Imaginez un monde où vous pourriez commander un bébé sur-mesure, un enfant qui soit exactement celui que vous avez décidé de concevoir. Et si ce monde était plus proche que ce que vous croyiez ?
Le livre Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, paru en 1932, nous offre une vision dystopique de ce que pourrait être plus tard la conception d’un enfant où l’amour et le destin laissent place à l’industrie et au commerce. Nous pourrions rester sceptiques face à ce monde où l’on choisirait à bon gré la couleur des yeux, les traits du visage, et chaque caractéristique physique. Mais cela serait oublier toutes les fois où un écrivain d’anticipation a su prédire certaines évolutions sociétales. La recherche scientifique avance à une vitesse folle et les dérives ne se font pas attendre. Si l’on peut aujourd’hui modifier génétiquement certains êtres vivants, pourquoi le tour des humains ne finirait-il pas par venir ? Il est d’ores et déjà l’heure de s’informer et de prendre conscience de ces sujets trop peu mis en lumière.
La découverte du ciseau génétique
Aujourd’hui, l’outil de modification génétique le plus utilisé et le plus populaire est le “ciseau génétique“ CRISPR/Cas9, découvert en 2012 par Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna. CRISPR est un outil chimique qui guide une enzyme (appelée Cas9) qui va couper l’ADN. Un peu comme un outil chirurgical fonctionnant en deux parties, CRISPR va tout d’abord guider le « chirurgien » tel un GPS dans l’ADN et Cas9 va pouvoir opérer une coupe. Cette technique peut laisser entrevoir des possibilités infinies et révolutionnaires allant de la modification de plantes ou d’animaux permettant de contrer des maladies et les insectes pour augmenter le rendement, à un potentiel espoir contre le cancer, en passant par le choix des caractéristiques esthétiques d’un enfant à la naissance. Les textes d’Aldous Huxley apparaissent alors comme prophétiques. Mais concrètement que pourrait impliquer la libre modification génétique, quelles pourraient être ses conséquences et ses risques ?
Si on prend l’exemple de la modification d’un génome de plantes, on pourrait par exemple rendre des plantes résistantes aux parasites, augmenter sa taille, le rendement de sa production de graine ou même rendre le tabac plus addictif, Quelles en seraient donc les conséquences sur l’homme et sur la biodiversité en général ? Nous devinons aisément quels seraient les effets dévastateurs d’un tabac rendu extrêmement addictif par une société possédant le ciseau génétique. Pourtant, n’importe quelle modification génétique, si elle n’est pas suffisamment contrôlée, pourrait avoir des conséquences dramatiques sur l’environnement, en déstabilisant totalement l’écosystème, pouvant même aller jusqu’à provoquer la disparition de différentes espèces. Cela est d’autant plus terrifiant qu’une fois le ciseau génétique utilisé, les modifications génétiques deviennent indétectables au sein du patrimoine génétique. Nous comprenons donc que l’avancée scientifique dépasse bien vite le cadre normatif qui est censé la réguler et nous nous retrouvons avec un décalage qui implique des conflits éthiques sensibles car aucune instance n’est capable de gérer le potentiel qui vient de naître en laboratoire.
Le cas de Monsanto
Pour prendre un exemple précis, parmi les grands spécialistes de la modification génétique on retrouve Monsanto, devenue une filiale du groupe Bayer après avoir été au cœur du scandale du Roundup, un produit désherbant qui fut décrit comme une révolution pour l’agriculture à sa sortie mais dont le glyphosate contenu dans le produit se révéla être cancérigène. En 2016, Monsanto a racheté les droits d’exploitation de CRISPR-Cas 9 auprès de l’institut Broad de Cambridge aux Etats Unis. Cet achat avait pour but de passer un nouveau cap dans les modifications génétiques des semences de plantes. En effet, les choses sont ainsi faites que les laboratoires n’ont pas les crédits nécessaires pour effectuer tous les tests et les expériences souhaitées. Ils doivent alors faire appel à des organismes privés pour financer leurs recherches et dans le système capitaliste qui est le nôtre, les fonds de recherche sont bien souvent accordés par les grandes entreprises en échange de l’utilisation en exclusivité de la découverte scientifique. La finance et la course au profit prennent une fois de plus le pas sur la concertation et les questions éthiques.
Cependant, l’institut Broad a émis trois grandes restrictions:
- Interdiction de procéder à du gene drive, une technique qui permet de reproduire un gène sur l’ensemble d’une population, et qui peut conduire à l’éradication de certaines espèces d’insectes.
- Interdiction de rendre les graines stériles, pour éviter aux agriculteurs d’être dépendants des firmes productrices de semences
- Interdiction de rendre le tabac plus addictif
Un article dans le magazine UP MAGAZINE y fait référence en écrivant alors le 27 septembre 2016 : « Dans un sursaut éthique, les vendeurs du MIT et de Harvard ont imposé quelques restrictions d’usage. Monsanto ne pourra pas par exemple utiliser le CRISPR pour fabriquer un gene drive c’est-à-dire un gène capable de se reproduire sur toutes les générations d’une population. En revanche Monsanto pourra utiliser cet outil pour accroître le rendement des plantes, pour réduire l’utilisation des pesticides chimiques (une plante modifiée pourra ainsi contrecarrer certains types d’insectes), ou pour rendre des souches de végétaux tolérantes à la sécheresse ; un marché juteux par ces temps de réchauffement climatique. »[1]
Aujourd’hui, personne ne peut prédire ce qui va sortir de l’usine Monsanto, mais une chose est sûre, cela risque de modifier drastiquement notre manière de concevoir et de gérer la biodiversité. Les entreprises jouent aux apprentis sorciers avec la vie des consommateurs. C’est le grand paradoxe de ce siècle ancré dans la mondialisation : les laboratoires de développement n’ont pas les moyens de mesurer convenablement les risques potentiels de leur découverte et doivent demander l’aide d’entreprises qui n’ont que faire des risques et cherchent avant tout le profit le plus rapidement possible. Ajoutons encore que les instances de lois elles-mêmes ne sont pas prêtes à encadrer juridiquement l’utilisation de découvertes potentiellement dangereuses par manque de temps, et de compétences.
Seul l’avenir pourra nous dire où va nous emmener cette formidable et terrifiante découverte qui est celle du ciseau génétique.
Alors, à l’heure du rachat de ce que James Clapper, ancien directeur du renseignement national Américain, qualifie « d’arme de destruction massive », seul l’avenir pourra nous dire où va nous emmener cette formidable et terrifiante découverte qu’est celle du ciseau génétique.
La place de l’éthique en biologie
A l’heure où la science et les connaissances se développent plus vite que notre pouvoir de les réguler, quelle peut être encore la place de l’éthique en biologie ? Nous rappelons que même l’institution française dénigre l’utilité d’une sensibilisation des jeunes étudiants et chercheurs aux débats éthiques. Nous avons cette impression angoissante que tout ce qui pourra être fait sera fait effectivement. La réflexion morale n’a plus cours et ce sont les mouvements philosophiques permissifs comme le transhumanisme, le post humanisme ou l’eugénisme qui accaparent la scène publique. L’idée directrice reste la même: avoir le droit et le pouvoir de modifier les caractéristiques de l’être humain par des manipulations génétiques, des expériences sociales ou des décisions politiques. L’un des représentants les plus influents dans le domaine est le bioéthicien Julian Savulescu pour qui l’eugénisme et son application biologique sont forcément vecteurs de progrès. Ses propos sont assez lunaires voire ridicules par moment mais ses principes sont clairs: l’eugénisme permettra d’avoir des enfants en meilleure santé, de lutter contre les maladies, de vivre plus longtemps. Ainsi lorsqu’un journaliste lui demande: “Aimeriez-vous vivre 200 ou 500 ans?” Le philosophe répond : « Je veux vivre le plus longtemps possible. (…) Je veux vivre dans le pire état possible le plus longtemps possible ».
Il nous est aisé de mettre en exergue les différentes dérives de l’eugénisme moderne. Comme nous l’avons fait remarquer, il nous faut différencier le génie génétique et l’eugénisme. Quand le premier concept fait uniquement référence aux techniques scientifiques, l’eugénisme à proprement parler met en perspective les manipulations génétiques et la politique, la société et l’idéologie. L’eugénisme, c’est la science au service d’un but qui la dépasse. Il nous est impossible ici de manquer la référence au nazisme. La sélection des blonds aux yeux bleus, l’encouragement des mariages entre Aryens d’une part, et d’autre part la castration et le meurtre des handicapés avaient pour but d’améliorer à un certain niveau le patrimoine génétique général de l’humanité. Le problème donc c’est que le travail scientifique idéologiquement neutre et fondamentalement bienveillant sera forcément utilisé à des fins corrompues voire destructrices.
Considérations esthétiques et morale kantienne
L’une des dérives obligées nous a déjà été révélée dans le livre d’anticipation Le meilleur des mondes d’Huxley. Si les études sur le ciseau génétique nous permettent un jour de modifier certaines caractéristiques physiques humaines comme la couleur des yeux, la masse musculaire, la taille des doigts ou la couleur des cheveux et que son utilisation se démocratise, il est évident que la famille classique va vouloir utiliser cette technique pour modeler leur enfant de sorte à créer un être humain sur commande. Cette réalité est facilement envisageable. En effet, lorsqu’une technique médicale et scientifique est en phase de recherche, elle est laissée au soin des scientifiques qui sont chargés d’amener le projet à son terme. Ensuite, à la manière d’un auteur qui perd le contrôle sur l’interprétation que fait le public de son livre, le scientifique doit remettre son travail à l’Etat ou pire à une entreprise privée. La science développe le génie génétique pour protéger la population des maladies et améliorer la condition de vie humaine, mais l’économie capitaliste ne répond qu’à un seul principe : la loi de l’offre et de la demande. Adam Smith évoque le concept de la main invisible dans La richesse des nations. Le marché n’aurait pas besoin d’interventions extérieures mais s’autorégule toujours par lui-même. Or il nous faut remarquer que le marché libéral n’est ni rationnel ni bienveillant. Si des particuliers sont prêts à payer pour choisir leurs enfants “à la carte”, il y a fort à parier que le débat éthique n’aura aucun effet face à la recherche de profit.
Il y a fort à parier que le débat éthique n’aura aucun effet face à l’espoir de profit.
Alors est-ce que l’utilisation du ciseau génétique à des fins esthétiques est morale ? Nous pouvons nous référer ici aux Fondements de la métaphysique des mœurs du philosophe allemand Emmanuel Kant. En essayant de répondre à la question « que dois-je faire ? », Kant, à travers l’impératif catégorique, nous donne deux maximes fondamentales censées régir la morale de manière universelle et intemporelle. La deuxième semble s’appliquer à notre problème: « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ». Donc lorsque le parent fait intervenir ses projets personnels pour modifier le corps de son enfant sans son accord, il se sert de lui comme d’un objet et nie ainsi son humanité. Si l’être humain est réduit à un état de produit de consommation alors l’humanité en tant que telle ne peut plus exister.
Finalement, il semblerait que la recherche génétique doit poursuivre son chemin. Notre compréhension du génome et son application médicale est bien trop importante pour faire du zèle éthique et crier au scandale. Mais, il faut déjà avoir conscience que si l’on place des limites et des barrières morales dans l’application ou la recherche, on ne le fait que pour les franchir. La marche du progrès semble inarrêtable. La raison et la morale s’effacent devant la puissance assimilatrice de l’économie. C’est à l’Etat d’organiser des discussions entre éthiciens et biologistes et de in fine, prendre des décisions politiques pour organiser la mise en circulation d’un instrument aussi incroyablement dangereux que le ciseau génétique. La solution se trouverait donc dans l’éthique de la discussion théorisée par Habermas dans son essai éponyme. « La formulation que donne l’éthique de la discussion du principe de la moralité exclut une réduction du jugement moral à l’éthique de la conviction. Elle exige la prise en considération des effets secondaires qui résultent (de manière prévisible) de l’observation universelle d’une norme litigieuse ». Le philosophe montre que l’évolution scientifique entraîne irrémédiablement des évolutions juridiques et éthiques. Celles-ci ne doivent pas procéder de la conviction profonde que l’on se fait de la moralité mais bien de la discussion entre les experts et le public qui prévoient et analysent tous les facteurs de risque. On voit bien ici comment la moralité doit se construire en société et non être un principe absolu auquel on doit se référer en tout instant.
Distinguons la noblesse de la recherche biologique et médicale, des applications idéologiques ou esthétiques vicieuses, encourageons les groupes de discussion éthiques et interdisciplinaires et commençons déjà à penser les limites et les règles pour encadrer le domaine. Nous n’en avons pas encore conscience, car notre distance avec ces sujets est aussi grande que l’est la vitesse de l’avancée scientifique, mais il y a urgence. Alors, pensons dans l’urgence.
Joseph Bier
étudiant en biologie à Nancy
Thomas Primerano
étudiant en philosophie à la Sorbonne, membre de l’Association de la Cause Freudienne de Strasbourg, membre de la Société d’Etudes Robespierristes, auteur de Hobbes contre les ténèbres, publié chez BOD
[1] https://up-magazine.info/index.php/securite-alimentaire-2/securite-alimentaire/6153-monsanto-achete-la-licence-du-crspr-le-plus-puissant-outil-de-manipulations-genetiques/
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2 réponses à “Le ciseau génétique: risques biologiques, débats éthiques”
Par définition l’éthique ne fais pas consensus. Il n’y a qu’à voir les débats sur l’avortement. Ça porte à réflexion…
D’autant que beaucoup ne s’engagent pas par passivité excessive (ce qui est désolant et fort insupportable) d’autres par pure ignorance, je ne suis pas certaine que beaucoup aient connaissance ou juste seulement pensé aux différents débats éthiques qui ont émergés ces dernières années. Donc diffusons et réfléchissons les enfants 😊
Le seul truc qui me turlupine, c’est l’importance des rapports de force là dedans et la valeur du jugement qu’on peut porter à l’opinion publique. On nous dit déjà avec des mots à peine voilés qu’on est stupide et qu’on ne comprend pas ce qu’il se/s’est passe/é au niveau des réformes des retraites et de l’enseignement alors c’est dire les retours possibles et déformations possibles à coup de désinformation et de masse médiatique.
Merci pour ce commentaire constructif, je n’aurais pas mieux dit ! La question du rapport de force est effectivement centrale. Je suis persuadé que l’opinion publique possède une grande force si elle est éclairée. Et puis… C’est un peu tout ce qu’il nous reste.