Violences policières : vers une dérive autoritaire

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Vendredi 27 octobre, Mediapart révélait, dans l’une de ses enquêtes, que le ministère de l’Intérieur avait discrètement réduit la distance minimale de tir des LBD de 10 à 3 mètres. Cette décision, effectuée malgré la dangerosité de ces armes maintes fois constatée, est symptomatique d’un virage violent dans la doctrine du maintien de l’ordre français.


625 victimes. D’après le site violencespolicieres.fr, il n’y aurait eu pas moins de 625 victimes de tirs de LBD depuis mars 2019, parmi lesquelles 47 auraient été blessées gravement, et 29 mutilées. Si ce constat fait froid dans le dos, la chose n’est pour autant pas étonnante. On assiste, en effet, depuis plusieurs années à un basculement de la politique du maintien de l’ordre, dont cette réduction de la distance de tir est symptomatique. 

D’une pacification relative…

Ainsi, si durant l’entre-deux-guerres, et rien qu’en région parisienne, près d’une cinquantaine de manifestants sont morts sous les coups des forces de l’ordre, ce chiffre a eu tendance à baisser tout au long du siècle, l’État se dotant, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, d’une force de police dédiée au maintien de l’ordre : les compagnies républicaines de sécurité. Cette dynamique s’est poursuivie d’autant plus après Mai 68 (Todd, Les luttes des classes en France au XXIème siècle, 2020) : 

« Mai 68 avait […] ouvert un cycle nouveau pour les forces de l’ordre, qui avait fait de la police française l’une des plus civilisées du monde ».

Dès lors, les sociologues Olivier Fillieule et Fabien Jobard constatent qu’une pacification relative du maintien de l’ordre se met en place, les pratiques coercitives sont « remplacées par une stratégie reposant sur la persuasion, la négociation permanente et l’application souple de la loi » (Politiques du désordre : La police des manifestations en France, 2020).

… à une recrudescence des violences policières

Cependant, force est de constater que « depuis plusieurs années » ce n’est plus le cas. La France a même été épinglée par l’ONU quant à sa politique de maintien de l’ordre lors du mouvement dit « des gilets jaunes », et plus récemment à propos des récentes manifestations écologiques et de la réforme des retraites, comme le rappelle la Ligue des droits de l’homme dans un communiqué en date du 16 juin 2023 : 

« L’usage disproportionné de la force entraîne de graves violations des droits et libertés dans l’espace public et s’accompagne d’une hausse des violences commises par les forces de l’ordre ».

Une dynamique donc inverse à celle initié après mai 68, et que le sociologue Patrick Bruneteaux constatait déjà en 1996 : « [il y a] une recrudescence du niveau de violence physique rendant en partie caducs les longs efforts entrepris pour contraindre les modalités d’expression de la violence d’Etat » (Bruneteaux, Maintenir l’ordre …, op. cit.).

Le gouvernement responsable

Cette recrudescence des violences policières est d’autant plus inquiétante lorsqu’on se rend compte qu’il ne s’agit pas simplement de quelques « dérapages », mais plutôt le résultat d’une réelle volonté politique qui accompagne et soutient cette violence. En 1968, le préfet de police Maurice Grimaud écrivait à ses hommes : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière ».

Aujourd’hui, comme le constate le sociologue Emmanuel Todd, la priorité est bien plus à la protection des biens qu’à la protection des personnes : « Le 1 er février 2019, le Conseil d’État valide l’usage du LBD […]. Ce jour-là, l’énarchie entérine un changement d’interprétation du concept de monopole de la violence légitime et signe un changement d’époque historique » (Todd, Les luttes des classes …, op. cit.).

Désormais la donne a changé, et cette tournure toujours plus répressive du maintien de l’ordre ne peut qu’être dramatique. Si la subordination formelle des forces de l’ordre au pouvoir politique n’aboutit que « parfois à un durcissement très net de la coercition » (Bruneteaux, Maintenir l’ordre …, op. cit.), qu’en est-il lorsque le pouvoir accompagne lui-même cette violence ?

La réponse est donné le 7 mai 2019 lorsque seulement six mois après le début du mouvement des « gilets jaune » on compte déjà : « 2 448 blessés parmi les manifestants, 24 éborgnés, 5 ayant eu une main arrachée après plus de 13 000 tirs de LBD » (Todd, Les luttes des classes …, op. cit.).

D’autres blessés à venir

Et la chose ne peut que s’aggraver avec la récente réduction de la distance de tir des LBD. Comme l’explique les sociologues Olivier Fillieule et Fabien Jobard : « La condition policière produit un sentiment de retranchement et de supériorité virile, qui favorise les jugements dépréciatifs et la brutalité des comportements à l’égard de ceux perçus comme adverses » (Politiques du désordre : La police des manifestations …, op. cit.).

Il n’est donc pas surprenant lorsque cette « supériorité virile » est mise à mal par une foule parfois composée de milliers, voire de dizaines de milliers d’individus, qu’au sein des forces de l’ordre, en « situation d’infériorité numérique totale » (Monjardet, Ce que fait la police, Sociologie de la force publique, 1996) surgissent de nombreuses réactions émotionnelles incontrôlables (Bruneteaux, Maintenir l’ordre …, op. cit.) :  

« La retenue de l’agent finit par exploser en rafales de colère, avec cette volonté sourde de se venger des outrages subis »

Une colère à laquelle les pouvoirs publics donnent la possibilité de s’exprimer plus facilement en assouplissant la réglementation autour des conditions d’engagement des LBD, qui, malgré une réglementation qui n’autorisait jusqu’alors le tir qu’à partir du 10 mètres, a pourtant déjà mutilé 29 personnes.


Si l’on comprend l’intérêt et la nécessité de maintenir l’ordre pour un gouvernement, n’oublions néanmoins jamais que maintenir l’ordre ne doit pas se faire à n’importe quel prix, comme aime à le rappeler le politologue Sébastien Roché (De la police en démocratie, 2016) : « La finalité des polices dans les démocraties ne devrait pas être de faire régner l’ordre. L’ordre devrait, en réalité , n’être qu’un moyen », un moyen d’atteindre un objectif plus profond, un moyen pour promouvoir la confiance, défendre les normes et les valeurs supérieures d’une société, et contribuer à la cohésion sociale. Le maintien de l’ordre par la police ne doit pas consister à simplement réprimer le désordre, mais il doit servir à créer un environnement de sécurité et de respect des normes et des valeurs partagées par la société. 

Pierre Cazemajor

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