécessité. Parce qu’elle éloigne du fantasme autarcique et elle prévient de l’asservissement aux autres.

Pour la France, l’heure est certainement à l’émergence d’une politique de relocalisation, de planification et d’invention.

Relocaliser, planifier et inventer en France. Voici des mots qui peuvent encore déstabiliser nombre d’entre nous, tant ils ont été évacués de notre vocabulaire depuis une quarantaine d’années. François Mitterrand, qui fut aussi l’un des architectes de ce modèle, nous enseigne tout de même une attitude. Bien avant la mondialisation, il écrit dans L’Abeille et l’architecte qu’il est inutile de se lamenter sur les bonheurs passés, tant c’est incapacitant pour vivre avec appétit et amour. Les promesses de la mondialisation heureuse sont autant de bonheurs passés que nous devons oublier. Ces chimères nous ont causé beaucoup de tort. Aussi est-il absurde de penser que les structures politiques et économiques supranationales qui nous ont tant affaiblis hier pourront parvenir à nous protéger demain. Tout comme il est insensé de continuer à vouloir consommer des choses inutiles et bon marché qui entretiennent un écran de fumée qui masque nos intérêts sociaux.

Collectivement, nous devons faire le deuil du monde promis à la fin de la Guerre froide pour enfin imaginer avec enthousiasme la France de 2050.


Aussi piteux soit-il, l’épisode Shein nous rapproche peut-être de l’heure de la décision. Si nous voulons demeurer ce peuple grand et généreux, tant avec nous même qu’avec autrui, nous n’aurons d’autre choix que de redevenir une Nation de producteurs, consciente de la valeur des choses et savoureuses des quelques délices du superflus. De redevenir également une Nation d’inventeurs, volontaire de maîtriser les outils de demain. Alors serons-nous, une fois de plus, cette flamme de la conscience universelle. Toujours ambitieuse du beau parce que désireuse du bien. Alors, serons-nous la France !

Adrien Motel

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