« L’élection de Macron a clarifié cette union entre gauche et droite libérales » – Entretien avec Kévin Boucaud-Victoire
Rédacteur en chef de la rubrique Débats&Idées de Marianne, co-fondateur de la revue Comptoir qui promeut décroissance et socialisme. Ecrivain, auteur notamment de La Guerre des gauches mais surtout de Mystère Michéa : Portrait d’un anarchiste conservateur, Kévin-Boucaud Victoire nous offre une synthèse incisive de la pensée de Jean-Claude Michéa et une puissante actualisation de celle-ci.
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Gavroche : Pourquoi avoir fait le choix de s’intéresser à la pensée et à la personne de Michéa ?
K. Boucaud-Victoire : Selon moi, Jean-Claude Michéa est l’un des intellectuels vivants les plus structurants. Je l’ai découvert avec L’Empire du moindre mal qui a été une vraie claque. Il émettait non seulement une critique du libéralisme économique, mais aussi une critique du libéralisme politique et culturel, défendait le populisme et remettait en question le clivage gauche-droite. De plus, au-delà de ses analyses, il permet de découvrir plusieurs auteurs majeurs : George Orwell, auquel j’ai consacré un livre, Guy Debord, Cornélius Castoriadis, Pasolini, Jacques Ellul, Philippe Muret, Simone Weill…
C’est mon ami Paul Piccaretta, rédacteur en chef de la revue Limites, dont le lectorat est de type bourgeois catholique, donc peu familier des concepts socialistes et marxistes, qui m’a demandé d’écrire le livre. C’est une manière pour nous de faire de la pédagogie autour de Michéa, d’écarter certaines attaques de la gauche (Frédéric Lordon, Serge Halimi) l’accusant d’être un auteur de droite se faisant passer pour anticapitaliste, et de rappeler à la droite, qui le cite parfois dans le débat public (Eugénie Bastié, Alexandre Devecchio, Causeur), sa dimension anticapitaliste qu’ils occultent à dessein. Avec ce livre, il y a l’objectif de resituer sa pensée dans le débat public et de montrer ce qu’il peut apporter à des pensées émancipatrices, égalitaires, libertaires et écologistes.
Gavroche : Sa pensée a été reprise par divers courants politiques, mais alors où situer Michéa politiquement ? Quelle est son identité ? Vous mentionnez notamment que c’est un « anarchiste conservateur », comment l’expliquer ?
K. Boucaud-Victoire : Michéa est né dans une famille profondément communiste, a participé à Mai 1968 mais n’a pas supporté l’ambiance des « sectes gauchistes » qu’il considérait autoritaires. Il s’est rendu en URSS en 1976 et, parlant russe, a découvert la réalité du pays, loin de la démocratie prolétaire affirmée par les dirigeants. Il se familiarise en même temps avec les pensées de Guy Debord, auteur anticapitaliste et antitotalitaire, et Simon Leys, intellectuel dénonçant le maoïsme et qui a écrit une célèbre biographie de George Orwell. La découverte nouvelle de cette tradition intellectuelle l’a amené à rompre avec le marxisme-léninisme pour devenir un socialiste libertaire et décroissant. Il dit lui-même croire en une société sans classe, animée par l’esprit traditionnel de l’entraide et du don, et être un démocrate radical. Il faut ajouter à cela une forme d’antiproductivisme : il estime que la croissance pour elle-même, infinie, guidée par l’innovation et le progrès technologique, est une aberration. Il veut en finir avec la société de consommation et le progrès permanent, via un mode de vie plus sobre.
En ce qui concerne le terme « anarchiste-conservateur », c’est en fait un clin d’œil à son premier livre, où il décrit Orwell ainsi, qui lui-même se disait « anarchist-tory » avant de se dire socialiste. Il y a également la volonté de montrer que l’on peut distinguer la pensée politique d’une personne de sa sensibilité : son côté anarchiste correspond à son égalitarisme radical, avec la haine de toute forme de domination, et sa sensibilité conservatrice estime qu’il y a des choses à conserver dans l’histoire plurimillénaire de nos sociétés par-delà la révolution prônée. D’autres intellectuels ont également cette sensibilité, comme le souligne Michéa dans Le Complexe d’Orphée, à l’instar de Pasolini, communiste critique des changements anthropologiques induits par la société de consommation, Albert Camus, Ivan Illich ou Jacques Ellul, anarchistes chrétiens, ou encore la philosophe Simone Weill…
Ensuite, selon Michéa, la révolution est un moment conservateur d’abord, car faite pour « conserver quelque chose », un certain mode de vie qui nous semble humain. La révolution mexicaine du début du XXème siècle avec Emiliano Zapata rentre dans ce cadre : au début, les indigènes mexicains se révoltent contre des modernisations qui menacent leur mode de vie, avant de devenir anticapitalistes. Plus près de nous, les Gilets jaunes aussi rentrent dans ce cadre. Certes, c’est la hausse du prix de l’essence qui est le déclencheur, mais derrière, l’idée est que les gens n’arrivent plus à maintenir leur mode de vie, et donc s’opposent à ce système qui fait que notre mode de vie est menacé par la précarisation. Cela explique pourquoi, selon Orwell, toute personne qui est portée vers la révolution ou vers la conservation devrait défendre le socialisme, qui est la meilleure manière de s’opposer à la misère du présent et de se prémunir de la misère du futur.
Le deuxième moment est le moment anarchiste, qui explique pourquoi la plupart des révolutions ont mal tourné lorsqu’une minorité a pu s’accaparer le pouvoir. Ce côté anarchiste a pour but de neutraliser les volontés de puissance de chacun, pour ne pas rétablir de nouvelle hiérarchie, de nouveaux modes de dominations, de nouveaux pouvoirs tyranniques. Michéa prône une organisation politique proche de celle imaginée par Proudhon, qui partirait du bas, de petites communautés, et qui monterait de manière assez fédérale, avec un pouvoir qui s’organise par le bas, les ouvriers et les travailleurs eux-mêmes.
Gavroche : Si Michéa se réveillait aujourd’hui et faisait son retour dans le débat public, que penserait-il de l’élection présidentielle, des clivages qui s’opèrent, et en particulier du clivage gauche-droite ?
K. Boucaud-Victoire : Même s’il est reclus dans les Landes, il prend parfois la parole ! Récemment a été mis en ligne sur deux sites de tendance libertaire un entretien qu’il a accordé à un magazine local dans lequel il parle principalement de la situation sanitaire. Il y a quelques années, il a aussi pris fait et cause pour les Gilets Jaunes, sans compter la réédition de ses deux livres sur Orwell il y a un an dans laquelle il a rédigé une postface de 112 pages inédites par rapport aux dérives de la gauche post-moderne. Sur la situation actuelle, depuis l’élection de Macron, il est clair que le clivage gauche-droite est inopérant. Michéa préfère se référer à un clivage du XIXème siècle, entre les Blancs, les Bleus et les Rouges. Les Blancs étaient les réactionnaires adeptes du cléricalisme et du monarchisme, les Bleus étaient les républicains libéraux et progressistes, et les Rouges étaient les socialistes, eux-mêmes très divers, entre anarchistes, communistes ou républicains.
Or, depuis 40 ans, le débat public est dominé par le courant central, qui au gré des alternances reste le même. Il parle d’alternance unique, avec juste la communication qui change, un petit peu plus de réformes sociétales (abolition de la peine de mort, mariage pour tous, pacs), mais une politique globale menée qui est la même, néolibéralisme, traités de libre-échange, construction européenne, destruction des services publics, etc. Cela a vraiment commencé en 1983, quand Mitterrand abandonne son programme commun et ouvre une parenthèse libérale qui n’a jamais été refermée : le bloc central centre-droit et centre-gauche ne s’opposait alors plus et gouvernait. Bien sûr, quand la gauche était dans l’opposition, elle s’énervait, disait qu’elle allait tout changer, mais finalement, lorsqu’elle est arrivée au pouvoir, elle a géré le capitalisme, et est allée plus loin. Et quand c’est la droite qui est dans l’opposition, elle se plaint d’un communisme qui n’existe pas au pouvoir et elle en fait des tonnes sur les questions identitaires et sociétales. En réalité, cela faisait longtemps que des personnes comme Alain Minc, Pierre Rosanvallon ou Jacques Attali appelaient à une union, « le cercle de la raison ». Finalement, l’élection de Macron a clarifié cette union entre gauche et droite libérales. D’ailleurs beaucoup des Républicains sont embêtés, une bonne partie a rejoint Macron, et on voit que Valérie Pécresse n’arrive pas à se distinguer de lui. Elle dit qu’il est trop socialiste et qu’elle va privatiser encore plus, elle ressort le karcher, mais dans les faits, ces gens pensent pareil.
L’élection de Macron a clarifié cette union entre gauche et droite libérales.
Ensuite, il y a un camp plutôt national-identitaire, réactionnaire, et à l’inverse un camp socialo-progressiste, qui est pour un maintien des services publics, très actif sur les questions sociétales et identitaires, dont la pointe la plus avancée est la gauche post-moderne, intersectionnelle et déconstructionniste. Dans ce clivage, Michéa pourrait s’apparenter à la gauche socialo-progressiste, mais pas totalement, puisque lui appartiendrait plutôt à une gauche axée sur la lutte des classes, sans pour autant vouloir revenir ou défendre toutes les avancées sociétales, dans une société où les avancées techniques permettent de plus en plus de choses. Or, comme le disait Georges Bernanos, « une société gagnée par la technique est une société perdue pour la liberté ». Donc on peut dire que Michéa appellerait à un quatrième camp, ou au moins appellerait le troisième camp à se refonder sur des bases un petit peu plus proches de la lutte des classes.
Gavroche : Il semblerait que cette caste politique ait perdu ce que Michéa appelle la « décence commune », terme qui fait référence à George Orwell. Comment définir ce terme qui peut paraître assez flou de prime abord, et qu’apporte-t-il concrètement au débat public ?
K. Boucaud-Victoire : La « décence commune », ou « décence ordinaire » selon les auteurs, est un concept très utilisé par Orwell, mais qu’il ne définit jamais. Dans L’Enseignement de l’ignorance, il parle de « l’ensemble des dispositions à la bienveillance et à la droiture qui constituent selon Orwell l’indispensable infrastructure morale de toute société juste. » Dans Impasse Adam Smith, il parle de « vertus quotidiennes des gens ordinaires qui constituent l’une des ressources principales dont dispose encore le peuple d’en bas pour avoir une chance d’abolir un jour les privilèges de classe et édifier une société d’individus libres et égaux autant qu’il est possible sur le don, l’entraide et la civilité ». On voit donc que, pour lui, c’est une prédisposition des catégories populaires qui n’est pas naturelle, mais sociale, à estimer que certaines choses ne se font pas. Ce n’est pas exactement une idéologie morale, car ce n’est pas imposé par le haut, mais ça vient du bas, de la pratique quotidienne de l’entraide et du don-contre-don. Là, Michéa fait référence aux travaux de Marcel Mauss, où il analyse les structures des sociétés primitives, et voit que l’on retrouve la pratique du don, la capacité de recevoir et de rendre. C’est quelque chose qui échappe au marché, et qui montre que les gens peuvent faire des échanges qui ne sont pas monétaires. Michéa explique qu’à partir de cette structure, les gens connaissent certaines formes d’entraides et une sorte de morale, de sens commun minimal. Selon le philosophe Bruce Bégout, c’est même une notion anarchiste, apolitique, et qui surtout s’oppose à toute forme de domination, les gens échangeant dans des rapports égalitaires.
Pour Michéa, tout socialisme doit s’appuyer là-dessus, car cela permet de sortir du dilemme Etat-marché, c’est-à-dire un dilemme où soit c’est l’Etat qui fait tout, ce qui donne l’URSS, soit c’est le marché qui fait tout, ce qui donne le néolibéralisme. La décence commune est alors cet entre-deux qui va permettre aux gens de s’organiser à l’ombre et de l’Etat et du marché pour échanger entre eux. Néanmoins, il dit aussi que la décence commune est grignotée dans le temps par les structures néolibérales, à cause desquelles les gens échappent les uns aux autres. Après, de toute façon, les classes populaires ne pourraient pas survivre sans cette décence commune, donc elle ne risque pas de disparaître complètement, surtout dans des temps où l’inflation se fait galopante, où les salaires stagnent, et où nos modes de vie sont très onéreux.
La décence commune est alors cet entre-deux qui va permettre aux gens de s’organiser à l’ombre et de l’Etat et du marché pour échanger entre eux.
Gavroche : Il semble que la décence commune soit ce qui préserve du « lumpenprolétariat » (sous-prolétariat, racaille). N’y a-t-il pas un risque de voir une émergence massive de ce lumpenprolétariat ? Comment faire pour essayer de la résorber, est-ce que des mesures sécuritaires comme proposées par la droite fonctionneraient ?
K. Boucaud-Victoire : Dans La Lutte des classes en France, Marx ne distingue pas que deux classes sociales (bourgeoisie et prolétariat) mais bien sept, dont le lumpenprolétariat, qui est encore en-dessous du prolétariat, qui ne travaille pas mais qui en même temps n’est pas la bourgeoisie. Ce sont donc les mendiants, les brigands, etc. Alors que certains intellectuels socialistes, comme Bakounine, pensent qu’ils vont aider à la chute du capitalisme, Marx parle lui de « racaille » et refuse toute forme d’alliance avec elle, car les ouvriers se faisaient voler et devaient s’armer face à elle. De plus, cette classe était objectivement l’allié politique de la réaction, comme le pouvoir autoritaire de Napoléon III ou encore plus tard le fascisme italien. Elle divisait la classe ouvrière en la terrorisant, ce qui l’a mené à basculer vers la réaction. Dans le premier chapitre de La Lutte des classes en France, Marx, qui y analyse comment l’aristocratie financière, dégénérée et racketteuse, a pris le pouvoir sous la Monarchie de Juillet en profitant de l’endettement du pays, conclut ainsi : « L’aristocratie financière n’est autre, dans ces liens comme dans ses jouissances, que la résurrection du lumpenprolétariat dans les plus hautes sphères de la société ».
Pour ce qui est d’aujourd’hui, Michéa analyse que la racaille n’est pas intégrée à la société, car elle vit en marge d’elle, mais qu’elle est en revanche beaucoup plus intégrée au système capitaliste et à la société de consommation que n’importe quel travailleur honnête. Elle est le fruit de la désociabilisation et du déracinement dans une société où il n’y a plus de lien social, et se retrouve dans les cités en périphérie des grandes métropoles, qui sont les endroits qui créent le plus de richesse. Il y a donc un vécu des inégalités en périphérie du système capitaliste, avec de nombreux quartiers où l’école est défaillante, où les services publics sont absents, et où toutes les institutions qui pouvaient intégrer les individus à la société (Parti Communiste, CGT, Eglise catholique, service militaire) soit n’existent plus, soit sont en très forte crise. Pour Guy Debord, la société française, en tant que sous-secteur du marché mondialisé, se désagrège et permet ce phénomène de gens non intégrés à la société mais intégrés aux valeurs marchandes de cette même société. Par exemple, le débat sur l’assimilation des immigrés et le respect de leurs cultures est un faux débat, car cela fait longtemps que la France n’est plus capable d’assimiler personne, et la diversité culturelle n’existe plus, puisqu’il n’y a que des individus intégrés au marché spectaculaire mondialisé.
La société française est un sous-secteur du marché mondialisé qui se désagrège.
Même si la sociologie et une partie de la gauche nient ces problèmes, les classes populaires vivent cette insécurité. Ceci dit, les solutions de la droite sarkozyste ou zemmouriste, comme mettre des caméras ou des policiers partout, ne sont pas les bonnes, solutions qu’ils proposent tout en prônant l’austérité. Sarkozy a dissout la police de proximité, et les relations entre la BAC et la cité sont très nocives, car c’est le règne du conflit permanent, et ce n’est pas tenable. Sans un retour de la police de proximité et une lutte contre la ghettoïsation, qui fait que les personnes immigrées pauvres se retrouvent concentrées dans des mêmes lieux sans service public, sans école, avec un chômage endémique, l’action sécuritaire est vaine. Il faut plus d’argent, une planification des logements, lutter contre la paupérisation, et prendre au sérieux les problèmes de la police. La solution est un mix entre la lutte contre le capitalisme, contre la ghettoïsation, et une défense des services publics dont la police.
Gavroche : D’après Michéa, le mode de fonctionnement du marché, qui a besoin d’individus atomisés et dénués de valeurs sociales, est incompatible avec l’anthropologie humaine. Pourtant, malgré les crises, le système semble se renforcer et s’amplifier. Le capitalisme pourrait-t-il remodeler l’Homme afin de le rendre compatible à son système ?
K. Boucaud-Victoire : Il voit trois limites à ce système. La première est la limite économique marxiste, le capitalisme étant voué à des crises de surproduction de plus en plus importantes ce qui ne conduira pas forcément à une société plus juste et communiste, mais pourrait conduire à quelque chose de pire. La deuxième est la limite écologique, que tout le monde connaît aujourd’hui. Enfin, la troisième est une limite anthropologique : le capitalisme crée des individus atomisés, ou comme le disait Engels « des nomades isolés repliés sur eux-mêmes », ce qui mène à une nouvelle guerre de tous contre tous mais par avocats interposés. Selon lui, le libéralisme consiste en la régulation de la société par le droit et l’économie, régulation qui finit par détruire toute forme de valeurs communes. Tout doit pouvoir s’acheter et se vendre, même le corps ou les drogues, ce qui mène à terme à une marchandisation de tout. De plus, aucun mode de vie n’est défendu, chacun peut avoir ses propres valeurs, sa propre conception du beau, du bien et du vrai. Les gens sont justes des atomes avec le droit comme régulateur. Ce que montre aussi Michéa, c’est que le droit est sans cesse évolutif et dépend des rapports de force dans une société. Au fur et à mesure que les droits individuels augmentent, il y a de plus en plus de répressions par la voie pénale.
Après, on voit effectivement que le capitalisme est en train de remodeler l’Homme. Pasolini appelait la société de consommation le « fascisme de consommation », car il considérait que la société de consommation avait plus changé l’âme des êtres humains que le fascisme lui-même. On peut y ajouter aujourd’hui la question de la technique et du numérique, car nous avons créé des homo numericus, c’est-à-dire des gens pour qui il est impossible de vivre sans prothèse numérique. Comme l’explique le journaliste Vincent Cocquebert dans La Civilisation du cocon, le confinement a été bien accepté car il y avait déjà une tendance lourde de nos sociétés au repli sur soi. Même la consommation de masse se retrouve atomisée et personnelle, comme c’est le cas avec les séries Netflix par exemple. Malgré tout, les Hommes restent des êtres politiques et sociaux qui ont besoin de rapports les uns avec les autres. Une société qui atomise toujours plus n’est pas tenable et va créer un besoin de racines, et je pense que c’est ce qui explique la montée d’un certain identitarisme de gauche et de droite. Bien sûr, une telle société où l’on aurait une multitude de minorités les unes contre les autres se déliterait, et donc même les changements anthropologiques de l’Homme ne permettront pas au capitalisme de prospérer à terme.
Une société qui atomise toujours plus n’est pas tenable.
Gavroche : Michéa évoque une nouvelle variable dans L’Enseignement de l’ignorance qui est la société se fondant sur le divertissement. Est-ce que ce divertissement généralisé ne sera pas suffisant pour nous dépolitiser radicalement, nous rendre serviles et laisser le système capitaliste néolibéral mettre en place ses institutions sans que nous soyons assez réactifs pour l’en empêcher ?
K. Boucaud-Victoire : Nous avons beau être dépolitisés, j’ai l’impression que les discussions des gens sont de plus en plus politiques, bien que ce ne soit pas au sens partisan du terme. Il y a eu la montée de l’antiracisme décolonial, la montée du lgbtisme. On voit que la population ne se satisfait pas du divertissement. Selon moi, Cyril Hanouna est le symbole le plus moche du divertissement : il a commencé comme bouffon du roi, et il pense être maintenant faiseur de roi grâce à son émission qui contient de plus en plus de chroniqueurs politisés tels Rokhaya Diallo, Geoffroy Lejeune, Jean Messiha ou Raquel Garrido. Il cherche le buzz permanent certes, mais en parlant des sujets de société qui clivent. La société du divertissement n’est donc pas totalement capable d’endormir les gens, même si elle les plonge dans une certaine passivité.
Cela rejoint le concept de « société du spectacle » de Guy Debord, pour qui celle-ci n’est pas un média mais le produit de la médiatisation des rapports sociaux, c’est-à-dire le fait que les gens ne participent plus à leur vie et n’en sont plus acteurs car ils regardent le spectacle permanent. Néanmoins, derrière, il y a quand même une volonté de vie de la part des gens, qui fait que même le divertissement n’est pas suffisant pour endormir complètement la société. Les Gilets jaunes ont été une preuve éclatante de cela, en étant un mouvement social soutenu par jusqu’à 80% des Français alors qu’on les pensait morts dans la passivité.
Gavroche : Est-ce que vous pensez comme Michéa, comme il l’indique dans Le Complexe d’Orphée, que la gauche s’est « vautrée dans le progrès » au détriment de l’idéal marxiste et d’une société sans classe ? Est-ce que le socialisme tel que conçu par Michéa peut encore renaître de nos jours ?
K. Boucaud-Victoire : Pour Michéa, la gauche moderne est née d’une alliance des Bleus (libéraux) et des Rouges (socialistes), c’est-à-dire des forces progressistes qui se sont opposées au conservatisme. Cependant, le progrès chez les libéraux, notamment Condorcet, correspond au cycle infini du progrès technique qui va mener au progrès économique, lui-même menant au progrès moral, alors que chez les socialistes, dont Marx, le progrès naît de l’affrontement des forces du prolétariat et de la bourgeoisie, et le communisme, qui est la meilleure société possible, marque la fin du progrès. Cela ne les a pas empêchés de s’allier pour faire barrage à la réaction. Cette alliance est d’abord ponctuelle, comme lors de la Révolution française ou de la Révolution de 1848, mais elle va être totale à partir de l’affaire Dreyfus en 1899. La perspective d’une prise de pouvoir de la droite cléricale permet la fusion des deux mouvances au sein du bloc des gauches.
Cela a mené à certaines controverses bien sûr, par exemple, Rosa Luxembourg donne raison à Jean Jaurès de défendre Dreyfus, mais dit qu’il se trompe dans l’alliance, car le socialisme risque petit à petit de se faire prendre par l’Etat bourgeois. Pour Michéa, le socialisme s’est fondu dans le progressisme sociétal à partir des années 1980 avec Mitterrand. Au départ, le Programme Commun était résolument anticapitaliste, mais en 1983, il a choisi l’Europe. Les ministres communistes sont partis, et c’est là que la question sociétale, qui a éclaté à la fin des années 1960 avec mai 1968, a donné au mitterrandisme l’alibi pour être de gauche sans être anticapitaliste, avec notamment l’antiracisme via la création en sous-main de S.O.S Racisme. C’était le bon combat sociétal contre le Front National, dont Mitterrand participe à la montée pour avoir un ennemi.
La gauche va alors se fondre dans ces luttes sociétales au détriment de la lutte des classes, et la figure du prolétaire va être remplacée par les minorités au sens large. Le paroxysme a été atteint avec le rapport Terra Nova de 2011, qui demandait à la gauche d’abandonner les prolétaires au profit des minorités et des jeunes urbains progressistes. C’est vrai pour le P.S, mais on se rend aussi compte que le NPA a plus ou moins troqué le prolétariat contre les jeunes de banlieue. Certes, le prolétariat a parfois été mythifié par le marxisme, en particulier le maoïsme, mais il n’oubliait pas la contradiction première entre le capital et le travail, menant à un système avec une majorité de perdants et une minorité de gagnants. D’ailleurs, la rhétorique des minorités nous fait croire qu’il n’y a que des minorités opprimées dans la société, et fait perdre de vue quelque chose : dans la société capitaliste, la majorité des gens appartiennent aux classes populaires, sont des exploités du capitalisme, et ont des intérêts communs avec les jeunes de banlieue, les travailleurs immigrés, etc. Cette rhétorique est souvent portée par la société du spectacle et les classes privilégiées, ce qui permet de noyer leur propre et vrai privilège à eux qui est le privilège capitaliste.
Gavroche : Un livre qui vous a marqué, émerveillé de Michéa, lequel serait-ce ?
K. Boucaud-Victoire : Je dirais L’Enseignement de l’ignorance, qui n’est pas son plus représentatif, mais qui aborde tous les thèmes de la société libérale capitaliste de manière intéressante, ludique et drôle.
Entretien réalisé par Baptiste Detombe et retranscrit par Alexandre Couzinier.
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