« On est aujourd’hui à l’aube d’une crise » – Entretien avec David Cayla

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David Cayla est économiste, maître de conférence à l’Université d’Angers depuis 2009, membre des Économistes Atterrés, et auteur de plusieurs ouvrages traitant de la question européenne. Avec Populisme et néolibéralisme. Il est urgent de tout repenser, David Cayla déconstruit la doctrine néolibérale et nous dévoile ses liens avec le populisme qui ravage les sociétés occidentales. Il a accepté de faire part de ses analyses et inquiétudes à Gavroche. Bonne lecture de la pensée actualisée aux temps troubles que nous vivons de David Cayla !


Version audiovisuelle :

 

Version écrite :

Gavroche : La confusion règne entre les termes « libéralisme » et « néolibéralisme ». Pourriez-vous éclaircir, pour nos lecteurs, ces deux termes ? Existe-t-il une filiation entre ces deux « courants » ?

D. Cayla : Oui, il existe effectivement une filiation. Il faut d’abord rappeler qu’on parle ici de doctrines politiques et pas de théories économiques. Tout un tas de penseurs se rattachent au libéralisme, au néolibéralisme, certains se disent libéraux en étant néolibéraux, ce qui crée de la confusion. Il n’y a pas de « Bible » ni du libéralisme, ni du néolibéralisme, même si certains ont pu la trouver dans l’ouvrage de 1938 de Walter Lippman par exemple. Il n’y a pas un ensemble d’auteurs formant une doctrine complète du libéralisme ou du néolibéralisme, il y a en fait plein d’auteurs qui ne sont pas tous d’accord entre eux, mais, quand on veut réfléchir sur l’histoire de la pensée, on est un peu obligé de catégoriser, de ranger, et d’essayer de trouver ce qui démarque les libéraux d’un côté, les néolibéraux de l’autre, et les ultra-libéraux, tout un ensemble de courants de pensée qui sont chacun « flexibles » et qui parfois se chevauchent.

Pour répondre à votre question, je considère le libéralisme comme un ensemble de penseurs qui se réclament du libéralisme, qui commencent leur réflexion au siècle des Lumières, en Angleterre, en Écosse, en France, en pensant l’individu libre, libéré de l’oppression, de l’État. On retrouve surtout ces libéraux en Grande Bretagne car le Royaume-Uni a une véritable tradition libérale, ce qu’a notamment exploré Emmanuel Todd [auteur de L’origine des systèmes familiaux, ndlr.] et qu’on retrouve dans les institutions dès l’« habeas corpus » du XIIIe siècle. Cela se voit aussi dans le parlementarisme britannique et la révolution de 1688, la prévalence de la « common law » qui débouchera sur la démocratie moderne. La Grande-Bretagne est ainsi, en quelque sorte, la grande patrie du libéralisme. L’objectif des libéraux est d’émanciper l’individu passant de fait par une réduction du pouvoir des institutions sociales, notamment l’État, sans forcément que ce dernier disparaisse puisque, par exemple, John Locke admettait à l’époque que l’État devait intervenir pour sauvegarder la propriété, le respect des droits humains. On délègue à l’État le pouvoir de juger, d’organiser les conflits d’intérêts.

C’est l’image qu’on a aujourd’hui du libéralisme en France, mais il existe aussi un libéralisme français, dans lequel s’inscrit Jean-Jacques Rousseau, qui n’est pas forcément considéré comme un libéral, car pour lui, la primauté de l’individu sur tout n’est pas forcément suffisante pour émanciper l’individu : il faudrait aussi se doter d’institutions sociales ayant le pouvoir de juger et qui apprennent à l’individu à être libre. « Il va falloir forcer l’individu à être libre », ce qui est un peu une contradiction dans les termes, mais qui montre qu’il faut que les individus apprennent à vivre en société et que l’État (ou chose similaire) doit intervenir pour empêcher les oppressions privées, pour permettre l’éducation, réglementer les rapports de force entre individus. Les individus ne se détacheraient pas des institutions, mais les institutions auraient pour œuvre de les émanciper.

Dans mon ouvrage, j’essaie de montrer que les libéraux britanniques, au XIXe siècle, notamment Smith ou Stuart Mill, ne s’appuient pas uniquement sur la tradition lockéenne, mais aussi sur l’idée d’une intervention active de l’État, par exemple sur le marché du travail en raison d’un rapport de force déséquilibré ou pour imposer l’éducation obligatoire. Stuart Mill va jusqu’à dire que le libre-échange n’est pas un principe libéral puisque l’État a le droit d’être protectionniste s’il pense que c’est plus efficace. Ce libéralisme « classique » a été dévoyé au XIXe siècle puisqu’apparaît alors une autre forme de libéralisme de strict « laissez-faire » qui n’a pas pour but l’émancipation, mais celui des physiocrates du XVIIIe siècle, d’où le terme français « laissez-faire » utilisé tel quel dans le monde anglo-saxon, qui étaient très libéraux et conservateurs, c’est à dire défendant les intérêts des nobles, des propriétaires fonciers. Au XIXe siècle, deux camps politiques s’opposent au Royaume-Uni : les libéraux classiques, bourgeois, détenant la chambre des « Commons », et l’aristocratie anglaise à la chambre des Lords. Conciliant les intérêts bourgeois et aristocratiques, il y a une fusion de leurs idées sous l’égide de Ricardo dans un libéralisme de laissez-faire, purement économique, défendant les plus riches, pour les dramatiques conséquences que l’on connaît (pas de lois sociales, travail des enfants, …).

Le souci, c’est que le libéralisme de laissez-faire va entrer en crise vers la fin du XIXe et le début du XXe à cause de la contestation politique qui s’agrandit avec l’universalisation masculine du suffrage, donnant de la place au mouvement ouvrier, transformant un peu le système libéral (éducation, …), à cause des difficultés de l’étalon-or, de la tendance à la monopolisation tuant la libre concurrence, … Tout se dérègle et explose avec la crise de 1929. Alors, des libéraux, s’opposant à l’intervention étatique via le fascisme ou le bolchévisme, tentent de reformuler la doctrine libérale pour sauver le libéralisme. Ce faisant, la doctrine nouvelle n’aurait plus pour base le laissez-faire, rejetant ainsi l’alliance avec les physiocrates. Ils vont alors inventer un nouveau libéralisme, différent du libéralisme « classique », et la question principale deviendra : « Comment l’État doit-il intervenir pour que les marchés fonctionnent ? » On ne pense plus le marché comme naturel et spontané. L’État doit organiser le cadre de l’économie (stabiliser la monnaie, garantir l’ordre social, le libre-échange, la concurrence) car elle n’est pas spontanée, mais le marché, mû par les lois de l’offre et de la demande, doit être le régulateur de la société. L’État intervient au service du marché. Ils ne sont pas contre l’État, mais ne sont pas non plus pour un État émancipateur de l’individu, idée ayant complètement disparu du raisonnement de ces libéraux. Pour eux, grâce au marché libre, les individus seront libres donc émancipés, ce qui est contraire aux idées de Stuart Mill ou Smith.

 

On ne pense plus le marché comme naturel et spontané. L’État doit organiser le cadre de l’économie.

 

Gavroche : Dans cette construction du libéralisme et du néolibéralisme, des économistes, donc des scientifiques, interviennent : Lippman, Ricardo, Smith. La doctrine politique et la théorie économique sont-elles distinguables ? Dans votre livre, il semble que vous fassiez vite l’allusion aux liens entre économie et idéologie politique.

D. Cayla : D’abord, je considère que la théorie et la doctrine sont deux choses totalement différentes. La doctrine, c’est une manière cohérente de penser l’action politique. Le libéralisme et le néolibéralisme sont des doctrines. La théorie, c’est une analyse du fonctionnement du monde, chose réservée aux scientifiques. Il est clair que ces deux choses se mélangent. La théorie va promouvoir certaines actions, et lorsqu’on croit en une théorie, on va développer une doctrine qui va mettre en application la théorie.

Aujourd’hui, les économistes raisonnent à partir de l’individu, c’est une théorie. On ne pourrait comprendre la société qu’en partant des individus, ce qu’on appelle « l’individualisme méthodologique ». Ils oblitèrent alors les rapports sociaux. Les individus, pourtant, sont inscrits dans un substrat social, des institutions, et ils ne se comportent ainsi pas rationnellement, mais comme un élément d’un ensemble qui le dépasse. Si on pense que l’individu est au cœur de la société et de l’économie, on va partir de ce qui permet aux individus d’interagir les uns avec les autres, c’est à dire non pas les institutions sociales mais les marchés. Quand on met de ce fait le marché au cœur de la théorie, on en vient très vite à mettre le marché au cœur de la doctrine. Le néolibéralisme est une doctrine qui part du marché. Les économistes n’ont pas toujours pensé l’économie sous l’angle du marché, c’est en fait assez récent. La théorie est aujourd’hui, dans la société, assez basiquement résumée aux lois de l’offre et de la demande, c’est-à-dire aux mécanismes de marché, mais l’économie, à la base, c’est l’étude de la production des richesses et sa répartition. L’institution sociale particulière qu’est le marché peut produire ces richesses et les répartir, mais ce n’est pas la seule à le pouvoir. Le marché lui-même peut appartenir à des institutions précises tout comme il peut être totalement désencastré. Quand on pense l’économie à partir du marché comme cela, on « sert la soupe » à la doctrine néolibérale.

 

Gavroche : Dans votre livre, vous dîtes qu’il existe une pluralité de néolibéralismes. Quels sont-ils, au-delà de la définition englobante de « néolibéralisme » ?

D. Cayla : Dans mon livre, j’ai représenté la doctrine néolibérale par un temple qui permet de rassembler ce qui est commun chez tous les auteurs à l’origine de celle-ci. Ce qui est commun n’est pas forcément visible et nécessite interprétation. Le point commun est tout d’abord une théorie de l’État et de son rôle. Il doit être neutre et éviter les interventions discrétionnaires et de déranger l’économie, et se base ainsi sur l’État de droit. Son objectif est d’instaurer des marchés qui coordonnent les comportements des uns et des autres par les prix, ces prix devant être neutres. Pour que les prix soient pertinents et représentent l’état de la société, il faut garantir quatre piliers : libre-échange, concurrence, stabilité des prix et ordre social.

Dans ce cadre-là, on va trouver des divergences qui se situent principalement dans la mise-en-œuvre de la doctrine. Par exemple, sur la concurrence : que veut dire « garantir la concurrence » ? Si on a un monopole, il faut l’attaquer, mais si on a des ententes, des entreprises dominantes, doit-on les démanteler ? Démanteler, c’est un peu un acte arbitraire qui risque de perturber le marché. Il y a des conflits entre néolibéraux sur le degré nécessaire d’intervention de l’État. Plus précisément, entre l’école de Chicago (qui a évolué sur la question) d’où provient Friedman, et l’ordo-libéralisme allemand, la concurrence sera appréciée différemment : pour les ordo-libéraux, il faut tout faire pour que les entreprises soient à égalité sur le marché, donc il faut démanteler dès qu’il y a entente ou une entreprise dominante parce que ça va perturber les prix, alors que pour l’école de Chicago, le problème est surtout les prix de monopole, un monopole pouvant tout à fait avoir peur qu’un concurrent arrive sur le marché et lui vole ses parts de marché, donc tant que les prix sont faibles, le démantèlement n’est pas nécessaire. La question de la monnaie différencie aussi différentes écoles : il y a trois visions différentes pour ce qui est de l’obtention de prix stables. Avoir des prix stables nécessite de ne pas avoir d’inflation, ou du moins très peu. Les ordo-libéraux vont dire qu’il faut une politique monétaire dirigée par une banque centrale indépendante qui se focalise sur la question de l’inflation. Quant à lui, Friedman pense que la banque centrale ne doit pas avoir d’autonomie, ce qui veut dire qu’elle peut intervenir et brouiller le marché, donc il ajoute qu’elle doit avoir des pouvoirs d’émission de monnaie limités et suivre des règles posées ex ante, comme créer autant de monnaie qu’il y a de croissance économique. Enfin, la position d’Hayek, c’est qu’il ne faut pas qu’il y ait de banque centrale, mais des banques privées créant chacune leur propre monnaie, monnaies alors en concurrence. Entre ces trois mouvances sur cette question de la monnaie, on voit bien qu’il existe des différences majeures entre les différents « néolibéraux », avec Hayek le « plus libéral », mais ces différences s’intègrent dans un même cadre, une même question, un même but.

 

Gavroche : Pensez-vous qu’il est possible, contrairement à ce qu’affirme le philosophe Louis Rougier, de contraindre les libertés économiques sans saborder les libertés politiques ? Si oui, pourquoi les néolibéraux ont-ils répandu l’idée que la liberté formait un bloc monolithique ?

D. Cayla : C’est une énorme question, merci de l’avoir posée. Je ne sais pas si je pourrais vous en donner une réponse claire… D’abord, le contexte. Pour les libéraux, et pour les néolibéraux, la liberté politique et la liberté économique sont complètement liées. Nous ne pourrions pas avoir une société politiquement libre sans qu’elle ne soit d’abord économiquement libre. Pour les socialistes, les deux peuvent être déconnectées. Personnellement, permettez-moi de botter en touche, je trouve que ces deux discours sont faux. Les deux ont chacun une part de vérité, mais en même temps, ils ne me conviennent pas complètement. Dire que toute liberté économique est une liberté politique ne tient pas la route face à l’Histoire. On a vu des régimes très libéraux [économiquement – ndlr] comme le Chili qui n’étaient pas libéraux d’un point de vue politique. Aujourd’hui, un bon exemple est la Chine. Tout un ensemble d’actions purement politiques peuvent être malmenées dans un système économique libéral fondé sur les marchés. Les néolibéraux s’intéressent à la construction des marchés, mais pas à beaucoup d’autres choses comme le droit de vote, la liberté d’opinion, … Ensuite, le discours socialiste me dérange aussi. En théorie, on pourrait avoir un État qui centralise tout, supprime toute liberté économique, et décide donc des prix, etc. Ce qu’écrit Hayek dans La Route de la servitude m’a plutôt convaincu : si un système économique est entièrement contrôlé par l’État, comment avoir une liberté de la presse ? En Algérie ou en Hongrie, on voit bien que les journalistes ont du mal à subsister avec les contraintes de prix qui s’imposent à eux, les imprimeries étant contrôlées par l’État ou une autre puissance publique. Autre exemple plus parlant : la première des libertés économiques, du moins formelles, c’est de choisir le travail qu’on veut faire et de pouvoir vendre ce qu’on possède. Pour moi, c’est aussi une liberté politique. On ne peut pas dire aux gens qu’ils sont entièrement libres politiquement s’ils ne peuvent même pas choisir leur métier. Quelques libertés économiques sont nécessaires pour avoir des libertés politiques. Mon sentiment est que la vérité se situe entre les deux. Il est nécessaire d’atteindre un juste milieu, car une société trop économiquement libre aboutira à une société qui le sera beaucoup moins politiquement. Ce juste milieu doit se déterminer collectivement au travers des institutions démocratiques et par les instances politiques.

 

On a vu des régimes très libéraux [économiquement – ndlr] comme le Chili qui n’étaient pas libéraux d’un point de vue politique.

 

Gavroche : Est-ce que l’idée que le marché est plus efficace que l’État fait partie des mystiques qu’il faudrait faire disparaître politiquement, et peut-être aussi économiquement ? Que dit la littérature scientifique sur la question ?

D. Cayla : Vous reprenez une formule de Louis Rougier, « les mystiques économiques », qui retranscrit bien l’idée. En effet, on a tendance à penser que l’intervention des marchés est toujours plus efficace que celle de l’État. Pour le démontrer, on a un peu de mal. Les économistes eux-mêmes ont tenté de déterminer l’efficacité des marchés. Ricardo et Smith, par exemple, avaient des intuitions sur le sujet, mais pas de preuves. Ensuite, on a eu une preuve mathématique formulée par Arrow et Debreu en 1956 : si on a une société économique de marché, un système de prix complet avec une concurrence parfaite, avec des rendements décroissants, tout un ensemble de conditions, alors on peut démontrer qu’il existe un optimum, c’est à dire un système de prix qui permet d’égaliser toutes les offres et les demandes, et surtout, on peut démontrer que ce système est optimum au sens de Pareto, ce qui signifie qu’il n’y a pas d’inefficacité, de gaspillage, toutes les ressources sont allouées aux personnes qui en ont le meilleur usage. Face à cela, il y a deux problèmes : 1/ les conditions sont irréalisables. Prenez le « système complet de prix », qu’est-ce que c’est ? Ça signifie qu’il existe un prix pour toutes les choses qu’on veut acheter, mais aussi une assurance totale de ce que la chose, par exemple un appartement, va nous coûter plus tard. Il faudrait connaître tous les prix de maintenant, mais aussi ceux du futur. Cela voudrait dire qu’il n’y aurait plus d’imprévisibilité, dans ce cas-là, autant ne pas avoir de marché et laisser l’État décider de tout. Dans mon livre, je parle aussi un peu de la question des rendements décroissants, il y a d’autres hypothèses irréalistes dans leur démonstration. 2/ on a réussi à prouver qu’il existait un équilibre, mais on n’a pas démontré qu’il existait un chemin par lequel on pouvait parvenir à cet équilibre. Les économistes postulent un principe de tâtonnement pour y arriver. Pourtant, on a démontré qu’en réalité, atteindre ce système de prix optimal par le marché était impossible. Le marché, et la « décentralisation » des comportements, ne sont donc pas le bon outil pour y parvenir. Le marché ne marche donc pas. Alors, est-ce que le marché est plus efficace que l’État ? On n’en sait rien, parce qu’on n’a d’abord pas de théorie de l’État, ce qui induit qu’on ne peut pas comparer les théories de l’État à celles du marché, et comme le marché est déjà inefficace, on ne peut pas vraiment comparer les deux. On a donc un problème théorique que les économistes n’ont jamais résolu.

 

En effet, on a tendance à penser que l’intervention des marchés est toujours plus efficace que celle de l’État. Pour le démontrer, on a un peu de mal.

 

Gavroche : Plutôt que de parler de marché et d’État, ne faudrait-il pas se poser la question pour des biens en particulier ? Vous avez pas mal réagi sur les réseaux sociaux sur la question du nucléaire avec la mise en marché de l’électricité par exemple. Ne doit-on pas comparer l’efficacité de l’État et du marché en vue d’objectifs spécifiques, comme l’accessibilité à tous, le prix le plus bas, etc. ?

D. Cayla : Le problème, quand on parle d’efficacité, c’est en effet de quelle efficacité on parle, l’efficacité par rapport à quoi. L’efficacité, c’est une relation entre des moyens et des fins. Des gens vont dire que ce qui est efficace, ce sont les énergies renouvelables, mais leur objectif, c’est de maximiser les énergies renouvelables, c’est-à-dire combattre les énergies fossiles et le nucléaire, pour des raisons tout à fait légitimes de danger, de risques d’accident, et de réchauffement climatique. D’autres vont qualifier les énergies qu’ils soutiennent car se concentrent sur l’idée d’énergie à bas coût et d’énergie pilotable. Ceux-là vont plutôt défendre le nucléaire, voire le gaz ou le charbon, cette dernière posant d’autres problèmes… Ainsi, tout est une question de choix politique, de priorité. Il est absurde de penser que les économistes puissent répondre à cette question : ils ne sont pas là pour décider à la place des gens, de la collectivité, et ne doivent être qu’à leur service pour éclairer le public. On en revient à la problématique première qu’est la démocratie : un économiste ne doit pas décider à la place des gens quels doivent être les objectifs poursuivis sur différents sujets. Un autre exemple de cela est la question du temps de travail, des 35 heures. La question « est-ce que les 35 heures, c’est efficace ? » est idiote. La baisse du temps de travail est efficace quand vous baissez le temps de travail, puisque c’est leur but. Si notre objectif est autre que de baisser le temps de travail, alors par exemple, est-ce que les 35 heures permettent de faire baisser le chômage ? Là on peut discuter. Est-ce que ça va rendre les gens plus riches ? Pas forcément, et peut-être que ce n’est pas le but. Tout est question de débat collectif sur les objectifs à atteindre et les moyens mis en place pour. Notre problème aujourd’hui est le manque de clarté quant aux objectifs poursuivis. Des hommes politiques nous disent qu’ils veulent « bien gérer ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Bien gérer par rapport à quoi ? À qui ? Ce genre de discours managérial devrait être totalement exclu du débat national.

 

Gavroche : Pour revenir sur la question de l’énergie, dans l’exemple du nucléaire, comme on parle aujourd’hui de la réforme de l’ARENH, ne devrait-on pas évaluer si l’État est plus efficace que le marché ou pas plutôt que de prôner toujours et pour tout la mise en marché ? Effectuer cette démarche d’évaluation pour chaque bien plutôt que d’adopter le tout-marché ou tout-État ?

D. Cayla : Revenons sur l’ARENH. C’est un mécanisme par lequel EDF accepte de vendre son électricité nucléaire à un prix fixe, parfois inférieur et parfois supérieur au prix du marché, mais souvent inférieur, à ses concurrents fournisseurs d’électricité. Le but de ce système n’est pas de baisser les prix de l’électricité (d’ailleurs, il ne les a pas fait baisser) mais de garantir un système de concurrence dans un marché de l’électricité qui, par sa nature-même, du fait des investissements coûteux nécessaires à la construction de centrales nucléaires constituant la majeure partie de notre approvisionnement énergétique, rendant l’énergie peu coûteuse à produire, est très inégalitaire car personne, du fait de ce que je viens de rappeler, ne peut concurrencer EDF. Qu’est-ce qu’on s’en fiche qu’EDF ne puisse pas être concurrencé ? Soyons friedmaniens et disons qu’il n’est pas grave d’avoir un monopole tant que les prix sont bas ! Le problème est que nous avons des institutions ordo-libérales, qui prônent la concurrence dans tous les cas. Elles ont donc obligé EDF à vendre à un prix faible son électricité nucléaire. On passe quand même d’un prix de marché de 250€ le TWh à un prix d’achat via l’ARENH de 46€, c’est énorme ! Ce système est totalement baroque ! EDF va faire 8 milliards de pertes en 2022, ce qui ne peut que renchérir le prix de l’électricité car les pertes d’EDF vont devoir être répercutées sur les investissements d’EDF et sur le prix de l’électricité de demain. Ce système n’est donc, pour répondre à la question, efficace que si on a pour objectif de soutenir la concurrence, c’est tout ! Si l’objectif est de baisser les prix, il est idiot. C’est là qu’on a un problème : dans l’opinion et le débat public, on pense que concurrence est égale à baisse des prix, que le monopole est incompatible avec des prix faibles, ce qui n’est ni vrai ni démontré, surtout pour ce genre d’industrie.

 

Le problème est que nous avons des institutions ordo-libérales, qui prônent la concurrence dans tous les cas. Elles ont donc obligé EDF à vendre à un prix faible son électricité nucléaire.

 

Gavroche : Comme l’économiste Joan Robinson, vous affirmez que le champ des sciences n’est que le reflet de l’idéologie dominante de l’époque. Est-il illusoire de vouloir faire de l’économie une « science dure » comme les marginalistes ont cru le faire au XIXème siècle ?

D. Cayla : Ce n’est pas une question facile… L’économie est une science sociale, c’est à dire qu’elle analyse les rapports sociaux, qui sont des rapports économiques mais pas seulement. Tous les rapports sont mêlés quand on regarde une société. Ces rapports sont aussi politiques, sociaux… Autrement dit, quand on a plus d’argent, on a plus de pouvoir, et pas qu’au niveau économique, ce qui fait qu’on ne peut plus influencer la société. Pendant longtemps, les économistes ont en fait pensé l’individu à-partir du mythe de l’autonomie de l’économie par rapport au reste de la société. L’idée est que nous pourrions tout analyser du point de vue de l’économie, puisqu’elle est une science pour elle-même, par elle-même et qu’elle n’a pas à s’intéresser ni à l’histoire, ni à la géographie, ni à la sociologie, pour comprendre les choses économiques. Cela n’est ni vrai ni possible. Robinson nous dit donc que dans la pensée économique, à force de penser l’économie comme une science autonome, on en vient à nier les rapports de force, et comme on les nie, on sert l’idéologie dominante.

D’autres approches de l’économie intègrent ces paramètres. C’est ce que j’essaie notamment de faire en m’appuyant sur des sociologues, des anthropologues, des juristes, des politologues…

Est-ce que ça veut dire que l’économie n’est plus une science et qu’une affaire de convictions et de politique ? Je ne crois pas. Je reste un scientifique dans l’âme, je veux comprendre, trouver les rapports de cause à effet. Seulement, mon spectre est plus large que la seule économie, je veux montrer comment l’économie agit sur la politique, le social, et je veux lier tous ces phénomènes ensemble, de manière scientifique et rigoureuse en m’appuyant sur des chiffres, des démonstrations, ce que d’autres auteurs ont dit avant moi, et cherche donc à trouver des « vraies choses ». Si ce n’était qu’une affaire d’opinion, pourquoi est-ce que je m’embêterais à écrire des livres ? Je me contenterais de pamphlets ou de fils sur Twitter ! Il y a dans l’économie, et dans ce que je fais, une part réelle de science, mais il ne faut pas penser qu’on va découvrir des lois universelles, que le sujet est détaché des autres sciences et autres phénomènes.

 

Gavroche : L’« hyper-mondialisation » qui caractérise, selon l’économiste Dani Rodrik, l’Union Européenne est-elle en train de menacer la stabilité-même des pays européens ? Pourquoi de telles dynamiques de polarisation se produisent au sein du marché unique ?

D. Cayla : Voilà deux questions bien différentes. D’abord, le concept d’« hyper-mondialisation » de Dani Rodrik me semble très critiquable. Il dit, en gros, que la mondialisation, c’est bien, l’hyper-mondialisation, c’est mal. Où se trouve déjà la frontière entre les deux ? L’hyper-mondialisation serait une mondialisation plus du tout régulée, où on ne réfléchirait plus aux impacts sociaux et environnementaux des échanges internationaux. Il ne dit pas comment on mettrait en œuvre des régulations pour cette hyper-mondialisation, comment on va les faire accepter par tous les pays qui en bénéficient par un système social plus faible : on ne va pas dire au Vietnam de monter les salaires au niveau européen sous peine de ne plus commercer avec eux… L’idée de Rodrik est assez intéressante et attrayante quand on l’écoute, mais si on creuse un peu, c’est plus compliqué. Il n’y a pas de régulation possible de cette « hyper-mondialisation » sans protectionnisme ou nationalisme, car au niveau international, si on laisse les marchés s’unir, ou si on cherche à signer des accords, il n’y a pas de régulation possible du fait de la multitude des intérêts divergents.

Ensuite, cette mondialisation a des effets économiques et sociaux importants. La mondialisation déjà, c’est l’unification des marchés à l’échelle mondiale. Il y a 100 ans, il n’y avait pas forcément besoin de beaucoup de protectionnisme du fait de la hauteur des coûts de transport. Depuis, il y a une baisse continue de ces coûts, ce qui fait que très vite, on a pu unifier les différents marchés locaux et nationaux, créer des grands marchés continentaux et mondiaux. Il ne faut pas, par contre, oublier que ça dépend du produit : le niveau d’analyse pertinent de la baguette de pain, par exemple, c’est la commune voire le quartier, alors que le marché des smartphones est mondial ! Le fait qu’il y ait certains marchés qui soient mondiaux entraîne une désorganisation notamment sur les produits industriels qui sont les premiers à être impactés par la mondialisation parce qu’ils peuvent être produits n’importe où, puisque ce qui compte est l’acheminement des produits jusqu’aux clients, qui est comme on l’a dit très peu coûteuse. Alors, il y a un mécanisme de polarisation qui se produit, c’est ce que j’essaie d’expliquer au niveau européen. L’industrie va se concentrer dans les endroits où elle produit le plus efficacement, à l’échelle mondiale, nationale et continentale. Par exemple, j’ai essayé de démontrer que dans l’UE, il y avait de vrais « hubs » industriels qui se concentraient autour de la mer du Nord parce que s’y trouvent les infrastructures portuaires les plus efficaces d’Europe. Et là où il y a beaucoup d’industries, c’est plus facile de traiter avec des sous-traitants, plus aucune usine aujourd’hui ne transformant de A à Z un produit en un autre fini. Se rassemblent donc aux mêmes endroits toutes les chaînes de production. Ce mécanisme dit d’« agglomération industrielle » génère le phénomène de polarisation. À partir du moment où on unifie le marché européen, dans une concurrence libre avec une libre circulation des capitaux, les capitaux industriels vont se concentrer autour de la mer du Nord, mais aussi à proximité des rivières et canaux menant aux infrastructures portuaires. Si l’industrie se concentre dans certaines régions, ça veut dire qu’elle en déserte d’autres, ce qui a des conséquences sociales, économiques et politiques. Économiques d’abord, car les ouvriers « vont aller » là où il y a de l’industrie, de même que les ingénieurs, et les emplois de service vont rester à proximité des gens. Des pays vont ainsi se désindustrialiser et d’autres vont s’industrialiser, des emplois vont changer de nature. Certains métiers très qualifiés sont liés à l’industrie, par exemple celui de chercheur. Pour tester des innovations, des inventions, il vaut mieux être proche d’une usine. Il y a eu ainsi une réorganisation du continent européen avec une disparition d’emplois dans les pays qui se désindustrialisent et une création d’emplois dans les autres, ce qui mène à des mouvements de population importants et modifie les filières d’apprentissage. On ne va pas faire un DUT d’électronique s’il n’y a pas de débouchés dans ce secteur près de nous. Il y a un effet d’entraînement. Le manque d’industrie tue les filières de formation, le savoir-faire, ce qui renforce le mouvement de désindustrialisation. Politiquement, se retrouver avec une société quasiment entièrement tournée vers les services n’est pas neutre. Les pays avec le plus d’industrie vont être les pays avec le plus d’exportations, donc le plus d’excédents commerciaux, comme l’Allemagne. Ils vont accumuler du capital industriel et financier et vont finir par dominer d’autres sociétés.

Avec la crise de la zone euro, on a vu une conséquence de cette polarisation industrielle. Les mouvements migratoires, les transformations de l’emploi, les rapports de force politiques évoluant, déstabilisent les sociétés. Je me réfère à William Graham, un psychosociologue britannique, qui a publié un livre en 1914 parlant de la « Grande Société », « Great Society », en analysant déjà à l’époque les effets de la mondialisation. Il dit que ce n’est pas pareil de pouvoir acheter du beurre, du pain, du jambon qui vient du village que d’avoir plein de marchandises dont on ne connaît pas la provenance. Se développerait une forme d’anomie en l’absence de lien social direct avec le producteur. Cette anomie est pour moi la cause d’une fragilité sociale et personnelle que les gens ont par rapport à l’économie. On a l’impression que l’économie nous domine totalement, qu’on n’est plus maîtres de nos rapports économiques qui sont aussi des rapports sociaux.

 

Gavroche : Dans votre livre, vous écrivez que le populisme ne peut pas être une réponse aux problèmes issus du néolibéralisme. Pourtant, le Brexit, achevé par Boris Johnson, semble in fine améliorer les conditions des travailleurs britanniques, qui désormais seraient en position de force vis-à-vis du patronat. Est-ce que, comme Jacques Sapir, vous affirmeriez que le Brexit est un succès ? Le populisme est-il forcément inadapté pour répondre aux crises provoquées par le néolibéralisme ?

D. Cayla : Vous prenez l’exemple particulier du Brexit. Je qualifie effectivement le Brexit de moment populiste. Mais attention, je ne considère pas le populisme comme l’idéologie animant les mouvements politiques, les décisions politiques, mais comme un « état social », un « état de société ». Cet état peut effectivement engendrer le politique, l’élection de Donald Trump, le mouvement des Gilets Jaunes, les conservateurs réactionnaires de Pologne ou de Hongrie, et plein d’autres choses comme Podemos en Espagne… J’ai voulu expliquer que cet état de la société était le produit des défiances de la population vis-à-vis des institutions. C’est bien la défiance des Anglais vis-à-vis du gouvernement de Cameron et des institutions européennes qui a entraîné le Brexit. C’est bien la défiance envers les politiques d’Emmanuel Macron qui a mené au mouvement des Gilets Jaunes. Pour répondre à la question, je dirais que oui : une société qui se base sur la défiance n’est pas une « bonne » société. Maintenant, est-ce que les conséquences du populisme sont toujours mauvaises, Podemos, les Gilets Jaunes, non, pas forcément. Sur une terre abîmée peut pousser de jolies fleurs.

Sinon, je ne me positionnerai pas sur ce que dit Jacques Sapir sur le succès supposé du Brexit. Oui, il y a eu des hausses salariales, en partie liées au Brexit, mais aussi à des changements de mentalité chez Boris Johnson et des Conservateurs. Le Royaume-Uni seul n’a pas connu de hausse du salaire minimum : il y a aussi les États-Unis ou l’Allemagne. Le Brexit a joué un rôle là-dedans du fait du départ des travailleurs originaires des pays de l’Est. Comme le chômage était déjà faible au moment du Brexit, il a fallu fortement inciter, face au manque de main d’œuvre, les gens à revenir sur le marché du travail. Ce qui est sûr, c’est que le Brexit n’a pas été une catastrophe, l’économie britannique ne s’est pas effondrée. En réalité, je ne sais pas si ça a tant changé les choses que ça.

 

Gavroche : Effectivement, le Royaume-Uni n’était pas non plus le pays le plus intégré aux marchés européens…

D. Cayla : Non, il n’était pas dans l’euro, dans Schengen… Je n’ai pas envie de me positionner sur l’échec ou le succès du Brexit. La seule chose que je peux dire, c’est que ça n’a pas entraîné le chaos économique et politique au Royaume-Uni qu’on lui promettait. Ça, ça vient plutôt de certains comportements déplacés, « festifs », de Boris Johnson (rires). Ce que j’aimerais voir pour la suite, c’est l’évolution des emplois industriels dans les années à venir, parce que le Royaume-Uni est un des pays qui s’est le plus désindustrialisé sous le marché unique. Il y a eu une baisse de 30% de l’emploi industriel entre 2000 et 2017. On saura dans dix ans.

 

Gavroche : Donc le populisme, pour vous, c’est une sorte de « populisme d’atmosphère » ?

D. Cayla : Oui, c’est ça !

Gavroche : Peut-on alors qualifier des mouvements politiques de « populistes » ?

D. Cayla : Oui, puisque certains mouvements politiques se nourrissent de cette défiance. Pour moi, quand un mouvement politique se nourrit de la défiance sociale, il prospère dessus et c’est un effet du populisme. Je pense par exemple à Jean-Luc Mélenchon qui a théorisé il y a très longtemps le populisme de gauche en s’appuyant sur les écrits de Chantal Mouffe. Quand je vois son comportement politique, clairement, il attise la défiance. Ce n’est pas que de la critique. Il y a une réelle différence. Il ne fait pas que critiquer le Président, il critique les journalistes, il a un discours sur la vaccination qui n’est clairement pas celui des autorités médicales, il a soutenu un mouvement insurrectionnel avec les barrages en Guadeloupe. Pour moi, on n’est pas dans la critique politique, on n’est pas dans le projet alternatif qu’on veut proposer aux Français. Le mouvement a pour but de prospérer sur la défiance des gens. Une autre mesure témoignant de cela est celle, beaucoup mise en avant, de la révocation des élus. Cette mesure part du principe que les élus sont des traîtres qu’il faut empêcher de trahir. Bien sûr, le projet de Mélenchon contient bon nombre de points programmatiques qui ne relèvent pas du populisme. C’est une question de posture.

 

Gavroche : Ces mouvements populistes, qui se nourrissent de cette défiance et l’entretiennent, ne pourraient pas avoir de succès politique ?

D. Cayla : Ils peuvent avoir des succès politiques, encore faut-il qu’ils aient les bonnes conséquences. Une société où les mouvements majeurs nourrissent la défiance envers les institutions est une société qui va s’effondrer. Les institutions, c’est ce qui nous maintient en société. Quand on ne croit plus à la parole des scientifiques, à celle des journalistes, quand on ne croit plus aux principes démocratiques, que voulez-vous qu’on construise comme société ? C’est là qu’on voit que certains discours sont très pernicieux. Après, tout n’est pas à ranger dans le même panier. Prenez Trump, qui est pour moi l’archétype du populisme. Au-delà de la question des « fake news », du traitement des journalistes, il s’exprime directement aux gens pour éviter que les médias ne déforment ses propos. Ça peut exister, oui, mais pas systématiquement. Trump a perdu l’élection de 2020, mais continue de parler de vol, a attisé les tensions jusqu’à l’assaut du Capitole par ses militants le 6 janvier… On en arrive à quelque chose d’extrêmement grave. Les discours délirants, complotistes, sans même aller jusqu’aux théories sur les reptiliens, sont les conséquences du populisme. Un mouvement populiste qui prend le pouvoir, s’appuyant sur la défiance, ne va rien construire de positif et juste aller vers la guerre civile. J’en suis persuadé. Je ne dis pas que Mélenchon va jusqu’à la guerre civile, il faut faire la distinction entre le discours de campagne électorale et celui tenu une fois au pouvoir. Il n’a pas toujours été populiste, on voit que c’est une stratégie de conquête du pouvoir. Mais il faut faire attention, avec tous les gens dingues qu’on attire autour de soi qui graviteront autour du pouvoir une fois celui-ci acquis. La stratégie de Mélenchon, à mon avis, saboterait sa présidence s’il l’obtenait et ne lui permettrait pas d’agir positivement sur la société.

 

Gavroche : Vous avez parlé de Jean-Luc Mélenchon, ce qui nous amène au sujet des présidentielles. Votre solution au néolibéralisme et au populisme d’atmosphère qu’il provoque serait un anti-néolibéralisme non-populiste ?

D. Cayla : Exactement.

 

Gavroche : La ligne Roussel peut-être ? Pour le plus connu maintenant des tenants de cette ligne…

D. Cayla : Il y aurait plein de candidats n’étant ni néolibéraux ni populistes. C’est difficile de se prononcer, je n’ai pas étudié tous les programmes. Pour répondre à votre question sans vraiment y répondre, je dirais qu’il existe une gauche néolibérale. C’est aussi un aspect développé dans mon livre. Être de gauche n’est pas forcément ne pas être néolibéral. Le néolibéralisme, vision du monde reposant sur les quatre piliers que nous avons discuté, prône l’idée que l’État aide et accompagne les marchés. Une mesure d’Anne Hidalgo m’a fait un peu sursauté : elle donnerait 5.000 euros à tous les jeunes de 18 ans pour les aider à se lancer dans la vie, et elle fait un peu la suite, en un peu moins bien, un peu plus mesuré, du revenu universel de Benoît Hamon. Est-ce que ces mesures de soutien financier, d’allocations versées à des gens, sont contraires au néolibéralisme ou en font partie ?

 

Gavroche : Ça corrigerait le marché mais le laisserait en place…

D. Cayla : Ça ne le corrige pas, ça le suscite, ça l’alimente ! Le marché a besoin de revenus, de gens qui dépensent leur argent. Si on ne veut pas être néolibéral, on doit dire qu’il faut supprimer le marché, contourner le marché, il faut avoir des monopoles publics par exemple, un contrôle administratif des prix, du protectionnisme… Voilà quelques exemples de mesures anti-néolibérales. Quand on se dit qu’il faut corriger les désordres sociaux en donnant de l’argent aux gens, corriger l’effondrement des entreprises du fait du Covid en subventionnant les entreprises (c’est la politique de Macron, en corrigeant les effets du confinement pour permettre la survie des entreprises), c’est mettre une béquille au marché. Plus les gens consomment, plus ils vont consommer des produits marchands. Un des piliers du néolibéralisme est l’acceptation sociale des marchés. Les néolibéraux en concluent donc qu’il faut donner un revenu aux gens, les pauvres ne pouvant pas consommer, ils se révolteraient vite contre le système marchand, donc il faut leur donner de quoi survivre. Et quand on est de gauche, on leur donnera un peu plus… C’est de gauche, mais totalement néolibéral. Quand on est contre la nationalisation d’entreprises, contre les prix administrés, et qu’on est pour le versement d’allocations aux gens, on est complètement dans la logique néolibérale.

 

Gavroche : Pour rester sur la question de l’élection présidentielle, êtes-vous optimiste quant à la place qu’occupera la question économique dans le débat public ? Quelle sera la place du néolibéralisme dans le corpus idéologique des candidats ?

D. Cayla : Je suis atterré par le niveau de débat de ces présidentielles et je n’ai aucun espoir, strictement aucun, qu’il puisse y avoir de véritables réflexions de fond qui apparaissent. Je suis bien amusé que Fabien Roussel aime la viande et le pinard, et que ce soit considéré comme une forme de fascisme, mais tout ça ne me dit pas qu’on va réussir à avoir un débat de fond un jour. La question écologique est très très mal traitée alors qu’elle est extrêmement importante : elle est toujours traitée sous l’angle moral, et trop prônent un « yakafokon » vers la décroissance, mais n’expliquent pas comment ils vont faire comprendre aux gens qu’ils vont perdre du revenu, qu’il y a aura des contraintes fortes… Si on ne met que des énergies renouvelables, que le prix de l’électricité est multiplié par deux ou trois, que nos entreprises font faillite, est-ce que ce sera un « bon » moyen de décarboner l’économie française ? Il n’y a aucune analyse des objectifs annoncés et de leurs conséquences. On débat moralement, mais on ne pense pas nos objectifs dans une perspective plus globale, et on refuse de penser, dans tous les programmes, le marché. Roussel en parle peut-être un peu, mais est dans une perspective communiste qui stagne autour de 2%, ce n’est pas ça qui va nous sortir des ronces. Que ce soit Zemmour, Marine le Pen, Pécresse, Macron, les quatre gros candidats, ils croient tous au marché, que le marché va nous sauver. Jadot et Hidalgo pensent la même chose, et Mélenchon n’est pas très clair : il parle de planification écologique mais reste au niveau du concept sans vraiment développer. Je m’attarde un peu sur Mélenchon parce qu’on pourrait s’attendre à ce qu’il ne soit pas néolibéral. Cependant, je trouve que ce n’est pas ça qu’il met en avant dans ses discours, et ça m’inquiète. Le sujet du néolibéralisme passe en fait à la trappe. J’aimerais bien qu’on ait un candidat qui nous dise clairement, au centre de son discours, qu’on va réformer les marchés, nationaliser, etc. La question de l’Europe se pose si on va dans cette direction. Veut-on sortir du marché unique ? Là aussi, on dit qu’on ne va pas respecter les traités. Sortir du marché unique n’est pas une décision que l’on peut prendre politiquement puisqu’on est complètement intégré au droit européen. On sortirait donc du droit européen si on sort du marché unique, ce qui ne peut se faire sans un affrontement avec les autorités juridiques européennes mais également françaises. Ça pose un problème car je ne veux pas qu’on sorte de l’État de droit. Il faudrait changer les traités, chose qui n’est pas simple, ou qu’on sorte de l’UE, ce qui n’est pas simple non plus. Mélenchon ne va ici pas non plus jusqu’au bout du raisonnement. Il fait comme si ça se jouait aux négociations entre États, où il suffirait d’un rapport de forces avec l’Allemagne pour changer toute l’Europe. L’Europe, c’est aussi des institutions et des règles de droit inscrites dans le droit français qui doivent changer. Le problème du néolibéralisme, c’est qu’il est tellement incrusté dans le droit et nos institutions, en France comme en Europe (sortir de l’UE ne nous fera pas sortir du néolibéralisme), qu’il faudrait modifier l’ensemble de notre système politique et économique. Ça, on ne dit jamais comment on va le faire. On contourne en parlant d’allocations, de Plan écologique, de développement des énergies renouvelables, … Cela manque de sérieux car les conditions nécessaires à la réalisation de tout cela ne sont jamais abordées. Je suis donc pessimiste.

 

Cela manque de sérieux car les conditions nécessaires à la réalisation de tout cela ne sont jamais abordées. Je suis donc pessimiste.

 

Gavroche : Comment combattre le statu quo, l’inertie, diagnostiquée par Milton Friedman, qui caractérise tant les gouvernements ? Qu’est-ce qui pourrait venir le bousculer ?

D. Cayla : Vous avez raison de parler d’inertie. Friedman dit, en gros, qu’en l’état actuel des choses, il y a une force d’inertie qui fait que tout se reproduit à l’identique, et c’est seulement au moment des crises que les changements peuvent apparaître, mais pour que ces changements apparaissent, il faut avoir pensé les solutions. Friedman dit donc que le travail des intellectuels est de préparer les esprits pour qu’au moment d’une crise de régime, de système, les gens basculent sur ces solutions pensées en amont. C’est ce qu’ont fait pendant longtemps les néolibéraux. Je suis en train de lire une biographie passionnante de Röpke écrite par Jean Solchany, William Röpke, l’autre Hayek. Aux origines du néolibéralisme, qui montre que Röpke, économiste, était un militant néolibéral zélé, qu’il a patiemment construit des réseaux, avec Hayek notamment dans la Société du Mont-Pèlerin, pour populariser leurs idées.

 

Friedman dit donc que le travail des intellectuels est de préparer les esprits pour qu’au moment d’une crise de régime, de système, les gens basculent sur ces solutions pensées en amont.

 

Pour moi, on est aujourd’hui à l’aube d’une crise. Si on en croit Friedman, c’est le moment de voir s’opérer un basculement, sauf qu’il n’y a pas d’idée. Il n’y a pas de théories alternatives au néolibéralisme, qui a tout éradiqué. C’est la raison pour laquelle la gauche a autant de problèmes. Il y avait avant le communisme, qui s’est effondré, renforçant de ce fait le néolibéralisme, les années 1990 étant un moment d’hyper-libéralisation, de libéralisation de tous les marchés. Maintenant, on ne sait plus. Les alternatives qui apparaissent au néolibéralisme sans être pensées sont les gouvernements anti-libéraux de la Chine, de la Turquie, de la Russie, c’est à dire des gouvernements autoritaires. Ma crainte est que la fin du néolibéralisme nous fasse basculer dans un régime post-libéral dans lequel l’émancipation de l’individu ne va plus du tout être assurée, un régime d’oppression avec un gouvernement fort, qui pourrait s’avérer pire que notre régime néolibéral. Prenez la Chine : les rapports de force économiques sont toujours très inégaux, de même pour la Russie et les autres. Il n’y a déjà pas de justice sociale ou économique, et en plus le gouvernement est autoritaire. Les intellectuels, à mon avis, n’ont pas fait leur travail. Mon livre est sous-titré « il est urgent de tout repenser ». On n’a pas avancé. On répète que le marché est injuste, qu’il faut redistribuer de l’argent, un peu à la Piketty, taxer les riches pour donner aux pauvres. On ne voit pas que le fond du problème est beaucoup plus grave, que le problème ne se résume pas au pouvoir d’achat. Il y a un problème des individus au niveau de la confiance envers les institutions parce qu’elles n’ont quasiment plus de pouvoir. Le politique élu n’a plus les capacités de changer le monde. La démocratie s’effondre alors. On va se retrouver avec un État autoritaire, qui sortira du néolibéralisme et adoptera des politiques discrétionnaires, mettra à mal l’État de droit, et donc sera in fine bien pire.

 

Sur cette note pessimiste, nous rappelons le titre du livre de Monsieur Cayla : Populisme et néolibéralisme. Il est urgent de tout repenser, éditions De Boeck Supérieur, pour le prix d’une vingtaine d’euros.

 

Entretien préparé et réalisé par Baptiste Detombe et Théophile Noree au début du mois de février.

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