Mise en concurrence de la SNCF, torpillage du ferroviaire français

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C’est officiel : la Région PACA vient d’annoncer que la ligne ferroviaire régionale entre Marseille et Nice n’allait plus être exploitée par la SNCF à partir de 2025, mais par la société privée Transdev. Plus de trains, pour moins cher, avec une meilleure qualité de service… De TF1 à BFM en passant par France 2, les médias nationaux se sont emparés de cette nouvelle pour vanter les bienfaits de l’ouverture à la concurrence du marché ferroviaire français, jusque-là soumis au monopole de la compagnie historique (1). Cela fait longtemps que l’on entend parler de la concurrence comme solution pour sauver nos chemins de fer, atouts clés dans la lutte contre le dérèglement climatique, puisque permettant un transport de masse très faible émetteur de gaz à effet de serre. Malheureusement, il s’avère que cette idée, qui nous ramène 83 ans en arrière, en plus de mettre en difficulté l’une de nos plus grandes entreprises, occulte la crise beaucoup plus profonde dans laquelle s’est durablement enlisé le train depuis 40 ans. 


La Commission Européenne contre la SNCF

Avec son monopole total du marché ferroviaire français depuis 1938, la SNCF a bien évidemment été très vite dans le viseur de Bruxelles après la signature du Traité de Maastricht en 1992, qui a fait de l’économie de marché concurrentielle un El Dorado devant être atteint dans tous les pans de l’économie. Cependant, contrairement à certains secteurs privatisés à coups de haches, il existait dans le ferroviaire une expérience déjà en cours depuis le début des années 1980, à savoir la privatisation par Margaret Thatcher du British Rail en Grande-Bretagne. Résultat : les tarifs y sont les plus élevés d’Europe et l’Etat n’a jamais autant subventionné le rail (2). Surtout, le non-renouvellement des infrastructures, lié aux désirs des actionnaires d’augmenter leurs marges de bénéfices, a mené à quatre accidents mortels à la fin des années 1990 et au début des années 2000 (3). Tout cela pour que le Premier Ministre Boris Johnson amorce un retour à la nationalisation l’année dernière, voulue par près de 60% des Britanniques (4).

Pas question de faire la même erreur en France. Si les infrastructures ne peuvent être privatisées ou mises en concurrence en raison de leur monopole naturelle, c’est le transport en lui-même qui le sera. Ainsi, dès 1997, la SNCF a petit à petit été scindée en plusieurs morceaux devenus des filiales du groupe, entre ce qui pouvait être mis en concurrence ou non. Le réseau ferré (RFF, devenu SNCF Réseau) et les gares (SNCF Gares&Connexions) sont ainsi devenus des filiales indépendantes de l’opérateur de transport SNCF Voyageurs, qui est en réalité la seule entreprise à être mise en concurrence.

 

Pas question de faire la même erreur en France qu’au Royaume-Uni.

 

Par ailleurs, chacune de ces filiales est devenue au 1er janvier 2020 une Société Anonyme à capitaux publics (5), remplaçant l’ancien statut d’EPIC (Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial). Cette forme a également été imposée par l’UE avec l’accord de nos gouvernements successifs. Non seulement, elle laisse la possibilité à l’Etat de vendre certaines de ses actions s’il le souhaite, faisant planer la menace de la privatisation partielle ou totale. Mais surtout, elle oblige chaque filiale à être rentable ou a minima peu déficitaire en son nom propre, la dette de la SNCF étant depuis de longues années l’une des saintes horreurs des économistes libéraux, pesant sur les finances publiques. Cette nouvelle organisation donne alors des situations kafkaïennes. Effectivement, SNCF Réseau gagne de l’argent en faisant payer des péages pour chaque train que fait rouler SNCF Voyageurs sur ses infrastructures. Sauf que pour être rentable, elle augmente continuellement le tarif de ces péages, ce qui fait donc perdre de l’argent à SNCF Voyageurs, et met in fine toute la SNCF en difficulté. La logique est implacable.

 

L’infrastructure, le véritable enjeu

Au-delà des absurdités produites par l’entêtement idéologique acharné des néolibéraux, le train en France connaît une crise beaucoup plus profonde qui explique pourquoi il reste encore extrêmement fragile. En effet, le transport ferroviaire souffre d’un sous-investissement chronique dans ses infrastructures lourdes, extrêmement coûteuses et difficiles à entretenir, et ce depuis de nombreuses années. Or, des rails pas ou peu entretenues, ce sont des risques liés à la sécurité qui augmentent, donc un trafic en chute libre et, in fine, des lignes qui ferment. Les exemples sont légions, comme ce fut le cas entre Limoges et Angoulême à partir de 2018 (6), ou encore entre Clermont-Ferrand et Ussel dès 2014 (7), ce qui coupe l’axe transversal majeur Lyon – Bordeaux.

 

Le transport ferroviaire souffre d’un sous-investissement chronique dans ses infrastructures lourdes

 

Depuis 1914, près de 20 000 kilomètres de lignes ont été abandonnés, avec une accélération drastique à partir de 1981 et l’arrivée du TGV. Celui-ci a à la fois sauvé le train, en déclin face à l’avion et la voiture, à une époque où les prix du baril de pétrole et les considérations écologiques n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui, et été son pire ennemi, concentrant tous les investissements et toutes les attentions, étant une arme politique formidable pour les territoires et les élus locaux. Ce système « tout TGV » était encore hégémonique jusqu’en 2013, année où l’accident de Brétigny a alarmé la SNCF et les autorités publiques sur l’état du réseau classique (8).

Avec le déclin du Fret à la fin des années 1970, le TGV a également très vite été la principale source de rentabilité pour la SNCF. Dès le milieu des années 1980, elle a opéré une division comptable entre ses activités économiques « rentables » (la grande vitesse), et ses activités de « service public », non rentables, à savoir le reste, et notamment les lignes de TER locales (9). Ces dernières, qui sont depuis 2002 sous la tutelle des Régions, voient leur existence suspendue au bon vouloir de SNCF Réseau ou des financements de l’Etat. Certains hauts fonctionnaires préconisent même de les laisser pourrir jusqu’à fermeture pour raisons de sécurité, afin qu’elles ne soient plus un poids pour les finances publiques (10). Les populations des territoires concernés apprécieront.

 

Certains hauts-fonctionnaires préconisent de laisser les lignes pourrir jusqu’à fermeture

 

La concurrence, une fausse solution

Finalement, il apparaît ubuesque de constater que, face à une crise de fond liée au financement des infrastructures ferroviaires, la Macronie et leurs amis européistes n’aient à nous proposer que la mise en concurrence des opérateurs de transport de voyageurs. Au mieux, cette ouverture ne changera pas grand-chose, la SNCF ayant eu près de 30 ans pour se préparer, ce qui la conduira à conserver la très grande majorité des parts de marché comme la Deutsche Bahn en Allemagne (11). Au pire, cela accentuera les déséquilibres déjà existants entre les grandes lignes de TGV, d’un côté, et les petites lignes ainsi que les lignes Intercités, de l’autre. Les modalités de la concurrence ne sont certes pas les mêmes, l’Etat et les Régions organisant des appels d’offre précis pour les lignes non rentables de « service public ». Néanmoins, il est facile de deviner que les candidats seront plus nombreux entre Paris, Lyon et Marseille qu’entre Agen et Périgueux. 

 

Au mieux, cette ouverture ne changera pas grand-chose […] Au pire, elle accentuera les déséquilibres

 

Le premier appel d’offre organisé par la Région PACA pour les lignes de la côte méditerranéenne l’a déjà démontré. Transdev a remporté l’axe le plus important en terme de trafic (Marseille-Nice), tandis que notre bonne vieille SNCF a été la seule en mesure d’assurer les services des plus petites lignes de la même aire géographique (Grasse – Cannes, Nice – Tende) (12). Reste à savoir comment les compagnies privées vont réussir à dégager des marges bénéficiaires sur le court-moyen terme. Elles ne pourront notamment pas rogner sur les investissements d’infrastructure, qui ne sont pas à leur charge, ni sur les prix, qui soit devront rester compétitifs, soit seront encadrer par les autorités publiques.

La solution toute trouvée semble être celle de faire des économies sur les coûts de fonctionnement, notamment les salaires et le personnel. Cependant, les métiers du ferroviaire étant particulièrement techniques, spécifiques et coûteux à la formation, cela ne risque-t-il pas au contraire, étant donné la multiplication des opérateurs, de faire augmenter les salaires ? Aux vues des dépenses d’investissement faramineuses nécessaires pour entrer sur le marché (matériel, centres techniques), les risques de faillite ou de non-respect des contrats, comme au Royaume-Uni, sont considérables. Pour sauver le secteur ferroviaire, nous serions alors obligés de réunir les différentes compagnies au sein d’une seule et même Société Nationale des Chemins de Fer, nommée, à tout hasard, la SNCF.

 

D’un côté, une arme formidable pour reconnecter les territoires grâce à une mobilité durable et très peu émettrice de CO2, alliée parfait dans la lutte contre le réchauffement climatique; de l’autre, des dirigeants politiques dont la vision s’arrête à l’application béate de l’idéologie de la concurrence et du marché partout, pour tout, et pour tous. Encore une fois, la France a tout pour bien faire, mais ses gouvernants l’emmène dans la mauvaise direction. Dans notre course contre la montre face à la crise écologique, il y a plus intelligent que de partir en se tirant une balle dans le pied. 

 

Alexandre Couzinier

Sources

1.RMC – BFM TV : « TER Marseille – Nice: l’entreprise Transdev bientôt sur les rails de la SNCF », 08.09.2021

2. France 24 : « Privatisation du rail: le cas britannique, l’exemple à ne pas suivre ? », 03.04.2018

3. RFI, « Grande-Bretagne – Drame ferroviaire, le crash de trop? », 11.05.2002

4. RFI, « Pourquoi le Royaume-Uni renationalise ses chemins de fer? », 01.03.2020

5. Le Monde, « En plein mouvement sur les retraites, la SNCF devient une société anonyme », 01.01.2020

6. Le Populaire du Centre, « Des élus mobilisés contre la fermeture de la ligne ferroviaire Angoulême – Limoges »,       13.12.2018

7. France 5, « Comment peut-on vivre sans transport public ? », 06.11.2014

8. Le Parisien, « Catastrophe ferroviaire de Brétigny: huit ans après le drame, les victimes tournées vers le procès »,   13.07.2021

9. Pierre-André Juven, Benjamin Lemoine, « Le Marché sur de bons rails. Découpages comptables et chantage à la dette à la SNCF », Revue française de socio-économie, n°19, vol.2, 2017, pp. 9 – 17.

10. Jean-Cyril Spinetta, « L’Avenir du transport ferroviaire. Rapport au Premier Ministre », 15.02.2018.

11. Libération, « La Deutsche Bahn, le modèle allemand bientôt concurrent », 22.03.2018

12. France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur, « Ter Marseille – Nice: 5 choses à savoir sur l’arrivée de Transdev à la place de la SNCF », 08.09.2021

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