Depuis 2005, nous vivons en post-démocratie

Vingt ans après la tenue de son dernier référendum, la France s’embourbe dans une crise politique et sociale ne cessant de s’aggraver et qui constitue à présent l’ordinaire de notre vie nationale. Désillusion, impuissance et négation des réalités sont dorénavant les fondamentaux d’un régime politique qui paraît avoir sciemment renoncé aux principes de la souveraineté nationale depuis la victoire du Non à la constitution européenne, abandonnant la France aux malheurs de la post-démocratie.
Un dernier geste démocratique
Dimanche 29 mai 2005, 21h55. Dans les arcanes de la Commission européenne, quelques visages pâles s’agitent nerveusement. La nomenklatura, née dans les pages de l’Acte unique européen, sait la partie bien mal engagée. Loin de là, c’est-à-dire à peu près partout en France, des docks du Havre aux impasses pavillonnaires de Nevers, des millions de Français ordinaires attendent fébrilement le résultat de leur sentence collective. On redoute une défaite sur le fil. Le souvenir du référendum du 20 septembre 1992 et de la victoire étriquée du Oui à Maastricht est encore vif.
Pourtant, 2005 s’avère être l’anti 1992. Une longue campagne de printemps, contre une courte campagne d’été. Un Chirac effacé contre un Mitterrand omniprésent. Un mouvement social engagé contre des machines partisanes unanimistes. Une mobilisation des gens ordinaires qui s’emparent de la campagne référendaire. L’Espagne et le Luxembourg se sont prononcés dans l’indifférence, alors que la France voit fleurir ses réunions de villages et de quartiers. Des foules se retrouvent pour décrypter ce traité, surligner des paragraphes et moquer une langue qui ne veut rien dire. Cette même langue, étrange mariage de sigles et d’anglicismes, est assurée de n’être ancrée nul part, sinon celle de l’empire de la « technocratie ». Comme en 1992, ils sont spontanément pour le Oui. En 2005, c’est par millions qu’ils ressortiront avec la conviction qu’il faut dire Non à cette question :
« Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe ? »
Vingt-neuf millions d’électeurs sont allés aux urnes. Une proportion comparable au premier tour de l’élection présidentielle de 2002, qui avait vu l’échec de Lionel Jospin, devancé par Jean-Marie le Pen. C’est surtout douze millions d’électeurs supplémentaires qu’aux élections européennes du 9 juin 2004, ce scrutin sans contenu, qui avait suivi l’élargissement de l’Union à 25 membres. Cet accroissement de la participation entre deux consultations de nature européenne suffit à souligner que le peuple sait discerner les enjeux lorsqu’ils sont clairement exposés.
Aussi, ce 29 mai 2005, à 22 heures, l’annonce de la victoire du Non avec 54,67% des voix est reçue avec clameur. L’échec est cinglant pour le prêt à penser pro-européen qu’avaient formulé le PS de François Hollande et l’UMP de Nicolas Sarkozy, en une de Paris Match. Prenant à rebrousse poil les organisations partisanes, les électeurs signifient avant tout leur rejet tranquille de cette mondialisation qui ne fait pas cas de leurs aspirations. Dix ans après les accords du GATT et quatre après l’entrée de la Chine à l’OMC parrainée par les bons offices de Pascal Lamy, le peuple perçoit que la partie se joue contre ses intérêts. Dérégulation, délocalisation, restructuration, désindustrialisation, ce sont les mots qui peuplent l’actualité du jeune XXIème siècle.
Pour la classe politique et médiatique française, l’Union européenne est l’axiome porteur d’une « mondialisation heureuse ». Entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2000, ils ont cédé un à un les instruments de la souveraineté nationale, c’est-à-dire les outils nécessaires pour pouvoir mener une politique. Les capitaux circulent sans entrave depuis 1988. Les frontières sont ouvertes depuis 1993. Le franc est dissous dans une monnaie unique indépendante depuis 2002. Mais, ce qui est plus étonnant, c’est combien les chantres de l’abandon de la souveraineté ont été clairs dans leur démarche. Qu’importe si l’avènement d’un ordre néo-libéral ne procède d’aucune sorte d’une volonté démocratique originelle. Il y avait pour eux une sorte de mystique du Bien et de la Vérité, drapé dans les plis du drapeau aux douze étoiles, qu’il fallait parachever. D’Alain Minc à Jacques Delors, ces élites étourdies par leur servile euphorie n’ont pas compris que le Traité constitutionnel européen ne pouvait être joyeusement sacré par un peuple en profonde souffrance sociale.
La désindustrialisation est alors en marche. En 1985, un tiers des travailleurs Français étaient encore salariés du bâtiment et de l’industrie, ils ne sont plus que 23% vingt ans plus tard. Le chômage de masse, systématiquement établi autour de trois millions de personnes, accompagne la succession des plans sociaux. De même, l’euro fort va considérablement handicaper la France lors de la récession de 2003, sur fond de colère sociale lors de la réforme des retraites de Jean-Pierre Raffarin. Panorama d’une terne réalité sociale, tel est le portrait de l’économie française ouverte à la mondialisation en 2005.
Malgré ses difficultés grandissantes, le peuple prend au sérieux la question qui lui est posée et s’efforcer d’y répondre en toute conscience. Le Non est avant tout un rejet de cette dépossession des moyens d’action économiques et sociaux, de cet abandon généralisé de la politique au marché et aux financiers. Sans couleur partisane particulière, ce résultat trouve un relief saisissant dans toutes les catégories populaires. 80% des ouvriers, 60% des salariés et 63% des revenus inférieurs à 3000€ par mois ont voté Non.
Après le rejet français est venu celui des Pays-Bas, puis l’ajournement du référendum Britannique. Formellement, le Traité constitutionnel européen est donné pour mort. Par son intelligence collective, le peuple l’a librement défait. À l’issue de cette bataille victorieuse, beaucoup ont pensé qu’une remise à plat des règles européennes pouvait advenir. Hélas, il n’en fût rien.
Pour la classe politique et médiatique française, l’Union européenne est l’axiome porteur d’une « mondialisation heureuse ».
L’Union européenne ne se discute pas
Pour les hiérarques européens, la gueule de bois est sévère. Il ne s’attendaient pas à une déconvenue d’une telle ampleur. L’élite éclairée, chère à Jacques Delors depuis son fameux discours d’octobre 1999, réagit fermement. Dès l’été 2005, l’idée qu’il faut prendre ses gardes lorsqu’on en appelle au peuple s’installe dans le vocabulaire. Début 2006, José Manuel Barroso, alors Président de la Commission européenne, explique qu’il est temps d’avancer après toutes ces erreurs. Loin d’une remise en question du système en place, c’est à une culpabilisation du peuple que s’engagent les « sachants ». L’élite européenne entame dès lors une mue profondément paradoxale, en cela qu’elle ne cessera d’en appeler aux abstractions des valeurs démocratiques tout en bafouant leur exercice pratique .
Au printemps 2007, les Français élisent un nouveau chef d’État. La campagne ne donne pas écho au référendum. Déjà, la substitution des enjeux socio-économiques par les problématiques identitaires se fait jour. La gauche ne parvient pas à faire émerger une candidature du Non et les socialistes sont incapables de comprendre que 61% de leurs électeurs ont voté contre la ligne officielle. Ségolène Royal, malgré ses accents populistes, reste évasive sur les enjeux européens. François Bayrou propose la rédaction d’un nouveau texte, tout comme Nicolas Sarkozy, pour qui la France doit se faire pardonner en impulsant un « mini traité » qui serait ratifié « par la voie parlementaire, bien sûr ».
En décembre 2007, le Traité constitutionnel est refondu dans le Traité de Lisbonne. Sans publicité et sans fanfare, il est ratifié en Congrès à Versailles l’année suivante. Le vote des socialistes sera décisif pour atteindre la majorité qualifiée des trois cinquièmes, sans laquelle la France n’aurait pas ratifié le texte.
La suite de l’histoire, c’est notre histoire récente. C’est la crise de l’euro, cette monnaie absurde qu’il a fallu sauver en s’arrangeant avec ses règles. C’est la crise des dettes souveraines, qui a conduit l’infâme troïka à mater des peuples en souffrance à Athènes, à Madrid ou à Dublin. C’est la destruction des modèles sociaux pour répondre aux sacro-saintes règles de l’équilibre budgétaire. C’est l’effondrement de l’industrie française dans un système qui ne lui permet pas de défendre son modèle social en restant compétitif. C’est l’émergence incontrôlée d’offres politiques en ruptures sèches, qui sont devenues centrales sur l’échiquier politique. En somme, c’est la crise de nos vestiges démocratiques, qui continuent d’entretenir un jeu de plus en plus artificiel.
En décembre 2007, le Traité constitutionnel est refondu dans le Traité de Lisbonne.
En 2025, plus aucun gouvernement européen élu par son peuple n’a la main sur le levier qui commande la politique sociale, fiscale et budgétaire. Formellement, ils l’ont peut-être, mais dans les faits… Les traités européens sont clairs sur la ligne à suivre, le politique n’est là que pour les appliquer sans discuter. Le quinquennat de François Hollande illustre l’impossible alliance entre une politique de gauche et les recommandations de la commission européenne. Édictées le 11 juin 2013, celles-ci imposent la ligne de son mandat : allongement de la durée des cotisations, revue des régimes spéciaux, diminution des dépenses de santé, refonte du code du travail, limitation du salaire minimum, accroissement de la concurrence, ouvertures dominicales des commerces…
Le train des réformes de 2013 à 2016 a bel et bien écrit à Bruxelles. Pourtant, cet esprit s’avère très éloigné d’une offre socialiste traditionnelle. Il est probable que le jugement très sévère dont souffre toujours aujourd’hui le PS soit essentiellement le produit de ce ressentiment populaire. Il reste une rancœur à l’égard de ce pouvoir socialiste qui n’a même pas essayé de conduire un rapport de force politique musclé, qui aurait pu infléchir la pesanteur néo-libérale contenue dans les traités. A quoi bon donner le pouvoir à la gauche, si maintenant ne survient pas le changement ?
En 2017, la démonétisation du PS et l’affaissement de LR favorisent le surgissement d’Emmanuel Macron. Pourtant, le premier tour de l’élection présidentielle souligne un presque équilibre entre les offres politiques hostiles à l’Union européennes et les offres favorables. Marine Le Pen présente alors un programme de rupture sèche, mais elle souffre de deux handicaps : la nature de son parti combinée à l’absence totale de sa crédibilité stratégique. C’est d’ailleurs son incapacité à exposer son plan d’action qui affola les électeurs et exagéra la présentation manichéenne des enjeux en présence. Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, réalise alors un bon score de 19,6% des voix après une campagne ouvertement eurosceptique fondée sur une stratégie plus solide, dite du Plan A – Plan B. Mais cela ne suffit pas, face à une évidente impréparation mais aussi contre un implacable matraquage médiatique. Depuis, l’un comme l’autre abandonnent progressivement l’axe eurosceptique. Supposant qu’une sorte de fatalité a gagné et qu’il n’est plus possible de remettre en cause un jeu qui fait ouvertement fi de la volonté populaire.
En 2018, la révolte des Gilets jaunes déstabilise la France et frappe au nerf sa vie politique. Lointaine réplique du 29 mai 2005, ce gigantesque mouvement de contestation souligne ce que quarante ans de mondialisation ont réussi à faire du peuple. Notre force productive, notre capacité d’innovation, notre modèle de sécurité sociale, notre relatif consensus national… tout ceci a volé en éclat. Les services publics efficaces et protecteurs que veulent les Français ne sont plus que d’immenses façades de châteaux en ruines. Le système démocratique est massivement rejeté puisqu’il est clair que la même politique est conduite, à quelques nuances marginales, peu importe le résultat des urnes. Méprisé, ce mouvement de révolte fût écrasé comme l’avait été le Non. La religion de la concurrence libre et non faussée aura eu raison, pour cette fois, d’une énergie populaire qui était au fond profondément démocratique.
Emmanuel Macron peut être réélu. Des majorités pléthoriques peuvent céder la place à des minorités relatives. Ursula von der Leyen peut s’octroyer des prérogatives non contenues dans les traités sans que cela ne choque personne. Rien ne change. Le peuple est écarté d’un processus qui se fait sans lui et souvent contre lui. D’aucuns osent encore qualifier ceci de démocratique, alors qu’il ne reste plus au peuple que le constat impuissant des conséquences du viol qu’il a subit. Depuis vingt ans, aucun référendum ne s’est tenu. Ceux qui peuvent en dispenser savent qu’ils sont illégitimes. Le président Macron a cette qualité de ne pas dissimuler sa pensée. Le 20 janvier 2018, ne disaient-ils pas, à la BBC, que les Français auraient probablement quitté l’Union européenne si un référendum s’était tenu ? L’élite éclairée, ne peut décidément pas accepter que le peuple aspire à autre chose pour lui-même que ce que ses maîtres ont décidé.
Depuis vingt ans, aucun référendum ne s’est tenu.
Les Jours Heureux
Il y a huit décennies, l’irréelle victoire de 1945 donnait à la Résistance les clefs de la République. Aux gaullistes et communistes d’écrire un autre modèle de société, censé garantir la justice sociale et la prospérité nationale. Cette politique, rêvée par le CNR dans nos heures les plus sombres, a donné à notre peuple libéré la Sécurité sociale, les nationalisations, la planification et l’établissement d’un âge universel de départ à la retraite. Ces acquis étaient les fondements de la Quatrième et de la Cinquième République. Ils ont été battus en brèche. Un à un. Par la gauche comme par la droite. Sous couvert de quarante années de construction européenne, dont les enjeux ont été travestis et les finalités dissimulées. Nous devions nous adapter à la mondialisation. L’Europe nous a dépossédé de nos capacités sans nous protéger. Nous naviguons dans une tempête à bord d’une barque fébrile et sans direction.
Un gouffre sépare désormais les aspirations nationales et les réalités politiques. Entre ce que souhaite le peuple et l’incapacité de ses dirigeants à y répondre, la vie politique française ne s’apparente plus qu’à un médiocre théâtre auquel on assiste malgré nous. Jouer la comédie politique dans un système économique qui érige en théologie le marché et la concurrence empêche la conduite de n’importe quelle politique publique qui n’en respecte pas les critères.
L’Europe nous a dépossédé de nos capacités sans nous protéger.
Il revient de s’interroger lucidement sur la réalité démocratique dans laquelle nous pensons encore évoluer. Les prochaines recommandations de Bruxelles sont attendues pour le printemps. Elles porteront sur la trajectoire française jusqu’en 2031 et perpétueront cette politique qui a coûté si cher à notre industrie et à nos finances. Il y a fort à parier que le successeur d’Emmanuel Macron continuera d’appliquer honteusement ce que d’autres édictent. Alors le rejet des institutions ira croissant, menant notre pays vers une catastrophe qu’il ne pourra peut-être plus éviter.
Vingt ans après, la victoire du Non fait toujours aussi mal à notre conscience nationale. Parce qu’en la voyant, on voit l’honneur de notre peuple piétiné avec notre souveraineté qui s’est échappée de nos mains, quand bien même nous désirons rester un peuple de citoyens. Qu’il soit permis d’espérer que nous nous relèverons de cette atonie et que demain, nous serons à nouveau libre de choisir pour nous-même le chemin qui nous mènera vers nos Jours heureux…
Adrien Motel
non non
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