Les récentes déclarations du candidat du Parti communiste, Fabien Roussel, ont fait éclater plusieurs polémiques surprenantes au sein de la gauche. En l’espace de quelques temps, celui-ci serait devenu, selon ses détracteurs, un néo-conservateur, un homme de droite, qui tiendrait un discours quasiment raciste, voir tenant du suprémacisme blanc ! Que signifie cette polémique, quelle rupture engage-t-elle, comment la comprendre et la replacer dans son contexte historique ? Explications.
Rapide retour historique : la gauche et le socialisme
Il fut un temps, au XIXe siècle, où être socialiste ne voulait pas dire être de gauche. Les deux mots étaient distincts, ainsi que les organisations. C’est Pierre Leroux, qui, le premier, dans son texte « De l’individualisme et du socialisme »[1] récupéra le mot de socialisme, qui était alors une insulte, afin de lui donner un contenu positif. Il définit alors « socialisme » en opposition à « individualisme » (tout en mettant en garde immédiatement contre le « socialisme absolu »). Tout au long de ce siècle, le socialisme était alors compris comme la doctrine politique et économique qui visait, à l’inverse du modèle libéral, à réformer le système de propriété privée des moyens de production, d’échange, et de financement en vue d’une socialisation de ces derniers.
La gauche républicaine, elle, était au contraire le fruit de l’individualisme. Elle était le chantre des libertés individuelles : liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse, libertés économiques, et également liberté électorale. Ils étaient les grands partisans d’un régime républicain. Ses grandes figures furent Victor Hugo, Jules Ferry, Georges Clémenceau, Raymond Poincaré, etc. Ils étaient les hommes de science face à la droite réactionnaire et face aux superstitions religieuses, ils étaient les hommes du Progrès, de la modernité libérale, et bien souvent eux-mêmes hommes d’affaires… Autrement dit, ils étaient les meilleurs capitalistes.
Il faut noter toutefois que malgré ce dernier constat, les socialistes ont toujours partagé nombre de convictions avec la gauche républicaine, et n’étaient nullement des hommes de la réaction mais émettaient plutôt le souhait d’une autre modernité.
Le mouvement socialiste va se développer dans ce XIXe siècle donc, par-delà les changements de régime, mais toujours dans le principe d’une autonomie par rapport au clivage gauche-droite de l’époque. Pour les socialistes d’alors, c’était bourgeois contre bourgeois. Pour prendre un exemple, sous le second Empire, les socialistes refusaient même de se positionner entre la gauche républicaine et Napoléon III, bien qu’ils étaient tous républicains dans l’âme. Après l’établissement de la IIIe république, une partie des socialistes, comme Jules Guesde, et le mouvement syndical représenté alors exclusivement par la CGT, étaient des défenseurs farouches de cet autonomisme ouvrier vis-à-vis de la République bourgeoise et de son aile gauche.
C’est au croisement du XIXe et du XXe siècle, c’est-à-dire durant l’ère Jaurès, durant l’affaire Dreyfus puis lors de la bataille parlementaire pour l’adoption de la séparation de l’Eglise et de l’État, que l’alliance entre la gauche républicaine et le socialisme va se nouer, et c’est à partir de ce moment que, petit à petit, les mots gauche et socialisme vont devenir synonyme. Il ne s’agit pas ici de critiquer l’option prise par Jaurès à cette époque, cette alliance était nécessaire car d’une part la République n’était pas à cette époque solidement établie, et un coup d’Etat de l’armée était une chose possible, et d’autre part, la gauche républicaine et le socialisme avait en commun l’anticléricalisme et le combat pour la laïcité. Le calcul de Jaurès était qu’une fois la laïcité adoptée, le centre-gauche se retrouverait sans programme et comme à nu face à la question sociale. Les choses ne se sont pas exactement passées ainsi…
1983, ou la rupture entre le centre-gauche et le socialisme
Faisons désormais un bond dans l’histoire, par-delà l’épisode du Front populaire qui avait vu une recomposition de l’alliance entre la gauche républicaine et le socialisme, et par-delà l’adoption du CNR et de l’apogée du PCF, pour en venir à 1983, date de la mise en place de la « parenthèse libérale » par François Mitterrand, élu président de la république deux ans plus tôt, abandonnant alors son programme socialiste (parenthèse libérale qui ne s’est jamais fermée).
1983 est une date historique, car c’est celle de la rupture de l’alliance entre le socialisme et la gauche, la date à partir de laquelle la gauche républicaine est redevenue ce qu’elle était, à savoir le camp du Progrès, de l’anticléricalisme, du libéralisme, de la modernité, en somme le camp des meilleurs capitalistes.
Le président Mitterrand se disait socialiste, et était Secrétaire général du parti socialiste, ce qui a certainement provoqué une grande confusion dans les mots et dans les idées. Les deux plus grandes mesures de François Mitterrand ont été certainement l’abolition de la peine de mort et l’adoption du traité de Maastricht. Deux mesures qui relèvent de la philosophie libérale. Dès lors, socialiste ne voulait plus dire socialiste, mais signifiait libéral, de centre-gauche. Ainsi la révolution, dans le vrai sens du terme, était accomplie. Le centre-gauche avait passé alliance avec le socialisme, puis avait usurpé son nom et rompu l’alliance, redevenant le centre-gauche.
C’est également à partir de cette date que Mitterrand, qui cherchait alors une idéologie de substitution afin de faire passer la pilule, a propulsé le gauchisme culturel au rang des idéologies officielles.Il en existe plusieurs, mais elles s’entendent toutes sur la même politique économique. C’est le même fonctionnement qu’un cartel d’entreprises sur les marchés, qui mettent en place une fausse concurrence tout en s’entendant sur les prix.
Ainsi la révolution, dans le vrai sens du terme, était accomplie. Le centre-gauche avait passé alliance avec le socialisme, puis avait usurpé son nom et rompu l’alliance, redevenant le centre-gauche.
Développement du gauchisme culturel
La notion de gauchisme culturel pour Jean-Pierre Le Goff « désigne non pas un mouvement organisé ou un courant bien structuré, mais un ensemble d’idées, de représentations, de valeurs plus ou moins conscientes déterminant un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique et dans les médias. Il s’est affirmé à travers cinq principaux thèmes particulièrement révélateurs du déplacement de la question sociale vers d’autres préoccupations : le corps et la sexualité ; la nature et l’environnement ; l’éducation des enfants ; la culture et l’histoire. »[2]
Ce gauchisme culturel, né dans le capitalisme d’après-guerre et dans les mouvements et organisations situés à la gauche du parti communiste, est, dans le fond, un avatar de plus de l’individualisme libéral, et plus exactement une sorte d’hybridation malsaine entre individualisme et communautarisme. Il s’agit de mettre en avant des revendications de droits de la part d’individus ou de groupes communautaires, d’où la forme du militantisme procédurier qu’il prend souvent. Il ne s’agit pas de défendre l’intérêt national, ni l’intérêt général, il ne s’agit pas de défendre les intérêts des travailleurs, ni de développer leur puissance économique. On peut affirmer qu’il n’existe à peu près aucun rapport entre le socialisme tel que conçu à l’origine et le gauchisme culturel. La nation est vu comme facho, les travailleurs comme ringards, l’industrie comme une horreur productiviste.
Quelle étrangeté de l’histoire que ce gauchisme culturel se soit développé au sein d’organisation se réclamant du socialisme ! Il y a grandi progressivement comme une sorte de corps étranger. Pauvre Pierre Leroux ! il avait pourtant précisément défini socialisme en opposition à individualisme…
Aujourd’hui, le développement du gauchisme culturel a conduit à couper en deux l’ensemble des forces sociales. A la séparation classique entre socialistes : réformiste, anarchiste, communiste ; vient s’ajouter une division en deux de chacun de ses camps. Autre élément d’importance : le centre-gauche lui-même est séparé en deux par le gauchisme culturel : tandis que certains sont restés fidèles à la conception classique du centre-gauche sur la laïcité, une autre partie du centre-gauche est quant à lui plus enclin à la critique de la laïcité, plus proche du communautarisme.
On peut affirmer qu’il n’existe à peu près aucun rapport entre le socialisme tel que conçu à l’origine et le gauchisme culturel.
Epuisement historique du centre-gauche
Loin de nous toutefois l’idée de condamner intégralement l’individualisme libéral ainsi que le centre-gauche qui a été son incarnation la plus pure dans l’histoire.
Les acquis historiques apportés par cette idéologie et ce mouvement politique sont incontestables. Triomphe de la République, instauration de l’école gratuite et obligatoire, laïcité, lois condamnant le racisme, légalisation et normalisation de l’homosexualité, abolition de la peine de mort, voilà ce que furent leurs grands combats et leurs grands succès.
Mais le souffle de progrès qu’a apporté l’individualisme s’est indubitablement épuisé. Quel a été la dernière grande loi dans l’esprit de l’individualisme ? Le mariage pour tous – ou mariage des homosexuels – adopté en 2013 sous François Hollande. On peut penser du bien ou du mal de cette loi mais force est de constater que celle-ci n’avait pas la même gravité ni la même importance que l’énoncé ci-dessus des grandes réalisations de l’individualisme. Nous étions ici davantage dans le domaine de l’accessoire, de l’annexe.
L’individualisme a réalisé son programme positif, il a apporté tout ce qu’il avait à apporter au progrès de civilisation, et il n’en reste aujourd’hui que les aspects négatifs : le libéralisme économique, qui conduit à la dissolution de tous les liens sociaux dans les « eaux glacées du calcul égoïste »,[3] le développement d’un nombrilisme exacerbé parmi de larges couches de la population, etc. Le développement même du gauchisme culturel ne représente-t-il pas l’hubris de l’individualisme et sa fuite dans des futilités de plus en plus grandes ?
Reconstituer le socialisme
Le centre-gauche a trahi le socialisme, le gauchisme culturel l’a envahi et dénaturé. C’est pourquoi, pour que le socialisme puisse exister, il y a aujourd’hui nécessité absolue de rompre de façon nette avec le centre-gauche d’une part et avec le gauchisme culturel d’autre part. Revenir non pas à l’autonomisme ouvrier pur, qui excluait d’aborder toute autre question que la question sociale, mais revenir à une forme de neutralité sur l’axe gauche-droite, en vu de construire un clivage entre le bas de la société et le haut.
Pour en revenir à la candidature de Fabien Roussel,[4] nous saluons ici la rupture avec le gauchisme culturel qui a été engagé, salutaire. La cassure a commencé par une phrase anodine du candidat communiste à propos de l’accès pour tous à la bonne nourriture, à la bonne viande et au bon vin, propos qui a été détourné immédiatement et de façon grotesque comme un propos anti-végétarien ou islamophobe, on a même pu entendre qu’il relevait du suprémacisme blanc…
Mais Fabien Roussel ne s’est pas arrêté là. Par ses prises de position en faveur du nucléaire et de la laïcité, il s’est positionné contre une sorte d’antiscience primaire et contre le communautarisme, deux thèmes récurrents du gauchisme culturel. Il s’est déclaré également hostile au revenu universel, ce qui est le positionnement logique du socialisme, favorable aux travailleurs et contre le chômage, mais en aucun cas favorable à ce qui serait aujourd’hui un moyen de gestion sociale du chômage de masse. Toutefois nous avons des doutes quant à sa volonté de rompre avec le centre-gauche, et le PCF a aujourd’hui trop de liens existants avec le Parti Socialiste pour que ces doutes ne soient pas avérés.
De façon parallèlement inverse, Jean-Luc Mélenchon et son mouvement LFI a quant à lui rompu de façon bien nette avec le PS, mais il s’est rapproché de façon inquiétante du gauchisme culturel, en témoigne ses revirements depuis la campagne de 2017 sur la question de la laïcité et de l’islamophobie[5]– mot qu’il contestait auparavant – et l’exclusion des cadres souverainistes de son organisation.
Revenir à une forme de neutralité sur l’axe gauche-droite, en vu de construire un clivage entre le bas de la société et le haut.
Un autre point important, qui n’est pas abordé par le candidat Roussel, est la question de l’immigration, question complexe s’il en est, mais il faut se rappeler que le socialisme formulait auparavant une critique du phénomène migratoire en même temps qu’un soutien aux travailleurs étrangers. [6] Il est tout à fait urgent de revenir à ce type d’analyse aujourd’hui – ce que fait une formation comme République Souveraine présidé par Georges Kuzmanovic. [7]
Cette question est primordiale car il sera difficile, voire impossible, de reconstituer un camp social fort en faisant l’impasse sur cette question, les classes populaires ayant affirmé dans leurs votes et dans les divers sondages sur le sujet une demande de réduction de l’immigration. Cette question est certainement le dernier mur mental construit par le gauchisme culturel avec lequel il s’agit de rompre aujourd’hui.
[1] Texte de 1834, Anthologie de Pierre Leroux inventeur du socialisme, Bruno Viard, 2007
[2] « Du gauchisme culturel et de ses avatars » (2013, Jean-Pierre Le Goff, dans la revue « Le Débat »)
[3] « Manifeste du parti communiste », 1847, Karl Marx et Friedrich Engels
[4] https://gavrochemedia.fr/le-retour-du-communisme-a-ses-racines-souverainistes/clement-labonne/
[5] http://www.slate.fr/story/201594/jean-luc-melenchon-laicite-fracture-gauche-france-insoumise-musulmans-racisme-polemique-islamophobie
[6] « Jaurès, les socialistes et l’immigration (1880-1914) », Cahiers Jaurès, Gilles Candar, 2017
[7] https://gavrochemedia.fr/georges-kuzmanovic-lexclu-de-2022/clement-labonne
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