Philippe Moati et la plateformatisation : la nécessité d’une contre-offensive

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Les entreprises multinationales s’arrachent un nouveau marché : la vente en ligne. Entre crise sociale, environnementale et de souveraineté – quels sont les bilans étayés par l’économiste Philippe Moati dans son livre La Plateformisation de la consommation et quelles sont les perspectives à dessiner ? Chronique d’une nouvelle bataille.

En 1969 était inauguré le premier centre commercial d’envergure de France, Cap 3000, pas bien loin de Nice. « Une ville dans la ville » expliquaient les journalistes tout en soulignant l’inquiétude des français qui voyaient là un horizon incertain pour les commerçants indépendants de proximité ainsi qu’une disparition des paysages de notre si beau pays. Ah… la concurrence des prix. « Salutaire » expose la voix d’une journaliste – archivée par l’INA – qui fait état d’un phénomène à peine naissant dans l’Hexagone. Que de chemin parcouru depuis ce mois d’octobre 1969. En 2017, c’est près de 450 000 emplois directs et plus de 800 centres commerciaux qui goupillent sur les zones périphériques des grandes villes. Et en même temps, dans le silence, les liquidations de commerces de petites et moyennes villes se succèdent. Les devantures deviennent des vestiges, des témoins silencieux d’une époque où le commerce ne se limitait pas à une conception vulgairement marchandisée de celui qui achète à celui qui vend. Des acheteurs et des vendeurs. Encore et toujours. Des vendeurs puissants et riches. Des clients toujours plus appauvris qui ne demandent qu’une chose : consommer autant que possible, survivre parfois, se noyer dans l’illusion d’un pouvoir d’acheter. « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale » pour reprendre les mots de Guy Debord dans la Société du Spectacle.

Mais, comme dirait l’expression populaire, « la roue tourne » et les centres-commerciaux aussi se trouvent bousculés par des mutations qui les dépassent. C’est le retour de bâton. L’expansion du commerce en ligne détruit chaque année des milliers d’emplois dans le commerce de détail à un rythme de près de 4000 emplois par an (3800 en 2019 selon Les Amis de la Terre). 

Le numérique jamais rassasié

Au sein-même du commerce en ligne, des transformations s’opèrent. Le professeur d’économie spécialiste des questions de commerce et de consommation Philippe Moati livre aux éditions Gallimard une analyse précise mais qui se veut vulgarisée des dynamiques à l’œuvre dans l’univers de la consommation – de la distribution et du commerce dirait-on. Nul besoin de revenir sur l’essoufflement d’enseignes emblématiques quand elles ne mettent pas la clé sous la porte – Jules, André, Conforama, La Grande Récré. Les noms se suivent, se succèdent, se bousculent dans une course impitoyable. Sans état d’âme.

Parallèlement, le numérique ronge ce qui l’entoure. Quelques groupes tentent de numériser leur offre de produit. Ils tentent, oui. Des applications ici, des sites internets vendant quelques produits par là. Ces dispositifs se trouvent irrémédiablement confrontés à des plateformes. Les « plateformes », marketplaces diraient les amoureux de la langue de Shakespeare. Restons sur la langue de Molière : des plateformes. Imaginez un immense hangar nommé (au hasard) Amazon. Des chapiteaux par millions. Des vendeurs en tout genre. Les uns prétendent avoir l’objet le plus efficace, d’autres le plus rentable ou ergonomique. Ils payent un abonnement au propriétaire du hangar pour qu’il expédie les produits achetés. Vite. Vite. Encore, toujours plus vite. Et pour chaque vente, le dit propriétaire empocherait un certain pourcentage. Voilà, globalement, caricaturalement de quoi sont le nom ces plateformes : des sites internet (des opérateurs dirait-on dans le jargon) qui mettent en relation des clients (toujours plus nombreux de préférence) et des vendeurs (aussi le plus nombreux possible). La masse de clients attire une masse de vendeurs qui elle même attire une masse de clients. C’est ce qu’on appelle l’économie de réseau. « La société de masse ne veut pas la culture mais les loisirs » disait Hannah Arendt. Elle veut l’immédiateté, elle veut le choix, elle veut tout. Elle veut ce qu’elle n’aime pas. Même parfois, ce qu’elle a. Passons l’effet sur l’environnement – là n’est pas la question.

L’immédiateté rapporte. Gros. Amazon n’est qu’un exemple (le plus significatif et le plus abouti) de plateforme de consommation (marketplace). C’est un immense marché où l’unique concurrence est celle par les prix. Les clients sont rassurés par un service client aux petits soins et appâtés par des millions de produits disponibles à la vente. La dite vente se fait par une forme de guichet unique : on achète auprès de nombreux vendeurs sans se soucier de devoir payer séparément pour chaque achat. Tout se fait sur un site référencé, auprès d’un service client, d’un « guichet unique » pour reprendre les mots de Philippe Moati. Les vendeurs eux jouissent du nombre d’acheteurs et d’un paquet de services fournis par Amazon (stockages des produits, emballage et expédition des produits dans un panel de pays, guichet unique, service client …). La seule contre-partie est un abonnement mensuel pour profiter de tout cela. Ah oui.. une commission aussi. Par article, oui. La part revenant à Amazon ne cesse d’augmenter, c’est injuste, oui. C’est ainsi, c’est le prix à payer.. ainsi va la loi du marché cher lecteur. Et quel marché ! 8 millions de vendeurs sur Amazon à l’échelle mondiale, 300 millions de références sur le catalogue (1,5 milliards pour Alibaba et ses marketplaces attenantes). Bien loin des 100 000 références en moyenne dans un hyper-marché. Hélas, un centre-commercial n’est pas extensible à l’infini. Des rayons avec des milliers de coques noires en silicone ou des milliers de poignées de porte métalliques seraient inimaginables. Absurdité sans nom. En ligne c’est possible. La plateforme (marketplace) se rémunère par un abonnement (évoqué précédemment) et un taux de commission par produit. 

Jack Ma est le fondateur d’Alibaba, géant asiatique du e-commerce.

En ligne, tant de ventes, tant d’acheteurs et tant de consommateurs, mais que deviennent les données ? Délaissons un instant Philippe Moati et tournons notre regard vers Shoshana Zuboff – professeure émérite à Harvard, sociologue, et rédactrice d’un ouvrage conséquent de près de 800 pages L’Âge du capitalisme de surveillance. Nos données permettent aux entreprises de connaître nos goûts, nos comportements, nos possibles actions futures. À la manière de Google, les entreprises tentent de déchiffrer la pensée des acheteurs : l’homo œconomicus peut prétendre être rationnel mais il est surtout dépouillé quotidiennement.

Les marketplaces puissantes comme Amazon vendent ces données aux marchands présents sur leur plateforme en ligne. Elles sont passées au crible de traitements analytiques et attirent de nombreux marchands qui peuvent ainsi mieux cibler leur clientèle, leurs attentes. La plateforme de son côté ne se contente ni des abonnements mensuels ni des commissions par produit ni de la vente de données. S’ajoute une monétisation de la publicité. Toutes ces rentrées d’argent sont réinvesties. Pas de versement de dividendes du côté d’Amazon. Investissement, investissement, investissement. Selon Moati, les Français ont observé ce phénomène, trop longuement hélas.

À ne prendre qu’un exemple, Carrefour ne s’est engagé sur la voie de devenir un marketplace qu’en 2016. Et pourtant, Carrefour est présent dans 30 pays. En 2020 son chiffre d’affaires s’élevait à 83 milliards de dollars contre 386 pour Amazon. Le volume de ventes est six fois supérieur pour Amazon par rapport à Carrefour. Un retard et quel retard ! Comme dirait le proverbe, « il vaut mieux arriver en retard qu’arriver en corbillard »… ce ne serait pas être mauvaise langue que de dire que le moteur du dit corbillard gronde au loin.

Les profits dégagés par les mastodontes et l’absence de dividendes à reverser conduisent à de l’investissement stratégique toujours plus massif, à accaparer les start-up naissantes, à réduire les coûts liés à la logistique, à produire des produits en vogue (grâce aux données analysées), à s’offrir des hubs aériens (à l’aéroport de Leipzig-Halle pour Amazon Air) et à actionner la robotisation industrielle. S’ajoutent à ces investissements matériels, des milliers de brevets déposés (plus de 9000 début 2019 pour Amazon).

Nos entreprises nationales n’ont-elles d’autres perspectives que de devenir acteurs (ou pions) de ces monstres commerciaux ?

Il y a tout d’abord une « contre-offensive » des géants du numérique. Oui, ces derniers ont parfois la capacité à proposer un chemin alternatif. C’est le cas par exemple de Google qui tente de développer Google Shopping en adoptant le principe d’un guichet unique. Le peu d’utilisateurs de cette fonctionnalité a conduit le groupe à avancer l’argument d’un taux de commission porté à zéro. À voir ce qui adviendra. Autre exemple, Instagram – filiale du groupe Facebook – cherche à développer la possibilité d’achats sur l’application avec comme vitrine les publications photos d’influenceurs ou entreprises. L’image devient notre vie. On doit acheter ce que l’on voit et faire voir ce que l’on achète.

Dans un second temps, Philippe Moati évoque avec attention la grande distribution. Les français sont-ils si contendants au point de ne pas pouvoir engager une politique ambitieuse mais réaliste ? Philippe Moati l’écrit, un groupe aurait pu se détacher : la « nébuleuse Mulliez, qui, d’Auchan à Décathlon et Leroy Merlin, en passant par Kiabi ou Norauto, bénéficie de marques fortes et compétitives dans leur domaine, qui couvrent, ensemble, un large spectres d’unités de besoins ». Nul mot à rajouter. C’est une question de culture entrepreneuriale analyse l’économiste – le groupe n’a pas pour coutume de travailler à une stratégie globale. L’individualisation des stratégies coupe l’air à une éventuelle plateforme numérique commune à l’ensemble des marques du groupe. Rien n’est exclu pour l’avenir. Rien n’est davantage envisagé. Espérons pour ce groupe français que son avenir soit plus proche de la tortue de La Fontaine que du chêne face au roseau. 

Les distributeurs nationaux français auraient tout intérêt à une mutualisation de leurs « compétences, de leurs financements et de leurs infrastructures ». Néanmoins, peut-on avoir la naïveté de penser que ces groupes changeront leur perception de la concurrence combien même le danger viendrait d’outre-tombe ? Peut-on avoir la jobarderie d’imaginer l’État s’opposer à une condamnation probable de l’Autorité européenne de la concurrence ? Les réponses sont dans les questions.

Quelques exemples de marques classées parmi les Digital Native Vertical Brands.

Un modèle prometteur apparaît : les Digital Native Vertical Brands. Ce sont de prometteuses entreprises de taille moyenne spécialisées dans un domaine (mobilier, alimentaire, cosmétique), basées en ligne, appuyées par un service client aux petits soins, structurées autour de la proximité, du respect de l’environnement et de la question sociale et dont la publicité se fait sur les réseaux sociaux en grande partie et le tout, sans intermédiaires. Le groupe allemand Zalando est un exemple de cette logique de spécialisation : une marketplace réunissant 4000 marques pour 39 millions de clients (en 2020) et une stratégie proche d’Amazon (logistique etc …). La nouvelle clé est la spécialisation ou la proximité; l’idée de personnaliser l’offre. 

Pour les petits commerces, les plateformes locales sont une solution. Philippe Moati souligne qu’en novembre 2020 (faisant suite au plan de relance engagé par le gouvernement), la Banque des territoires et la banque d’investissement Bpifrance ont travaillé avec d’autres acteurs au site Clique Mon Commerce. Une sorte de marketplace ouverte aux commerçants et artisans locaux avec un accompagnement et des subventions. D’autres partenariats liés à la logistique ont vu le jour avec La Poste qui cherche aussi à créer une logique de marketplace pour commerçants et artisans (logistique, site de paiement compris).

Quelle stratégie pour l’État ?

Les gouvernants français n’ont d’autre solution que de reconstruire un État capable de donner des impulsions, de réunir les acteurs autour de la table. Alors, je laisse quelques pistes à votre disposition.

Le secteur commercial français est franchement menacé, tenu en tenaille entre d’une part les géants du numérique (Amazon …) et d’autre part une floraison de startups ancrées en ligne et sur les réseaux sociaux. Une troisième voie doit être d’accentuer une politique de soutien aux plateformes locales. Coopératives par moments (agriculture par exemple), forme de marketplace à d’autres moments (commerçants de proximité, artisans). Un grand site unique financé par l’État et par des fonds privés pourrait voir le jour, avec un taux de commission de zéro, un abonnement à faible tarif en coopération avec La Poste et pourquoi ne pas y corréler de la réinsertion professionnelle. Les Français sont attachés au localisme, nous avons les moyens d’y contribuer. Il faut ensuite travailler à une mutualisation d’un certain nombre de compétences de filiales françaises et accepter que les dividendes records versés se transforment concrètement en investissement. L’investissement est le socle de toute politique en faveur des entreprises et de l’industrie.

Notre souveraineté est en jeu si des entreprises étrangères s’accaparent nos données, nos marchés, font du chantage à l’emploi aux élus locaux en menaçant de délocaliser tout en détruisant l’environnement et amenant à la baisse les salaires. L’État doit réunir impérativement les acteurs (logistiques, syndicats, patrons, Chambres de Commerce et d’Industrie …) avec trois objectifs : le marché de l’alimentaire dont il faut anticiper les mutations, le soutien aux commerçants et aux producteurs locaux par des mécanismes évoqués précédemment, et travailler sur la création de pôles de compétitivité réunissant l’enseignement supérieur-professionnel et les entreprises. Tout cela au service de l’humain, de ses besoins. Ces trois axes nécessiteront une bataille politique entre les pouvoirs publics français et les institutions de l’Union européenne. Nos positions doivent être défendues avec force. La souveraineté industrielle et commerciale n’est pas un slogan mais doit devenir une réalité. À chacun d’y penser. 

L’amazonisation de l’économie française n’est pas inéluctable. Le modèle de plateformisation doit être réorienté au service d’un horizon de progrès social, de préservation de l’environnement – de nos paysages mais surtout d’un patriotisme économique qui n’est pas désuet – les débats et positionnements politiques et intellectuels l’attestent – et qui reste à construire. En avant.

Ergen Dogan

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