« Nous sommes en route pour avoir des déconstructeurs au pouvoir » – Entretien avec Johann Margulies

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Ingénieur civil et génie atomique, ancien lobbyiste écologiste et enseignant à Sciences Po Paris, écrivain, Johann Margulies répond à nos questions sur l’état actuel du débat scientifique et ses enjeux.


Gavroche : L’enquête de Frédérique Vidal au CNRS concernant « l’islamo-gauchisme » dans les universités est-elle justifiée ? Cela peut-il constituer un problème pour la liberté de la recherche ? Comment définiriez-vous ce terme ? A-t-il une pertinence scientifique ?

J. Margulies : Poser la question de la pertinence scientifique d’un terme à vocation purement descriptive, comme si ne pouvait avoir droit de cité que ce qui a été validé par la communauté scientifique, tout ceci me paraît assez hypocrite et s’éloigne du sujet de fond. Le terme « islamo-gauchisme » a été forgé en 2002 par Pierre-André Taguieff, directeur de recherches au CNRS, afin de nommer la collusion de l’extrême gauche avec des mouvances islamistes, au nom et sous couvert d’une convergence autour de la question palestinienne. La question palestinienne est une véritable pierre philosophale qui transforme le plomb de la dispersion de la Oumma et de la perte de vitesse de l’extrême gauche en l’or d’un combat identitaire et d’un second souffle pour la critique de l’impérialisme. L’islamo-gauchisme selon le philosophe décrit donc le passage d’un tiers-mondisme global à une islamisation de l’attitude révolutionnaire. Le prolétariat votant à droite ou à l’extrême droite, il fallait à cette gauche un prolétariat de substitution dans son combat global contre le capitalisme. Ce que décrit Taguieff en Occident dans la configuration des années 2000 s’inscrit par ailleurs dans le temps long. Fermer les yeux sur Staline pour « ne pas désespérer Billancourt », rivaliser d’obséquiosité envers Khomeini quand il est arrivé au pouvoir en Iran et s’en laver les mains après qu’il eut massacré nombre de marxistes et communistes qui l’avaient aidé à prendre l’assaut du régime, tout cela au nom de la convergence de la lutte contre le capitalisme mondial ici incarné par les États-Unis ennemi de l’Iran. « Sur certaines questions, nous serons du même côté que les islamistes contre l’impérialisme et contre l’État, notamment en France et en Grande-Bretagne. Là où les islamistes sont dans l’opposition, nous devons être avec les islamistes parfois, avec l’État jamais », c’est en ces termes que s’exprime le trotskiste anglais Chris Harman dans son livre Le Prophète et le Prolétariat publié en 1999. On ne peut pas faire plus explicite.

Le prolétariat votant à droite ou à l’extrême droite, il fallait à cette gauche un prolétariat de substitution dans son combat global contre le capitalisme

Peut-être comme je le pense, le mot en lui-même n’est-il pas adapté, peut-être son usage, comme son concepteur le reconnaît lui-même, a été dévoyé et transformé en anathème désagréable et polémique. Alors, d’une part, jeter le bébé islamo-gauchiste avec l’eau du bain de la réalité patente qu’il recouvre signerait une défaite de la pensée, et d’autre part la question est exactement la même avec le terme « islamophobie » dont les usages et l’ambiguïté (critique d’un dogme ou haine de ceux qui s’en revendiquent ?) ne semblent pas poser de problème particulier à ceux qui l’utilisent… à l’Université ! Le sujet n’est pas tant le terme en lui-même, je ne l’utilise pas, il me dérange. Le sujet n’est pas sa scientificité, il ne l’a jamais été. Le sujet c’est la collusion politico-universitaire et le mélange des genres dans les Sciences Humaines et Sociales. C’est pourquoi Frédérique Vidal a fait une erreur. Il y a un sujet profond et urgent que le terme ne fait que décrire et dont il faut se saisir politiquement mais le faire ainsi, de manière tonitruante, en confiant une enquête au CNRS, donnant à ses opposants les billes pour l’accuser de maccarthysme, tout ceci est assez stupide et contreproductif.

 

Gavroche : Que pensez-vous des polémiques autour de l’écriture inclusive qui secouent aujourd’hui le monde politique français ? L’écriture inclusive est-elle un moyen efficace de lutte pour l’égalité des sexes ?

J. Margulies : Je dois vous avouer que le sujet est loin de m’être passionnant et que cette agitation me semble très éloignée des enjeux concrets pour avancer dans l’égalité des sexes. Je pense que les militants qui promeuvent l’écriture inclusive partent d’un postulat erroné : la catégorie grammaticale du genre n’a rien à voir avec le sexe biologique. Quid des langues sans genre ? Les sociétés qui l’utilisent sont-elles au sommet de la lutte contre les discriminations sexistes ? Allons faire un tour en Iran avec le persan… Je pense qu’on est là face à du sous-foucaldisme mal digéré dans lequel s’opère à dessein une confusion entre langue et discours. « Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (L’ordre du discours, 1971, p. 12) nous dit Foucault, et de cette affirmation l’on peut se donner licence pour procéder à une ingénierie active de la langue, la balafrant, visant à modifier le lexique, les règles d’accord, nier l’existence du masculin générique, à promouvoir l’usage du point médian ? Qui plus est au moment où la maîtrise de la langue partout s’effondre ? Je vous invite à lire Catherine Kinztler sur le sujet, elle montre que la novlangue inclusive est non seulement exclusive, séparatiste mais qu’elle invisibilise de nombreuses situations ! De plus François Rastier a bien raison de souligner que l’écriture inclusive relève du symbolisme magique et n’a de fonction que purement évocatoire. Disons pour conclure que son usage est bien entendu libre dans le domaine associatif, que les militants fassent dans leurs rangs ce que bon leur semble. Mais que des administrations ou des personnes morales en charge d’une mission de service public l’utilisent m’apparaît comme une forfaiture. La langue de la République est le français, article 2 de notre Constitution. Les actes administratifs doivent donc être écrits en appliquant les règles grammaticales & syntaxiques en vigueur (cf décision du conseil d’État du 28/02/2019). 

Je pense qu’on est là face à du sous-foucaldisme mal digéré dans lequel s’opère à dessein une confusion entre langue et discours.

 

Gavroche : En règle générale, l’hégémonie des questions intersectionnelles et décoloniales dans le champ de la recherche ne menace-t-elle pas la variété des productions, et en filigrane, la qualité du débat ? N’assisterions-nous pas, en conséquence, à la création dans les sciences humaines d’un véritable cercle herméneutique ?

J. Margulies : La variété des productions, je ne sais pas si c’est un critère d’appréciation de la qualité d’un champ de recherche et je ne sais pas si le prisme intersectionnel décolonial la menace. J’aurais spontanément tendance à dire que cela constitue a contrario un booster de créativité jusqu’à l’excès voire même l’absurde, où avec cette nouvelle grille de lecture magique, on cherche à coloniser tous les domaines, et à l’appliquer à tous les objets dans toutes les disciplines. Je suis plus troublé par le fait que les études décoloniales s’autonomisent en tant que telles, avec leur tendance à effacer les disciplines constitutives sous un vocable thématique. Ce qui est menacé à mes yeux, c’est la scientificité des productions dans le champ décolonial, et ce, de manière congénitale. Ce que je note, c’est le conformisme nécessaire pour avoir une carrière et un mélange de genre entre recherche et politique qui me paraît plus que dommageable. Isabelle Barbéris, chercheuse en arts du spectacle, pourra mieux vous répondre sur la question du cercle herméneutique. Elle note effectivement que les objets de recherche évoluent dans le même sens que les sujets et s’autoalimentent mutuellement en vase clos.

 

Gavroche : Quelle est la valeur scientifique de la notion d’intersectionnalité ? Est-elle aujourd’hui employée à bon escient dans le débat public ?

J. Margulies : Je ne pense pas être habilité à décerner des bons points épistémologiques ou non à la notion d’intersectionnalité. Il y a des études sur le sujet, certaines très sérieuses sont laudatrices, d’autres la descendent en flammes. Je peux simplement de là où je me situe voir sa généalogie, sa migration dans le champ des sciences humaines, son extension, ses modifications et son imbrication problématique avec l’activisme. Je peux en critiquer les présupposés et la vision du monde sur laquelle elle découle mais le débat sur la scientificité me paraît décalé par rapport aux enjeux. On ne peut pas produire des concepts à la lisière du politique et vouloir ramener l’intégralité du débat à la scientificité. Par ailleurs, je ne vois pas en vertu de quoi un tel outil serait utilisé depuis longtemps sans avoir de sérieux atouts comme outil d’intelligibilité du réel. Le problème comme toujours, c’est quand son utilisation devient exclusive, dogmatique, nie toute légitimité aux autres approches et débouche sur des pratiques militantes agressives et des visions du monde dangereuses.

On ne peut pas produire des concepts à la lisière du politique et vouloir ramener l’intégralité du débat à la scientificité.

Pour moi il s’agit d’abord historiquement d’un outil dans le cadre du droit américain. Ce droit exige de spécifier la nature de la discrimination subie (le genre ou la couleur). L’intersectionnalité visait à aider à reconnaître des situations discriminatoires cumulatives selon le genre ET la couleur et qui de ce fait jusque-là étaient niées (femmes noires discriminées en tant que femmes noires et non pas seulement femme ou seulement noire). D’un outil théorisé pour le droit et des situations concrètes, la notion a migré en théorie critique comme procédé méthodologique. Puis le concept a migré, s’est étendu dans les campus américains et a envahi le champ tordant à mon sens l’esprit pragmatique initial en véritable dogme prescriptif couplé aux théories de la domination et à de l’activisme identitaire au sein des universités (réunions en non-mixité). C’est ainsi que ce que l’on appelle intersectionnalité dans le débat public concerne maintenant cette pratique répandue consistant à catégoriser les minorités sous des qualités (race/genre), qualités qui obtiennent un statut ontologique. A l’intersection de ces qualités en propre, se situe alors l’identité, une identité conférée par le statut de victime a priori et non plus forcément avérée. Et c’est là où le bât blesse. Car le dogme intersectionnaliste opère une confusion entre la parole traumatique (psy/médicale), l’identité de victime a priori et la constitution de groupes politiques. Car d’un combat contre les discriminations, nous avons atterri dans un combat identitaire articulé autour du paradigme asymétrique de la domination, et qui s’oppose en tous points à la conception universaliste de l’antiracisme. Alliée à la théorie critique de la race, l’intersectionnalité participe de ce dogmatisme niant toute autre réalité et pertinence aux autres approches historiques notamment universalistes. C’est à ce niveau précis que personnellement je combats l’intersectionnalité. L’universalisme à qui l’on doit toutes les luttes pour l’égalité en droit depuis deux siècles part à l’opposé du principe que les discriminations de tous sont l’affaires de tous et doivent être dissoutes par tous. Comment diable avions-nous fait pour mener tant de luttes avant que l’évangile intersectionnel ne nous soit prononcé ? La théorie critique et l’intersectionnalité séparent ce que l’universalisme avait unifié sous l’égide de la raison et de la dignité humaine, le fragmentent en petits collectifs victimologiques et espèrent rassembler ce qu’elles ont elles-mêmes divisé en invoquant la mystique de la convergence des luttes. Pourtant, la société n’a pas vocation à être l’agrégat national de groupes de parole de victimes. Par ailleurs, se rendent-ils compte du paradoxe consistant à vouloir s’émanciper en naturalisant leur position de dominé selon la race ou le genre, la constituant en identité de lutte sans se rendre compte que sortir de la domination reviendrait à nier leur identité constituée pour lutter contre la domination ?

 

Gavroche : Pourquoi un tel engouement des chercheurs pour les questions en lien avec l’intersectionnalité ?

J. Margulies : « La théorie critique est un pseudonyme pour un marxisme abandonné par la foi en la possibilité de la révolution (…) en même temps qu’un art qui prend des allures de plus en plus subversives, la théorie devient un succédané de révolution » nous dit le philosophe allemand Peter Sloterdijk en parlant de la théorie critique de l’école de Francfort. Je pense que la théorie critique de la race dans laquelle s’insère l’intersectionnalité est la continuation du désespoir marxiste par les moyens de la victimologie. C’est ainsi qu’il faut interpréter l’abandon progressif de la lecture de classe pour une lecture de genre et de race : la recherche d’un nouveau souffle révolutionnaire en radicalisant toujours plus la base de la lutte, sans jamais comprendre que cet activisme n’est déjà qu’un moment interne au développement du stade woke du capitalisme. L’engouement vient à mon sens de ce frisson à penser toucher de près un nouveau sujet révolutionnaire. Par ailleurs, quand une idéologie prétendant défendre les minorités dominées devient majoritaire & a acquis des leviers de pouvoir à l’Université, peut-on dire qu’elle est donc dominante ? Et que sa domination réalise la contre-performance de son contenu ? Les épigones de Foucault et Derrida auront utilisé la vulgate foucaldiste et déconstructrice pour atteindre des places de pouvoir. Comme le dit le philosophe allemand Boris Groys, ce n’est pas comme si l’Histoire ne nous avait pas déjà appris que la déconstruction était soluble dans le discours dominant, et qu’en tant qu’un discours dominant est toujours le discours de la classe dominante, nous sommes en route pour avoir des déconstructeurs au pouvoir.

Entretien réalisé par Baptiste Detombe

 

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