
Marine Le Pen, que les sondages annoncent à 35% au premier tour de l’élection présidentielle de 2027, vient d’être condamnée à, notamment, 5 ans d’inéligibilité par le Tribunal correctionnel de Paris pour détournement de fonds publics européens. La femme politique d’extrême droite voit son mandat présidentiel promis lui échapper. Gouvernement des juges ? Enjeu démocratique ? Alors qu’une partie de la gauche jubile de voir son ennemi jurée déchue, quelques questions doivent se poser.
Enfin, la condamnation
Les faits sont accablants : 4,1 millions d’euros de préjudices. Les eurodéputés du Front National, devenu Rassemblement National, avaient utilisé de 2004 à 2016 leur enveloppe du Parlement européen destinée à recruter des assistants parlementaires pour financer des activités liées au parti : les assistants recrutés étaient fictifs, et n’ont jamais travaillé sur le moindre dossier européen, caractérisant le détournement de fonds publics. La justice mentionne un « système organisé, systématisé » destiné à mutualiser les fonds européens pour financer les activités extra-parlementaires du FN.
En plus de Marine Le Pen, huit autres eurodéputés ont été reconnus coupables pour les mêmes faits, dont le maire de Perpignan Louis Aliot, et douze assistants parlementaires ont été reconnus coupables de « recel. » Leur condamnation est d’autant plus dure, chose rare pour des politiciens, que leur défense médiocre, ainsi que l’atteste la chronique depuis le début de l’affaire. Même, la défense des accusés a contribué à la lourdeur de leur peine : nier l’évidence, ne pas la reconnaître, ce fut pour les juges une preuve de risque de récidive. Les peines combinent prison ferme (avec des aménagements – sursis, bracelet électronique), amendes et inéligibilité avec exécution provisoire. Seul L. Aliot échappe à l’exécution provisoire du fait de son mandat de maire. Marine Le Pen écope de la peine la plus lourde, du fait du montant de préjudice dont elle est responsable (474 000 euros) et de son rôle de « coordinatrice du système » : quatre ans de prison, dont deux ans ferme aménagés sous bracelet électronique, cinq années d’inéligibilité (avec exécution provisoire), et 100 000 euros d’amende. Quant à lui, en tant qu’association, le Rassemblement national est condamné à deux millions d’euros d’amendes.
Dura lex sed lex – la loi est dure, mais c’est la loi
Ironie du sort, Marine Le Pen prônait l’automaticité de l’inéligibilité des personnes déclarées coupables de détournement de fonds publics. Elle avait ainsi voté la loi Sapin 2 en 2016, qui disposait que tout élu condamné pour détournement de fonds public est automatiquement déclaré inéligible pour une durée de cinq ans. Et encore, Marine Le Pen a de la chance : elle voulait une inéligibilité à vie ! Quand la démagogie a un effet boomerang…
Loi illégitime ? Coup d’Etat ? Zèle des juges ? Il est simple de se réfugier, pour l’extrême droite mais pas que, derrière ces analyses pour protester contre l’application de la loi. S’il reste encore la possibilité à Marine Le Pen d’effectuer un recours, reste que la décision du tribunal n’a rien de choquant. Les faits sont là, le préjudice est massif, le déni est total : la peine est méritée. Une société démocratique, qui se donne des règles de droit universelles, c’est à dire applicables également pour tous, ne peut accepter qu’une personnalité puisse échapper aux lois du fait de sa popularité.
En effet, les principes issus de la Révolution française qui forment la base de notre République disposent de la loi comme expression de la souveraineté du peuple et de la nation, et du fait que chacun est égal devant elle. L’ampleur de cette condamnation ne tient ainsi qu’au zèle des politiciens, qui votent dur contre la corruption, tout en étant corrompus ! N’est-il pas sain que l’on attende des élus et des personnalités politiques qu’ils respectent des règles élémentaires de probité (ne pas tricher sur les financements publics), et qu’ils respectent les lois qu’ils votent eux-mêmes ? Une majorité de Français soutient ainsi cette condamnation, constatant que le RN, parti à visée antisystème, ne vaut pas mieux que les autres.
A noter cependant qu’il ne faut pas verser dans le légalisme pur et dur : la loi n’est jamais parfaite et on peut en débattre (c’est l’avis de M. Fesneau, vice-président du MoDem), et les juges ne sont pas des robots. Si ces derniers ont des garanties d’indépendance, essentielles à l’exercice d’une justice démocratique, penser qu’ils sont totalement impartiaux et ne font qu’appliquer la loi relève de l’illusion. Illusion sans doute saine dans une démocratie qui « tourne », mais en période de crise démocratique, où le doute envers les institutions est général, notamment à l’extrême droite, il ne fait pas bon de fermer les yeux sur les limites de nos constructions juridico-politiques. En effet, le risque de récidive est apprécié plutôt rapidement, la notion d’« ordre public démocratique » est étrange, et la mention de l’opposition – toute relative – aux institutions européennes, inutile trait d’esprit du délibéré sur l’ironie de la situation, fait relativiser le plein sérieux de la lourde main des juges. Evidemment, toute proportion gardée : les faits accablent, la loi dispose, le juge a appliqué.
Avant Le Pen, après Le Pen : vieilles histoires, cartes rebattues
Les questions qui se posent maintenant tiennent moins de l’affaire des assistants parlementaires du RN que d’autres affaires, anciennes, qui auront ou non des conséquences à venir. Le véritable débat après le verdict du tribunal contre le RN et Marine Le Pen, c’est celui de l’application de toutes les lois envers tous ceux qui lui contreviennent. Frapper le RN a pris une dizaine d’années, et les peines sont relativement proportionnées. De l’autre côté, Emmanuel Macron n’a jamais été inquiété par ses responsabilités dans l’affaire Alstom ou l’affaire McKinsey, et si on peut espérer que la justice arrive à quelque chose, rien n’est moins sûr. Rappelons-nous que dans l’affaire Benalla, le Président avait soutenu qu’il en était le « seul responsable », évidemment sans conséquence.

De même, l’affaire des assistants parlementaires du MoDem en 2017, qui avait conduit aux démissions des ministres de ce parti du premier gouvernement Philippe (Bayrou, Goulard, de Sarnez), n’a pas eu les mêmes conséquences pour les élus concernés. En effet, cinq ex-eurodéputés ont été condamné à des peines de prison, mais tous avec sursis, des amendes et deux ans d’inéligibilité avec sursis. François Bayrou, actuel premier ministre, et deux autres prévenus ont été relaxés. Manque de zèle de la justice ? Meilleure défense (pas très difficile vu le niveau de celle du RN) ? Différence d’ampleur et de faits ? Passé par là, le premier ministre a réagi à la condamnation de Marine Le Pen en faisant par du trouble que lui a causé l’énoncé du jugement, sans remettre en cause celui-ci.
En effet, à deux ans des présidentielles, il est triste, en un sens, que l’élimination de la candidate d’extrême droite, favorite, tienne à une affaire judiciaire et pas au combat politique. Nombre de personnalités, de l’extrême droite à la gauche, ont ainsi partagé leurs réserves sur cette décision :
- Jacques Attali déplore la privation d’un choix à l’élection présidentielle pour les Français, délétère à la démocratie, et appelle à reconsidérer la loi permettant cette situation ;
- le RN et ses soutiens fustigent une justice politisée (étonnant…) ;
- Jean-Luc Mélenchon en profite pour critiquer le principe d’inéligibilité à concourir aux élections, arguant que « la décision de destituer un élu devrait revenir au peuple. »
Si l’avis du leader insoumis se tient parfaitement du fait des conséquences politiques potentielles de cette décision (favorite éliminée, progression du camp libéral-réactionnaire de Bardella au sein du RN face au social-populisme national de Le Pen), bien qu’elles soient incertaines, peut-être sent-il aussi l’épée de Damoclès de la Loi s’approcher de lui ? En effet, lui aussi est soupçonné par l’Office européen de Lutte Anti-Fraude (OLAF) d’avoir utilisé les assistants parlementaires de ses eurodéputés pour diriger son activité politique en France… soit la même chose que le RN (avec une ampleur que l’on imagine moindre).
L’incapacité de Le Pen à se présenter à la prochaine élection présidentielle, en 2027, la confine à peut-être enfin monter sa boîte d’élevage de chats. Passée la Schadenfraude, la joie issue du malheur d’autrui, il s’agirait de ne pas oublier que la force de la droite radicale ne tient pas que de la personnalité de Marine Le Pen. Jordan Bardella est toujours mieux perçu qu’elle, et le RN a consolidé son assise sur la politique française. Les événements ne doivent pas effacer la nécessité de remettre en question les bases théoriques des idées et programmes progressistes, les stratégies et les alliances, pour regagner le cœur, avant le vote, des Français.
Théophile Noree
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