« 90% des salariés français aimeraient se reconvertir » – Entretien avec Baptiste Rappin

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Gavroche avait sollicité l’expertise de Baptiste Rappin, philosophe du management, pour interroger les phénomènes récents de désengagement et de démission dans le monde du travail. Entretien éclairant, dans le contexte des oppositions fortes au projet du gouvernement français de réforme des retraites, qui relèvent d’un symptôme de la crise profonde du monde professionnel.

Entretien réalisé par C. Auriol et un contributeur. Montage effectué par un autre contributeur.


L’entretien vidéo :

La retranscription :

Baptiste Rappin est maître de conférences à l’Institut d’Administration des Entreprises de Metz. Il a développé une approche phénoménologique des enjeux du management, dans plusieurs ouvrages parus chez Ovadia et des articles pour la revue Philitt. Son approche philosophique du management et de la cybernétique nous permet de questionner les phénomènes récents de désengagement et de démission au travail.

Gavroche : Selon vous, que révèle le traitement médiatique qui est fait autour des phénomènes de démission de ces derniers mois (Big Quit, quiet quitting…) ? Composante structurante de l’individu, le travail est-il traversé par une crise d’un nouveau genre ? Si oui, peut-on en faire une analyse avec l’aide du management ?

Baptiste Rappin : L’expression de Grande démission, traduite directement de l’américain, sonne de prime abord comme un slogan médiatique, davantage que comme une notion sociologique ou scientifique. « Big Quit », cela sonne un peu « Big Mac », pour marquer les esprits. A qui sert la popularisation de cette expression ? D’abord regardons les chiffres. Celui de la démission en France est de 2,7% (au 27/11/22). Au plus fort du phénomène qui a duré seulement deux mois aux États-Unis, il était aux alentours de 8%, pour redescendre à 2%, de suite après. Cela signifie que les chiffres nous appellent à modérer cette expression de grande démission et à insister sur le décalage entre le phénomène réel et sa médiatisation. Ce qui est à interroger, c’est plutôt le chiffre impressionnant des 90% des salariés français qui aimeraient se reconvertir.

C’est la tenaille du marché du travail, celle de gagner de l’argent à la fin du mois, de payer son loyer, ses courses, d’amener ses enfants en vacances, etc., qui limite de façon drastique le phénomène de la démission. Ce qui ne veut pas dire que tous les emplois sont pourvus et que l’on trouve les bonnes compétences, mais c’est une autre question à mon sens. En revanche, il faut distinguer cela de l’envie de presque tous les salariés français d’exercer un autre travail ; envie qui n’est pas possible d’être réalisée dans les conditions actuelles. Le monde du management de façon générale, se caractérise par des modes, des phénomènes passagers, émanant des États-Unis, qui traverse l’Atlantique pour arriver sur le continent européen et en France. On retrouve ce même cheminement du Big Quit à la grande démission. Et les grands artisans de la transmission des modes sont les consultants. Ils ont tout intérêt à ancrer dans les représentations collectives – notamment des décideurs qui sont des financeurs – des expressions marquantes qui laissent croire qu’il y a des problématiques nouvelles et profondes. Sans cette fabrique de croyances, il n’y aurait pas besoin de conseil. Dans cette première étape, nous avons distingué la fabrique des slogans. J’en cite d’autres : « entreprises agiles », « entreprises libérées », « entreprises digitales ». Tout cela signifie la même chose, mais les expressions sont renouvelées afin de capter les marchés. J’ajoute un pourcentage complémentaire : 25% de création d’entreprises artisanales, sont le fait de diplômés de grandes écoles (Science Po, écoles de commerce, etc.).

90% des salariés français aimeraient se reconvertir.

Poursuivons. Il est dans la nature même du travail industriel, tel qu’il est pensé et organisé depuis deux siècles, de susciter la démotivation. L’expression « Big Quit » masque le vice originel du travail industriel : « Surtout, occupons des conditions de travail, car si l’on améliore l’environnement de travail, les individus retrouveront leur motivation. » On s’interroge sur la QVT ― la qualité de vie au travail ―, sur le bien-être au travail, en créant des environnements plus cosy pour susciter la détente, des baby-foot, des jardins, on met en œuvre du team building, des sorties collectives… On travaille donc sur l’environnement du travail, mais on laisse intact son organisation. Répondre à la baisse tendancielle du taux de motivation, pour faire écho à la baisse tendancielle du taux de profit dont parlait Marx, c’est s’interroger directement sur la conceptualisation du travail à l’époque industrielle.

Il est dans la nature même du travail industriel, tel qu’il est pensé et organisé depuis deux siècles, de susciter la démotivation.

Maintenant, il faut aussi comprendre ce qui se cache derrière la notion de travail. Elle se trouve à la frontière entre l’économie et les sciences physiques. En thermodynamique, qui étudie principalement l’énergie, on appelle « travail utile », la part d’énergie investie dans un effort qui sera présente dans le résultat final. Le rendement, sera d’autant plus élevé, que le « travail utile » l’est. Le but est d’éliminer toutes les résistances, les frottements, qui empêchent les forces de gagner en vitesse et en accélération, afin de conserver le maximum d’énergie initiale dans le résultat final. Il y a une correspondance exacte avec l’idée que l’on se fait du travail dans la modernité : il s’agit d’organiser le travail de façon à accroître les rendements et à supprimer toutes les résistances. Vous remarquerez d’ailleurs que lorsque l’on fait de la conduite du changement, il faut surtout s’employer à lever les résistances. On retrouve ce vocabulaire de la science physique dans le domaine de l’économie et du management. Or, pour que l’énergie investie par l’ouvrier dans son travail soit la plus productive possible, il faut rationaliser son activité. Et c’est l’ingénieur qui sera en charge de définir les gestes des opérations de l’ouvrier. Ce qui caractérise le travail moderne, c’est donc la séparation du travailleur de la conception de son travail. Il s’agit d’une situation d’aliénation, c’est-à-dire le devenir étranger de l’activité, au travailleur. Ici réside ce que l’on appelle la crise du sens.

De façon générale, les contemporains parlent de la crise du sens au travail, pour ne pas utiliser l’expression de la crise du sens du travail. Et lorsque l’on parle de crise de sens au travail, on a tendance à considérer le sens comme un objet : « comment peut-on donner du sens au travail ? ». Comme si l’on pouvait manipuler le sens, à l’image d’autres paramètres matériels. Alors que si l’on parle de la crise de sens au travail, on est obligé de s’interroger sur la nature du travail industriel, et à la césure originelle entre le travailleur et son activité. C’est cette séparation initiale qui explique que le travail d’origine capitaliste – c’est-à-dire en salariat, pour une grande partie de ce système – ne fait qu’accroître la démotivation. Indice supplémentaire : plus on avance et plus on observe une inflation de la théorie de la motivation. Cette inflation montre l’absence grandissante de motivation des travailleurs. Cela pose un problème, puisque la psychologie industrielle ou celle du comportement professionnel, nous apprend qu’à compétences égales, l’implication apporte un surcroît de performance. Plus on recherche la motivation, plus l’on crée de la démotivation, jusqu’à obtenir le chiffre incroyable de 90% de salarié qui souhaitent se reconvertir.

Ce qui caractérise le travail moderne, c’est la séparation du travailleur de la conception de son travail.

Gavroche : On constate que les éléments qui composent la nature du travail industriel ont également pénétré les autres sphères de la vie de l’individu ; au regard par exemple d’un culte de la performance, dans la pratique d’un loisir comme le sport. Qu’est-ce que cela signifie ?

B. Rappin : La révolution industrielle ne fut pas simplement une révolution technique. Les mutations technologiques ne peuvent devenir effectives que si elles entrent en adéquation avec les mentalités collectives, avec ce que Pierre Legendre appelait « la référence », c’est-à-dire les grands récits, les fictions fondatrices. Il a donc fallu que la notion d’efficacité devienne prédominante et se substitue, par exemple, à la notion de justice qui était centrale pour les états souverains, pour que cette révolution fut acceptée et puisse se développer jusqu’au capitalisme digital d’aujourd’hui. Si l’efficacité, – ou efficience traduit de efficiency, employée comme un synonyme de la performance – devient la norme ultime à laquelle on se réfère pour réguler les comportements humains, alors cela signifie que l’ensemble des comportements et actions s’y rapportent, et pas seulement dans le monde du travail. Donc il y a déjà eu une mutation dans le monde du travail, où l’efficacité se substitue par exemple à la beauté, à la fierté du travail bien accompli ou encore à la camaraderie. Mais ce principe d’efficacité – je me refuse d’employer le terme de valeur – régit également les vies privées. La notion de performance se retrouve autant en entreprise, qu’en politique, au mépris souvent de réalités qui n’ont rien à voir avec l’efficacité. Dans les vies privées, il s’agit de la performance alimentaire, sexuelle, sportive, ou automobile.

Les mutations technologiques ne peuvent devenir effectives que si elles entrent en adéquation avec les mentalités collectives.

Ensuite, dans la première phase du capitalisme, le travail était limité à la durée de travail, donc se limitait au sein des entreprises et des organisations. Cela a changé assez vite. Ford a compris que la production de masse qu’il allait mettre en place grâce au travail à la chaîne, ne pouvait prospérer que s’il n’y avait en face une consommation de masse pour acheter ses produits. Alors le travailleur devenu consommateur, s’est également mis à travailler dans sa sphère privée, pour rechercher le produit qu’il veut acheter par exemple. A tel point qu’aujourd’hui, le consommateur est presque intégré dans l’entreprise ; lorsqu’on parle de portefeuille client, c’est comme si le client appartenait à l’entreprise. On a commencé à le voir avec la disparition des pompistes pour faire le plein, et c’est la même chose pour l’emballage des courses au supermarché. La dématérialisation générale ne fait qu’accentuer cette participation grandissante du consommateur à la production. Ce travail gratuit est une source extraordinaire de profitabilité pour les entreprises.

 

Gavroche : A-t-on aujourd’hui vraiment conscience des mutations anthropologiques et philosophiques qu’engendre la généralisation du télétravail ?

B. Rappin : Rousseau disait déjà : « il n’y a pas de corrélation nécessaire entre le progrès technique et le progrès moral ». Nous vivons depuis le XIXe siècle dans l’idolâtrie du progrès technique et dans la croyance religieuse que la technique peut prendre en charge tous les maux. C’est ce qui culmine par exemple dans le transhumanisme : mettre fin à la finitude humaine grâce à la convergence des technologies. Que va-t-on perdre avec la disparition du pompiste ou de la caissière ? Ce sont les petites relations sociales, qui passent par le regard, par le mot échangé, le sourire. Tout cela forme les micro-relations, qui sont l’atome élémentaire du tissu social. On ne peut pas sourire à la pompe à essence, ni aux caisses automatiques ou encore à la plateforme électronique sur laquelle on commande son drive. C’est là que réside le découplage qu’avait repéré Rousseau entre le progrès technique et le progrès moral. De ce point de vue, il y a une régression morale. Alors que de façon générale, ce qui est acquis dans le sens du progrès technologique, n’entraine aucune régression. C’est le cas par exemple pour les lois de bioéthiques, qui ne font qu’entériner ce qui les précède, et sont comme des chambres d’enregistrement des faits de société. De la même façon, on n’envisage pas de remettre en cause le travail dématérialisé.

 

Gavroche : Comment expliquer la multiplication des psychoses (burn-out, bore-out, brown-out) médiatiquement rattachées au travail ?

 

B. Rappin : On ne peut pas déconnecter ces maladies, du contexte sociologique général, caractérisé l’accélération, telle que l’a conceptualisé Spinoza. Non pas le temps qui s’accélère, mais la densité des événements au sein d’une même unité de temps, s’est accrue. On vit plus d’événements dans une minute. Je crois que tout le monde en fait l’expérience en observant son comportement via les applications de son téléphone. Cette accélération a pris une forme particulière dans les entreprises, du fait de la révolution cybernétique.

Le contexte sociologique général est caractérisé par l’accélération, telle que l’a conceptualisé Spinoza.

Un petit écart par la cybernétique, permet de caractériser plus précisément le type de pathologies auxquelles nous avons à faire, qui sont socio-professionnelles. La cybernétique est une science qui est apparue au milieu du XXe siècle, dans le cadre de l’effort de guerre mené par le gouvernement américain. Celui-ci a réuni à plusieurs reprises des sommités du monde intellectuel dans les conférences Macy, où l’on trouvait notamment Nobert Wiener, mathématicien et inventeur du mot cybernetics. Se recontraient également des biologistes, des neurobiologistes, des physiciens, des informaticiens, des économistes, des sociologues, des psychologues : John von Neumann, Gregory Bateson, Margaret Mead, Kurt Lewin… La grande conquête de la cybernétique a été de conceptualiser la boucle de rétroaction. Ce qu’on appelle en anglais le feedback. Une boucle de rétroaction, est un cycle qui comporte quatre phases, qui se répètent éternellement. La première, l’émission de finalité, est suivie par la mise en œuvre du plan d’action (dépense d’énergie). La troisième phase est celle de l’évaluation de ce qui a été réalisé, afin de mener une analyse des écarts entre ce qui est souhaité et ce qui est réellement obtenu. Et la dernière consiste en l’application de corrections, de façon à réduire les écarts constatés. En management, cela se traduit par les termes d’« amélioration continue ». Cette boucle de rétroaction structure l’ensemble du management contemporain, de ses modèles et de ses techniques ; que ce soit dans le système d’information, en contrôle de gestion ou dans les ressources humaines. La performance est ici la rapidité avec laquelle se parcourt la boucle de rétroaction. D’où le phénomène d’accélération pour faire le lien avec la thèse d’Hartmut Rosa : l’accélération prend la forme de la multiplication des boucles de rétroaction dans les organisations et dans la société. Le développement de l’informatique est l’un des facteurs qui a généré cette multiplication des boucles de rétroaction.

Maintenant, je réponds à votre question par une autre : qui est l’homme qui vit dans une boucle de rétroaction ? C’est un homme qui doit s’adapter en permanence. Dans une organisation, cet homme voit les projets se multiplier, sans qu’ils soient menés forcément à leur terme. Cette injonction pour chaque homme de s’adapter, entraîne un stress permanent. Cette permanence du stress conduit à un épuisement généralisé ; à une consumation, pour être plus fidèle au terme de burn-out, que l’on trouve dans la médecine du travail. A cet épuisement s’ajoute une autre pathologie, qui se caractérise elle par un ralentissement psychique du temps. C’est ce que l’on appelle la dépression. Comme le temps à l’extérieur ne cesse de s’accélérer et que le psychisme réalise qu’il ne pourra pas suivre indéfiniment, il va lui-même arrêter le temps pour se protéger. Il y a toujours un enthousiasme quand on est pris dans des projets, on se sent le maître du monde et donc on se consume à une vitesse incroyable. Le couple épuisement-dépression se traduit en France par une consommation d’anxiolytiques des plus hautes au monde (entre 10 et 15% de la population).

L’homme qui vit dans une boucle de rétroaction est un homme qui doit s’adapter en permanence.

 

Gavroche : Quelles sont alors les conséquences pour l’Homme, de l’injonction à une adaptabilité et flexibilité accrue sur le marché du travail ?

 

B. Rappin : Le stress n’est autre que le syndrome d’adaptation. L’adaptation fait partie du package de la société industrielle. On trouvait déjà chez Saint Simon – philosophe de l’industrialisme qui cherchait à justifier le passage définitif de la société de l’Ancien régime à la société moderne – l’apologie de la capacité à circuler dans le réseau. Ce qui caractérise l’industrie, c’est la mobilité ou la liquidité, comme aurait dit Zygmunt Bauman. Or quand tout le monde devient mobile, en termes de guerre ou d’industrie, cela devient une mobilisation totale. « Nous sommes tous mobilisés contre le Coronavirus » disait Emmanuel Macron en 2020.

Le stress n’est autre que le syndrome d’adaptation.

L’adaptation fait partie du vocabulaire de la biologie. Ceux qui ne parviennent pas à s’adapter à l’environnement disparaissent. C’est la sélection naturelle. L’adaptation est ainsi un signe de régression biologique. On retrouve dans le management, à travers l’adaptation, l’agilité, ou la flexibilité, un ensemble de références au corps. Elles évacuent la raison, propre à l’animal humain, comme disait Aristote. Par ailleurs, l’école et l’université avaient pour vocation de former à la raison, à la fois par la transmission d’un ensemble de connaissances et d’une formation au jugement critique (compris ici au sens kantien d’analyse des conditions de possibilité du réel). Cette dimension critique permettait de former des citoyens. Les universités se transforment progressivement en écoles professionnelles qui ont pour objectif de développer des compétences, et de préparer à l’intégration sur le marché de l’emploi. L’ensemble de la chaîne scolaire devient une fabrique d’employabilité. Les ratés sont ceux qui sortent du système scolaire, que Günther Anders appelle les unadaptable fellows. Prenons l’exemple de la dictée négociée à l’école primaire. De mesure pour évaluer la maîtrise de la langue, elle devient un exercice pour développer la capacité à vivre en groupe, prendre des décisions collectives, voire à s’imposer et travailler le leadership. L’adaptation, le savoir-être, les soft-skills, prennent une importance décisive à l’école, au détriment de la raison.

 

 

Gavroche : Réduit à un simple rouage dans le cadre de multinationales capitalisées et transnationales, comment l’individu peut-il alors retrouver du sens au travail ?

 

B. Rappin : Marx parlait du capital comme d’un sujet automate et Ellul de la technique à travers le système technicien. L’effet de système réside dans l’interaction de multiples éléments produisant des choses qui échappent à notre portée. Günther Anders parlait de l’impossibilité de la représentation des effets de la technique moderne. C’est le cas des multinationales, des GAFAM et de leur rôle considérable à travers leur fonds d’investissement et fonds de pension au sein d’une finance vertigineuse. L’État devenu gestionnaire et ayant perdu son essence du politique (Julien Freund), laisse les individus dépourvus d’horizon collectif et incapables d’action collective. Le premier parti de France est aujourd’hui l’abstention. Or quand la dimension politique s’éclipse au profit du gestionnaire, du technique, etc., il nous reste le recours à l’éthique. Ce que Pierre Hadot, spécialiste de la philosophie antique appelait la « citadelle intérieure ». Cela passe par l’entretien des relations de proximité. Aujourd’hui, on aime de moins en moins son organisation, et même de moins en moins son travail, et l’on met son énergie et sa vitalité au profit de la vie associative. Cela permet de refabriquer du lien. L’individu se recentre autour d’un cercle d’amis, de la famille, d’activités sportives, artistiques. Il a renoncé à l’engagement dans la cité, n’ayant plus de prise sur elle.

L’État devenu gestionnaire et ayant perdu son essence du politique (Julien Freund), laisse les individus dépourvus d’horizon collectif et incapables d’action collective.

 

Gavroche : Ne serait-il pas alors temps de réhabiliter le droit à la paresse soutenu il y a déjà plus d’un siècle par Paul Lafargue ?

 

B. Rappin : Premier point anthropologique : le travail peut-il constituer une valeur de civilisation ? C’est le grand pari de la modernité. Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne, parlait de la glorification moderne du travail. J’ai des doutes sur la capacité du travail industriel tel que je l’ai défini dans cet entretien, à pouvoir faire civilisation. Faire civilisation consiste justement à cultiver l’inutile. Tout rapport à l’utilité, au rendement ou à l’efficacité, ne peut pas répondre aux questions que toute civilisation doit prendre en charge : l’origine, la mort, le mal, l’altérité. J’aurais donc tendance à apprécier la démarche de Paul Lafargue qui remet en cause le primat du travail. Il ne fait pas l’apologie de la civilisation mais celle de l’abondance, ce qui sembler sympathique, mais pas constituer un mode de vie à part entière.

Tout rapport à l’utilité, au rendement ou à l’efficacité, ne peux répondre aux questions que toute civilisation doit prendre en charge : l’origine, la mort, le mal, l’altérité.

Deuxièmement, dans le contexte actuel, il nous reste l’éthique de la brèche. Walter Benjamin au début du XXe siècle, avait compris que la révolution ne pouvait plus être celle d’un parti politique : « Il faut saboter le trafic », disait-il. Quand on vous demande de travailler en continue, il s’agit de faire une sieste ; de manger en une demi-heure (fast-food), de prendre son temps pour manger. Ce sont des actions qui n’auront pas d’impact macro-politiques ou macro-économiques, mais qui permettent de se préserver à petite échelle, de la mécanique de l’accélération.

 

 

Gavroche : L’insatisfaction des besoins de l’âme, que déplorait Simone Weil dans la Condition ouvrière, continue-t-elle d’être un mal du travail moderne ?

 

B. Rappin : La condition ouvrière est liée à un fait géographique et physique qui fut le regroupement de paysans transformés en ouvriers spécialisés, dans des lieux productifs. Simone Weil ou Georges Sorel à travers son mythe de grève générale, s’exprimait à l’époque des usines où étaient organisé le regroupement, qui est la condition même de la révolution. Avec les nouvelles formes réticulaires d’organisation du travail, il y a un éclatement des lieux productifs et le management de projet est un des freins à la prise de conscience commune. On a repoussé les lieux de production hors de l’Occident, en Inde, en Chine, dans les « usines du monde ». La question ouvrière s’est métamorphosée avec l’avènement de la société de consommation. La question est aujourd’hui du côté des classes moyennes et de son déclassement qui a été analysé par Christophe Guilluy. Comment la classe moyenne peut-elle vivre avec décence de son travail, qui plus est dans un contexte inflationniste ? La question ouvrière était politique, celle de la classe moyenne est davantage économique, du côté de la consommation et de l’accès aux loisirs.

 

 

Gavroche : Serait-il alors souhaitable, si ce n’est possible de sortir du système technicien ?

 

B. Rappin : Le progrès technique a une belle argumentation devant lui : l’innovation résoudra les problèmes. Il ne s’agit pas d’incriminer la technique en tant que telle, mais bien la forme qu’elle revêt à l’ère moderne. Olivier Rey fait la distinction entre technique et technologie. Cette distinction passe par la notion de mesure. Eric Hobsbawm qui a travaillé sur la révolte des luddites en 1810 et 1811, détaille précisément le seuil de la révolution. Les ouvriers ont commencé à se rebeller au moment où ils ont dû installer plus de 24 broches sur leur machine. C’est le dépassement d’un seuil plutôt que la machine qui a remis en question toute une organisation communautaire. La question ici est celle de l’hubris, la démesure ; l’infini ou l’indéfini. Si aujourd’hui on devait se poser la question des limites du progrès technique, ce ne serait pas sous la forme d’une sortie du système technicien (impossible), mais sous celle de la mesure. Qu’est-ce qui dans notre système technicien reste à la mesure de l’homme et des communautés humaines ? C’est un critère qui permet de définir des ordres de grandeur. Dans quelle mesure est-il justifiable qu’un foyer ait plusieurs voitures ? On a là un critère éthico-politique, mais on ne dispose plus d’un pouvoir capable de réguler ces phénomènes. La question de la mesure n’est autre que celle de la convivialité selon Ivan Illich, à travers la création d’outils conviviaux adaptés à l’homme et aux communautés humaines.

 

Entretien réalisé par un contributeur, retranscrit par Cécile Auriol

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