La Constitution, en son troisième article, est on ne peut plus claire : « La souveraineté nationale appartient au peuple ». Toutefois, et cela n’échappera à personne, la souveraineté est une chose qui, si elle ne nous a pas été retirée, a été fortement atteinte. Bien qu’il ne soit pas le seul, le long processus de la construction européenne en constitue un exemple manifeste.
Le tournant de Maastricht
Pourquoi Maastricht ? Parce que pour la première fois, dans le processus de construction européenne, les citoyens étaient amenés à se prononcer sur un changement de paradigme : faut-il sortir d’une logique purement économique pour intégrer une dimension politique ? En réalité, l’objectif final de l’Union européenne était politique. Seulement, l’Union politique devait advenir grâce aux « petits pas » consistant à créer progressivement des solidarités de fait, stratégie imaginée par Robert Schuman et Jean Monnet.
Il n’en demeure pas moins que, au mois de février 1992, la signature du traité de Maastricht consacra une « Union européenne » reposant sur trois piliers : la Communauté européenne, la coopération en matière de politique étrangère et de sécurité commune ainsi qu’une coopération en matière de justice et d’affaires intérieures. Si les deux derniers piliers relevaient toujours d’une logique de coopération (donc avec des décisions prises à l’unanimité), tel n’était plus le cas du premier pilier, obéissant désormais à une logique d’intégration (donc abandonnant la règle de l’unanimité).
Au rang des nouveautés, nous retrouvions la citoyenneté européenne (reconnue à tous les nationaux des États membres), l’union économique et monétaire (libéralisation de la circulation des capitaux, création de la Banque centrale européenne et, à terme, de l’euro), un élargissement des compétences de l’Union (dont l’exercice répond au principe de subsidiarité), ainsi que deux coopérations : l’une en matière de politique étrangère et de sécurité commune, l’autre dans le domaine des affaires intérieures et de la justice.
Toutefois, saisi sur le fondement de l’article 54, le Conseil constitutionnel eut à se prononcer sur la compatibilité du traité avec la Constitution. C’est ainsi que, le 9 avril 1992, il rendit une décision qui fit date puisqu’il vint déclarer l’incompatibilité partielle d’un traité avec la Constitution – une première !
Une Constitution faisant obstacle au traité
Quelles étaient donc les dispositions problématiques ?
Premièrement, la citoyenneté européenne était visée en ce qu’elle reconnaissait aux citoyens européens le droit de vote aux élections municipales. De ce fait, elle rendait possible une influence directe des étrangers sur les élections municipales, et indirecte pour les élections sénatoriales. Il fallait nécessairement en conclure son inconstitutionnalité.
Deuxièmement, la mise en œuvre d’une politique monétaire et d’une politique de change uniques, dans la mesure où elles priveraient la France d’une compétence propre « dans un domaine où sont en cause les conditions essentielles de la souveraineté nationale », étaient également contraire à la Constitution.
Troisièmement, l’article 3 du traité avait pour conséquence d’instaurer un mode de prise de décision à la majorité qualifiée en ce qui concerne la circulation des personnes dans le marché intérieur. Le Conseil, considérant que cette disposition affectait également « l’exercice par l’État de compétences qui relèvent des conditions essentielles de sa souveraineté », déclara inconstitutionnelle l’article susmentionné.
Finalement, le Conseil constitutionnel en arriva à la conclusion lapidaire que « l’autorisation de ratifier en vertu d’une loi le traité sur l’Union européenne exige une révision constitutionnelle ».
Une Constitution frappée de schizophrénie
Plusieurs dispositions du traité étant contraires à la Constitution, diverses solutions s’offrirent alors : soit les articles incompatibles du traité étaient abandonnés ; soit les articles de la Constitution faisant obstacle devaient être révisés ; soit la Constitution devait consacrer en son sein sa propre dérogation. C’est la dernière solution qui a été retenue.
Ainsi, la révision constitutionnelle du 25 juin 1992 introduisit dans la Constitution un nouveau titre dont les articles 88-1 et suivants consacrèrent au niveau constitutionnel la participation de la France à l’Union européenne. Cette « révision-dérogation » ou ce « calage par intercalage constitutionnel » (Anne Levade), s’il permit au gouvernement de ratifier le traité de Maastricht et affirma en creux la supériorité de la Constitution, non seulement a rendu nécessaire sa suppression préalable à toute sortie de l’Union européenne et justifie un fondement interne à la primauté du droit de l’Union.
Aussi, ce fut sans surprise que, dans une décision du 2 septembre 1992 dite « Maastricht II », le Conseil constitutionnel finit par prononcer la compatibilité du traité avec la Constitution. Le reste de l’histoire, nous la connaissons : après une campagne acharnée, le camp du « oui » l’emporta d’une courte victoire.
Un régime dénaturé
Dès lors, cette véritable prestidigitation qu’est le recours à la révision-dérogation fut utilisée à chaque étape de l’intégration européenne : traité d’Amsterdam, traité établissant une Constitution pour l’Europe (TECE), traité de Lisbonne. Chaque fois, les sages de la rue de Montpensier constatèrent de nouvelles atteintes aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » ; chaque fois, la Constitution fut révisée pour permettre la ratification desdits traités.
Ainsi, en se contentant de constater que, à chaque nouveau traité, de nouvelles attaques considérables contre la Constitution étaient conduites, le soin a été pris de ne pas déterminer le seuil fatidique, sans doute déjà dépassé, à partir duquel l’essence de la souveraineté se trouverait atteinte.
En justifiant l’aliénation de la souveraineté nationale par l’article 88-1 de la Constitution, en affirmant que les transferts de compétences – qui concernent pourtant bien souvent des domaines régaliens – et la primauté du droit européen sont constitutionnellement valides, les sages sous-entendent que la France reste souveraine puisque c’est librement et volontairement qu’elle aliène sa souveraineté et qu’il lui appartient, quand elle le veut, de recouvrer sa liberté pleine et entière en dénonçant les traités.
Cela est évident : le consentement des partis est nécessaire et doit être libre et éclairé. Or, comment pouvait-il être éclairé lorsque les forces de gauche favorables à l’intégration européenne vantaient la douce illusion de « l’Europe sociale » ? Quid des implications d’une monnaie commune ? Peut-on sérieusement soutenir que le consentement était également libre – l’intégralité de l’appareil médiatique s’étant alors ligués contre les souverainistes de tous bords ?
Face à toutes ces questions, le juridisme ambiant des facultés de droit, professé par une écrasante majorité du corps professoral, se trouve bien démuni.
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