Jaurès, les socialistes et l’armée

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En ce 14 juillet 2022, jour de notre fête nationale, il ne serait pas inopportun de porter un regard sur le rapport de Jean Jaurès à la guerre, à l’armée, quand les défilés militaires de ce jour se retrouvent parfois vilipendés par quelques gauchistes.

« L’on connaîtra aussi que vous êtes en notre temps le seul homme d’État de premier plan qui ait le courage, l’intelligence et le sens national assez grands pour prendre à bras le corps le problème militaire dont le destin de la France dépend. Il faudrait remonter à Jaurès pour trouver un autre exemple. Encore Jaurès ne jouait-il, d’un archet superbe, que d’une seule corde ». Ainsi s’exprimait le colonel De Gaulle à Paul Reynaud dans une lettre de 1937, l’homme politique défendant la vision tactique et organisationnelle de l’officier pour l’Armée française à la chambre des députés. Cette citation nous montre un aspect peu connu de Jaurès, dont l’image est surtout liée à ses activités et prises de positions sur le monde ouvrier et rural ainsi que le syndicalisme.

En effet, ce père du socialisme à la française a contribué à ce que les socialistes s’intéressent davantage aux questions de défense nationale, dans le contexte particulier de la France de la Troisième République.

La répression armée du mouvement révolutionnaire

La France du XIXe siècle voit se dérouler un cycle de révolutions qui se termine par l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Cet événement traumatique pour les révolutionnaires met fin à la dynamique insurrectionnelle de ces milieux et laisse une forte défiance envers l’Armée s’installer. L’Armée est, depuis la Commune, utilisée comme un outil de répression et de maintien de l’ordre brutal contre les mouvements sociaux qui secouent la Troisième République.

De plus, l’Armée est instrumentalisée par les monarchistes et républicains conservateurs, à travers la conscription, comme un moyen de désamorcer les luttes sociales, en inculquant une discipline rigide aux masses qui préservera l’ordre social après le service militaire. L’institution militaire subit de nombreux scandales et affaires qui entachent son image auprès du grand public (affaire Dreyfus, crise boulangiste, affaire des fiches,…).

Les milieux révolutionnaires, socialistes et républicains radicaux finissent par adopter une position antimilitariste en voyant l’Armée comme une menace pour la République. Mais dans cette France qui a connu la Guerre de 1870, l’Armée reste quasiment intouchable, car elle a le devoir de réaliser la revanche face à l’Allemagne. C’est dans ce contexte de fortes tensions autour du sujet militaire qu’intervient Jaurès.

L’armée sous le socialisme jauressien

L’orateur et journaliste fait figure de voix dissonante au sein du mouvement socialiste. Profondément pacifiste, il n’a cependant aucune suspicion envers les officiers et plus largement l’Armée qu’il pense loyale à la République. S’intéressant de près à la question de la défense nationale dans le vote de la loi portant le service militaire à trois ans en 1889, puis deux ans en 1905 et enfin à travers son ouvrage L’Armée nouvelle, paru en 1911, il développe une réflexion profonde sur une réforme structurelle de l’Armée française. Il pense le sujet dans la perspective future d’une « organisation socialiste de la France ».

Sa vision de la défense nationale découle directement de l’imaginaire du citoyen en arme, le citoyen qui défend la souveraineté du peuple et qui se soulève contre la tyrannie ou les ennemis extérieurs. Cette image est l’héritage direct de la République romaine et de la Révolution française. Sauf que Jaurès n’est pas un révolutionnaire mais un réformiste. Le citoyen en arme est chez Jaurès un citoyen qui défend sa patrie et non qui prend les armes dans l’insurrection. Parmi les socialistes, il est de ceux qui pensent que les ouvriers ont une patrie. Il accepte donc la tradition républicaine de conscription car selon lui, les conscrits venant de différents horizons sociaux et notamment des classes populaires permettront de démocratiser et de républicaniser l’Armée.

Bien que souhaitant le maintien d’une autorité militaire, il emprunte son modèle idéal d’armée aux milices suisses et à la Garde nationale. Des citoyens faisant un service militaire puis retournant à la vie civile, puis prenant les armes en cas d’attaque extérieure. Des Français qui payent l’impôt du sang pour défendre la nation, remplis d’un fort sentiment patriotique, montrant par là leur citoyenneté. Le principe de la nation armée s’inscrit chez Jaurès dans la volonté de garder l’usage des armes aux citoyens (preuve de leur souveraineté) dont ils ont été dépossédés.

S’il accepte une forme de hiérarchie militaire, il dénonce une « caste militaire » qui empêche aux citoyens de s’intéresser à la défense nationale, une professionnalisation qui coupe l’Armée française de la société, des civils et qui bloque l’entrée de la question militaire dans le débat démocratique. Il dénonce les routines organisationnelles et la bureaucratie qui créent une inertie sur l’originalité stratégique et évince les pouvoirs publics et les citoyens de s’intéresser aux questions de défense, pour rester dans un entre-soi. Il s’oppose ainsi à une armée permanente dont le but n’est que la conquête et l’impérialisme, alors qu’une armée de citoyens serait une armée défendant la nation, garantissant la paix et la liberté de la France.

Le tribun souhaite mettre en place une éducation dès le plus jeune âge sur ces questions, tout en supprimant les bataillons scolaires (les écoliers devaient apprendre le maniement des armes dans le cadre de la revanche). Cette éducation doit permettre aux futurs citoyens de connaître les questions de défense et d’être fier de leur Armée.

Jaurès appelle de ses vœux une armée de citoyens qui ne mènerait plus que des guerres justes, de défense et de paix, avec une participation totale des citoyens, qui refléterait à travers toute la hiérarchie des profils sociaux variés tout en représentant la France et ses valeurs.

Après Jaurès

Jaurès est décrié à son époque par la gauche révolutionnaire qui l’accuse de militarisme et la droite nationaliste de trahison et d’affaiblissement de l’Armée. Défendant une armée dévouée au peuple et à la paix et non plus impérialiste et répressive, ce grand socialiste n’assiste pas au carnage de la Grande Guerre. Il est assassiné le 31 juillet 1914 par Raoul Villain, fermement hostile à ses idées sur la défense nationale.

L’héritage de Jaurès sur ce sujet est grand dans les mouvements socialistes et même au-delà. Il inspire Léon Blum et Guy Mollet, relance la critique organisationnelle de l’Armée et la primauté du politique sur le militaire (vision que partage De Gaulle) et ses idées sur l’éducation et l’interpénétration du civil et du militaire sont à l’origine de la fondation de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationale). Bien sûr, les opinions de Jaurès en matière de défense portent de nombreuses lacunes et sont historiquement datées. Mais celles-ci restent d’une grande pertinence en ce qui concerne les questions des liens entre civils et militaires, l’éducation des citoyens à la défense, et une vision d’une armée non libérale, à contre-courant d’une vision selon laquelle elle est gaspilleuse des deniers publics.

En ce 14 juillet, où nos forces armées défilent fièrement sur les Champs-Elysées, célébrant la prise de la Bastille et la Fête de la Fédération, rappelons-nous que l’Armée française est garante de notre souveraineté et notre protection. Cette armée qui subit encore et toujours l’austérité budgétaire et le démantèlement de ses capacités d’armement, au profit d’entreprises étrangères. En ces temps troublés par la guerre en Ukraine et le battage médiatique l’entourant, la question militaire et ses enjeux plus globaux doivent aller plus loin que la sempiternelle « Europe de la Défense ». Il est nécessaire qu’il revienne au centre des préoccupations nationales et fasse l’objet d’une meilleure éducation des citoyens, au-delà d’une simple JAPD.

Notre défense nationale, et donc notre souveraineté, comme le voulait Jaurès, doit regagner l’intérêt des citoyens. Ce sujet aujourd’hui portant sur une armée nécessairement permanente et professionnelle, en démocratie, ne saurait être le fruit seulement que des experts et des hommes politiques, mais aussi l’objet d’une éducation et d’une réflexion plus profonde des citoyens.

Guillaume Hannequin

 

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