La représentation proportionnelle, un cache sexe pour une classe politique défaillante

Depuis que la France dispose d’une représentation parlementaire permanente, un très vif débat agite les partisans de la représentation proportionnelle et les défenseurs de la représentation majoritaire. Malgré son charme pittoresque, cette guerre de tranchée s’avère bien moins anecdotique qu’il n’y paraît. Derrière les bons sentiments se cache une vérité invariable : un mode de scrutin influence nécessairement le résultat d’une élection. Aussi n’est-il pas rare que, selon l’époque et le point de vue, chacun puisse trouver grâce à l’une ou l’autre des formules.
Aborder la question du mode scrutin ne questionne pas seulement des logiques d’efficacité mathématique ou des nécessités de représentation politique, c’est sonder en profondeur la culture politique d’un peuple et son rapport à sa classe politique.
La riche histoire des règles électorales en France
Lundi 29 août 1791. Le Royaume de France s’apprête à appliquer la première Constitution formelle de son histoire. Elle organise à cet effet ses premières élections législatives, mettant fin aux élections des États-généraux, en vigueur depuis 1302. Cet apprentissage proto-démocratique suit alors une règle électorale complexe prévoyant l’élection de 745 députés dans autant de circonscriptions. Cette division ne répond pas d’une représentativité des territoires, elle n’est qu’une façon rationnelle d’organiser le vote. L’un des principes fondamentaux de la représentation parlementaire française s’en trouve fixé : un député n’est pas le représentant d’une circonscription, il est l’élu de toute la Nation.
Depuis, une soixantaine d’élections législatives se sont tenues en France. Il est intéressant de balayer les évolutions du mode de scrutin et leurs incidences, pour mieux comprendre l’état d’usage de la règle actuellement en vigueur.
Avec l’avènement du suffrage universel masculin en 1848, la IIe République opte pour un scrutin de liste majoritaire départemental. Ce système accentue les positions bonapartistes, et renforce dès lors la position du premier président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III. Après la chute du Second Empire, la IIIe République va s’en remettre au scrutin majoritaire à deux tours. Départemental, d’abord, puis par arrondissement avec la loi du 13 février 1899. Ce système enracine l’image du notable radical-socialiste, reconnu par les siens et élu sur son nom dans sa circonscription. Cependant, la prolifération des candidatures multiples et la naissance des partis politiques crée des blocages. Après la Première Guerre mondiale, un mode de scrutin éphémère s’impose aux élections de 1919 et de 1924. Cette formule mixte allie la désignation proportionnelle plurinominale à deux tours et la désignation majoritaire plurinominale à un tour. Le Bloc national puis le Cartel des gauches l’emporteront successivement. Mais la règle fait des mécontents et son caractère proportionnel est jugé biaisé. On parle d’un « système bâtard » qui s’avère impopulaire. Aussi, la loi du 21 juillet 1927 marque le retour au mode de scrutin de naguère pour les législatives de 1928, 1932 et 1936. Finalement, en juin 1940, la IIIe République s’effondre face à l’invasion allemande.
Un député n’est pas le représentant d’une circonscription, il est l’élu de toute la Nation.
A la Libération, la volonté de changement l’emporte sur les habitudes d’avant-guerre. Au Référendum du 21 octobre 1945, la seconde question met un point final à la République du 4 septembre 1870. Le contexte a changé. Désormais les femmes sont électrices et les notables enracinés cèdent la place aux partis de masse structurés, à l’instar du PCF qui capte jusqu’à 28% des suffrages. A l’aurore de la Guerre froide, on juge raisonnable de confirmer un système proportionnel départemental. La règle prévaut en 1945 et en 1946. Cinq ans plus tard, la IVe République invente la formule des « apparentements. » Règle de circonstance, tout autant destinée à endiguer le PCF qu’à freiner la dynamique du RPF. Elle permet aux listes de « s’apparenter » entre elles afin de rafler tous les sièges si leur score cumulé dépasse 50% … Une grosse ficelle, qui sauve de justesse la troisième force et dont les effets seront amoindris aux élections de 1956. Douze ans durant, la IVe République n’aura eu de cesse de naviguer entre des majorités éphémères et des combinaisons improbables, qui auront raison de vingt-quatre gouvernements. Cette proportionnelle dénaturée aura semé le trouble et contribuera à démonétiser une IVe République très fragile, qui finira par s’effondrer dans la lassitude générale face à la crise algérienne, en mai 1958.

La Cinquième République, une synthèse de notre « caractère national »
Durant sa conférence de presse du 31 janvier 1964, le Général de Gaulle revient longuement sur sa vision des institutions républicaines qui supposent « un esprit, des institutions et une pratique. » Quelles sont-elles ?
L’esprit, d’abord. Il y a dans le peuple français deux traditions contradictoires. D’une part l’héritage du centralisme étatique, fût-il « louis-quartorzien » ou jacobin, qui impose une incarnation forte au sommet de l’édifice. D’autre part le caractère incandescent d’un peuple régicide et fier de lui-même, qui impose une respiration démocratique. Le Second Empire s’est évaporé en deux jours, car insuffisamment équilibré sur sa jambe démocratique. La IVe République a chu de même parce qu’elle était malade d’une instabilité chronique du pouvoir.
Les institutions, ensuite. La Cinquième République est avant tout un régime de responsabilité. Le Président de la République est élu pour sept ans et il commande aux destinées de la France. L’Assemblée nationale est élue pour cinq ans et dégage en son sein une majorité qui supporte un programme de législature. Le recours régulier au référendum permet de prendre à témoin la Nation lorsqu’il lui revient de trancher de graves questions d’actualité.
La pratique, enfin. C’est elle qui se retrouve nichée au cœur du modèle politique mis à l’œuvre successivement, de la présidence du Général de Gaulle jusqu’à celle de François Mitterrand. En l’espèce, il est juste de souligner que la Cinquième République est un régime qui assume ouvertement sa vocation majoritaire. Une vocation qui répond à la volonté de permettre à ceux qui disposent du pouvoir d’être en mesure de pouvoir l’exercer dans sa plénitude.

Dès la gestation du texte constitutionnel, pendant l’été 1958, la discussion sur la règle électorale sera importante mais non décisive. C’est la formule majoritaire qui s’impose naturellement, mais selon les vues du Général de Gaulle qui tranche en faveur du scrutin uninominal à deux tours par circonscription, tandis que Michel Debré, auteur de la Constitution, incline alors du côté du modèle anglais, c’est-à-dire majoritaire à un seul tour. Le choix de ce système qui, dans sa conception, est assez voisin de celui de la IIIe République, correspond à une tradition profondément ancrée dans les habitudes électorales des Français, qui aiment élire directement leur député. Mais aussi, la volonté de ne pas constitutionnaliser le mode de scrutin dégage une marge d’appréciation pour les législateurs futurs, perpétuant par là même cette tradition républicaine française de demeurer souple quant à la loi en vigueur pour l’adapter au gré des évènements. Aussi, il n’est pas illégitime de trouver des partisans de la représentation proportionnelle aux différents âges de la Cinquième République.
Frôlant la majorité aux législatives de mars 1978, la gauche promet de revenir à la proportionnelle intégrale. Dans la dynamique majoritaire qui accompagne l’élection de François Mitterrand, les socialistes obtiennent un triomphe – en voix et en siège – aux législatives qui suivent la dissolution en juin 1981. Ainsi, la gauche peut gouverner durant toute une législature pour la première fois de son histoire et mener une politique de rupture sans rencontrer de difficultés parlementaires. L’Assemblée adopte sans peine la retraite à 60 ans, le passage aux 39 heures ou l’abolition de la peine de mort. En somme, la très forte majorité permet non seulement au Parti socialiste de gouverner en vertu du programme approuvé par le peuple, mais aussi de se passer d’une coalition puisque disposant de la majorité absolue.

Excepté son rétablissement en 1986, la proportionnelle est devenue assez étrangère à nos habitudes politiques. Le système majoritaire a quant à lui fonctionné en donnant de nettes majorités lors des élections décorrélées du calendrier présidentiel, en 1993 ou en 1997, ainsi que dans la foulée de celles-ci, en 1988, 2002, 2007, 2012, 2017 et dans une moindre mesure en 2022. Cependant, depuis le passage au quinquennat, l’abstention n’a jamais cessé de croître, passant de 35% en 2002 à 57% en 2017. Attribuer cette hausse au mode de scrutin semble relever d’une erreur de perspective. En revanche, l’harmonisation à 5 ans du calendrier présidentiel et législatif a vidé de son sens l’élection des députés, affaibli l’Assemblée nationale dans son rôle et amoindri la dimension particulière du rôle du chef de l’État. Celui-ci se sent davantage investi des prérogatives d’un chef de gouvernement, qu’il n’est en aucune façon ! Les trois dernières présidences témoignent bien de l’ambiguïté de la relation entre le Président de la République et le Premier ministre.
La proportionnelle est devenue assez étrangère à nos habitudes politiques.
La défaillance de notre classe politique
Les élections législatives anticipées de juillet 2024 ont ébranlé la logique majoritaire qui prévaut depuis plusieurs décennies. Certes, il est aisé d’évoquer la tripartition de l’offre électorale et de penser que le système est à bout de souffle. Mais, c’est, là encore, une erreur. Qu’elle soit volontaire ou non, il y a entre le personnel politique et le peuple une incompréhension fondamentale quant à la réalité politique française. Celle-ci est confrontée à un problème qui ne résulte pas nécessairement des règles mais de l’attitude des acteurs en présence.
La structuration électorale qui prévalait au dernier quart du siècle précédent a littéralement disparu depuis l’an 2000. La gauche a été absente de trois des cinq derniers scrutins présidentiels. La droite historique, deux fois. 2017 et 2022 marquent l’affrontement d’un parti inexistant il y a dix ans et d’un autre qui était resté cantonné aux marges. Les raisons qui expliquent cette évaporation des anciens repères sont nombreuses. Ce qui en résulte est l’abandon par les partis traditionnels de toute offre politique à vocation majoritaire. Chacun s’adressant à des segments restreints de l’électorat, dans la lignée de la note de Terra Nova.
Mais, ce qui est d’autant plus criant, c’est que le Rassemblement national a lui aussi changé de nature. Parti de niches, assumé comme tel aux origines, le RN est devenu, depuis une dizaine d’années, un parti généraliste qui s’approche d’une dialectique à vocation majoritaire, qui le place en tête dans la quasi-totalité des segments politiques de notre pays. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la structure électorale du RN en 2024 est très proche de celle de l’UMP en 2007 ou du PS en 1981. Pourtant, le RN n’est pas parvenu à remporter les élections, perdant une centaine de sièges à la faveur d’un front républicain hétéroclite, noué entre le NFP et le Macronisme finissant. Solution négative de circonstances qui n’a pas accouché d’une formule gouvernementale durable et qui donne un gouvernement en contradiction flagrante avec les résultats des élections. Serions-nous revenu en 1934 ou en 1953 ?
Il y a entre le personnel politique et le peuple une incompréhension fondamentale quant à la réalité politique française.
C’est donc dans ce contexte que revient l’arlésienne proportionnelle. Chacun aura bon jeu de se déclarer favorable à son introduction sans s’accorder sur une formule à suivre. Il est probable que ce débat fasse long feu et que le statu quo l’emporte. D’autant qu’il est évident que le calcul électoral n’est jamais très éloigné de la proportionnelle qu’un tel défend qu’un autre pourfend. Aussi, quelle que soit la formule qui pourrait se dégager, transiter vers un mode de scrutin proportionnel apparaît être une fausse bonne idée. L’Assemblée actuelle n’est pas très éloignée d’une chambre élue à la proportionnelle. Elle s’avère profondément incapable de dégager une politique stable pour la France.
Cependant, d’aucun de rétorquer que nos voisins s’en sortent avec des régimes parlementaires ou la proportionnelle est la norme. Peut-être. Cela ne mérite pas un jugement de notre part. Les Allemands comme les Suédois peuvent se prononcer comme ils le veulent et suivant leurs traditions nationales. Mais pour mener quelle politique ? Souvent, il n’en ressort que des gouvernements alliant le centre gauche au centre droit, et pratiquant un sempiternel consensus mou, dont le gros du travail se limite à de la communication et à l’application consciencieuse des directives de Bruxelles. N’en déplaise, le peuple français n’est pas un peuple de culture protestante, prompt à échanger calmement pour dégager un consensus modéré. Le peuple français est éminemment politique, il est travaillé par de puissants courants de pensée qui s’avèrent fort peu enclins à des compromis, très vite perçu comme autant de compromissions.
Il est probable que ce débat fasse long feu et que le statu quo l’emporte.
La majorité permet de mener « une » politique
Songeons un instant au programme économique du NFP. Aurait-il la moindre chance de se transformer en une politique gouvernementale, si une chambre était élue à la proportionnelle et dans laquelle la coalition de gauche serait forcément relativement minoritaire ? Bien sûr que non, et cela vaut pour toutes les offres politiques. Nous en revenons aux notions même de démocratie et de majorité. Cette dernière, si souvent décriée, semble à priori suspecte. Il serait préférable de donner davantage de poids à la minorité, que d’assurer à la majorité sa capacité d’action. Dans un sens comme dans l’autre, c’est une fausse route. La démocratie est un effort particulier, précisément parce qu’elle suppose que la minorité accepte la loi commune écrite par la majorité, à condition que celle-ci n’entrave pas la libre expression de la première. En 2025, l’une et l’autre peuvent-elles encore accepter ce pré-requis démocratique indispensable ?

Voilà pourquoi, en l’espèce, renoncer à une règle électorale qui a fait ses preuves serait une faute inconsidérée qu’il vaudrait mieux ne pas commettre. D’autant que la Constitution a été sévèrement abîmée ces vingt-cinq dernières années, par l’abandon du septennat présidentiel, par le renoncement au référendum et par les dénaturations de la révision de 2008. En définitive, il apparaît que la crise que nous traversons est essentiellement une crise de la classe politique. Comment pourrait-il en être autrement ?
La Constitution a été sévèrement abîmée ces vingt-cinq dernières années.
Ceci explique l’émergence du RN mais aussi l’enracinement de La France insoumise. Puisqu’une partie importante de l’électorat vote avant tout contre l’un ou l’autre, sinon contre les deux à la fois, il n’y a pas d’autre force politique capable de recueillir un vote en sa faveur qui ne soit motivé par le rejet des autres. À long terme, ceci pose un problème, qui peut mener notre pays sur une pente dangereuse et motiver des tentations beaucoup plus autoritaires et verticales.
La France, pour être épanouie démocratiquement et solide nationalement, a besoin de reposer sur l’édifice constitutionnel tel qu’il a été bâti entre 1958 et 1962. Modifier les règles de scrutin n’aura pour effet d’accélérer la crise dans laquelle nous nous débattons depuis une vingtaine d’années, parce que le vrai problème est ailleurs. A ce titre, nous « fêterons » bientôt les 20 ans du Non au référendum qui portait sur une autre Constitution, européenne cette fois-ci.
Adrien Motel
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