Vous n’en avez probablement pas pris connaissance mais l’Union Européenne a retiré Anguilla, la Dominique et les Seychelles de sa liste noire des paradis fiscaux début octobre. Une nouvelle qui tombe à pic au moment où le scandale des Pandora Papers nous apprenait que des personnalités influentes comme Tony Blair, DSK ou encore Julio Iglesias avaient pratiqué l’évasion fiscale. Ce nouveau scandale qui succède à ceux des panama Papers, des Paradise Papers ou encore des Luxleaks montre une fois de plus l’ampleur de l’évasion fiscale au niveau mondial et à quel point nos législations sont encore inadaptées face à ce fléau. Selon la dernière enquête des Pandora Papers menée par le Consortium International des Journalistes d’investigation, le montant des fonds cachés dans les paradis fiscaux s’élève à 11 300 milliards de dollars, soit à peu près 7,5% du PIB mondial. Il n’y a pas besoin d’une avalanche de chiffres pour démontrer l’ampleur du problème, particulièrement dans la période de crise que nous traversons où les services publics sont en manque criant de financement. Il s’agit évidemment d’un problème mondial qui touche tous les États, mais il est encore dramatique que notre appartenance à l’Union Européenne nous empêche de lutter sérieusement contre ce fléau…
L’évasion fiscale : un phénomène dans des eaux troubles…
Si la mondialisation a amené des produits hors-saison dans nos assiettes et des musiques exotiques dans nos oreilles, elle a aussi permis aux personnes les plus fortunées mécontentes du « racket fiscal » de l’État de cacher les millions qu’elles avaient en trop à l’étranger. Les multiples à ce sujet nous font souvent croire que nous avons une représentation correcte de ce qu’est l’évasion fiscale, alors que c’est un phénomène fort complexe. En effet, si les scandales s’accumulent depuis tant d’années, ce n’est pas seulement du fait de l’incapacité (ou du manque de volonté) de nos dirigeants politiques à lutter contre ce phénomène, mais également car l’évasion fiscale est une « zone grise » à la croisée de la fraude fiscale (illégale) et de l’optimisation fiscale (légale). Elle profite des insuffisances de nos systèmes fiscaux qui ne se sont pas adaptés aux profonds bouleversements de l’économie mondiale des dernières décennies. Heureusement, chaque nouvelle enquête nous permet de progresser dans la compréhension des mécanismes de l’évasion fiscale et dans son évaluation.
L’évasion fiscale est une « zone grise » à la croisée de la fraude fiscale (illégale) et de l’optimisation fiscale (légale)
En 2017, l’Union Européenne a (enfin) établi une liste noire des paradis fiscaux et des nations peu coopératives, mais les critères qu’elle utilise ne sont pas assez restrictifs pour être efficaces. Ainsi, les pays qui pratiquent un taux d’imposition de 0% ne sont pas automatiquement mis sur la liste noire, c’est le cas de l’île d’Anguilla qui a justement récemment disparu de cette liste. Ensuite, les critères actuels sont incapables de rendre compte avec précision de l’activité économique des firmes présentes dans un pays. Ainsi, Oxfam a découvert qu’en 2017, les îles Caïmans avaient un niveau de bénéfice avant impôt par employé de 36 millions de dollars américains, plus de 1000 fois supérieur au niveau de bénéfice avant impôt par employé au Brésil, un pays dont la population est 3000 fois plus grande que les îles Caïmans. Cela explique pourquoi la liste actuelle de l’Union Européenne ne contient que neuf paradis fiscaux alors que les ONG spécialisées en recensent une soixantaine selon des critères bien plus précis. Très simplement, un paradis fiscal est un territoire où les non-résidents profitent d’une fiscalité très réduite voire nulle, qui pratique l’opacité bancaire (paradis bancaire, comme le Lichtenstein) ou qui ne demande pas la provenance des fonds transférés chez lui (paradis réglementaire). Un paradis fiscal réunit au moins une de ces trois caractéristiques, comme la Suisse avec son secret bancaire, la Panama est lui un « paradis complet ».
Où en est-on dans la lutte contre l’évasion fiscale en Europe ?
L’accumulation de différents scandales au fil des ans peut donner l’impression qu’il n’y a aucun progrès en la matière, mais ces révélations constituent une avancée en elles-mêmes. Face à l’ampleur du scandale, en 2017, l’Union Européenne a établi pour la première fois une liste noire de paradis fiscaux. La mobilisation de la société civile est aussi très importante, la lutte contre l’évasion fiscale revenait souvent durant le mouvement des Gilets Jaunes, ce point est devenu un incontournable des programmes de gauche et devient logiquement un élément structurant du débat public français. Selon Oxfam, en France, l’évasion fiscale représente un manque à gagner pour l’État estimé entre 80 et 100 milliards d’euros, pour un budget total de 330 milliards d’euros en 2020 (avant prélèvements), c’est plus que le budget de l’Éducation Nationale (55 milliards d’euros).
En France, l’évasion fiscale représente un manque à gagner pour l’État estimé entre 80 et 100 milliards d’euros
Plus concrètement, en 2016, la Commission européenne a proposé de rendre public, c’est-à-dire accessible à tous les citoyens européens, les données d’imposition des multinationales actives en Europe. Les obligeant ainsi à publier pour chaque pays, le montant des bénéfices réalisés et le montant des impôts payés, ce qui constitue une avancée sans précédent pour la transparence fiscale.
C’est là qu’intervient un problème de taille, l’existence de paradis fiscaux au cœur de l’Union Européenne, et même à nos propres frontières. On compte cinq paradis fiscaux en Europe (non reconnus par l’UE) : l’Irlande, Malte, Chypre, les Pays-Bas et le Luxembourg. Quatre de ces cinq pays (exception faite de Malte) font d’ailleurs parti des dix paradis fiscaux les plus nocifs et n’ont pas de problème de compétitivité. L’union Européenne s’est toujours refusée à reconnaître ses propres membres alors qu’ils torpillent les projets de lutte contre l’évasion fiscale les plus ambitieux comme la proposition de la Commission Européenne de 2016. Ils ne le feront certainement pas car cela leur est bien trop profitable : selon Gabriel Zucman, 40% des recettes d’impôt sur les sociétés aux Pays-Bas proviennent de profits réalisés à l’extérieur du pays et délocalisés artificiellement aux Pays-Bas. Pourtant, la présence de paradis fiscaux parmi nos principaux partenaires politiques et économiques ne nous est pas toujours profitable, 80% des entreprises françaises qui pratiquent l’évasion fiscale le font dans d’autres pays de l’UE, une belle preuve d’unité européenne.
En France : l’hypocrisie du gouvernement
En France, en 2014, il y a eu un changement majeur dans la lutte contre la fraude fiscale avec l’assouplissement de ce qu’on appelle « le verrou de Bercy ». Avant, l’administration fiscale décidait seule de l’opportunité de poursuivre ou pas une personne pour fraude fiscale. Ce dispositif a été rendu tristement célèbre pendant l’affaire Cahuzac puisque la personne qui devait décider ou non de poursuivre Jérôme Cahuzac… était Jérôme Cahuzac. Cela posait problème en matière de conflit d’intérêts. Désormais, les cas de fraudes fiscales sont automatiquement transmis à la justice au-delà d’un certain seuil. Mais cela ne concerne que la fraude fiscale, et pas l’évasion fiscale, qui représente pourtant le plus gros problème. Dans le même temps, le gouvernement a voté une loi permettant aux entreprises de bénéficier d’une justice transactionnelle, c’est-à-dire de négocier leur peine avec la justice. L’entreprise ne négocie plus avec Bercy mais avec les autorités judiciaires pour payer une amende sans être reconnue coupable, instaurant ainsi une justice à deux vitesses…
Récemment, Bruno Le Maire a fièrement annoncé un accord du G7 sur un taux de taxation des entreprises de 15%, censé mettre fin au dumping fiscal et sonner la révolte des États contre les profiteurs ayant recours à l’évasion fiscale alors que les honnêtes gens se serrent la ceinture depuis la pandémie. Ne vous y trompez pas, ce n’est que de l’enfumage. En effet, ce taux est très faible, très proche de l’Irlande (12,5%), moins élevé que celui du Luxembourg (17%) et un tel taux ne rapporterait à la France que 4 milliards d’euros de recettes par an, soit le montant de l’ISF avant sa suppression. Le plus dangereux avec ce taux est qu’il pourrait devenir un taux d’alignement, les ONG réclamaient un taux de 25%, même le président américain voulait un taux de 20%, mais Bruno Le Maire est sans doute plus fort que les américains. La suppression de l’ISF ou de « l’exit tax » qui imposait depuis 2012 les plus-values réalisées par les entrepreneurs lorsqu’ils transfèrent leurs actifs à l’étranger nous avaient déjà renseigné sur la nullité du gouvernement face à ce problème. Toutefois, le fait que M. Le Maire juge « crédible » la liste noire de l’Union Européenne des paradis fiscaux ou l’implication d’un député LREM dans les Pandora Papers, M. Sylvain Maillard relève presque du surréalisme…
Ainsi, la récente décision de l’Union Européenne de ne plus qualifier de paradis fiscaux des paradis fiscaux en plein scandale constitue clairement un recul dans la lutte contre l’évasion fiscale. Il s’agit là d’une décision d’autant plus scandaleuse que nos services publics traversent une profonde crise de financement comme l’a démontré la pandémie. Malheureusement, il est illusoire de croire que ce sujet sera le cœur de la campagne présidentielle qui s’annonce, ce thème n’ayant pas autant la faveur des médias que la dernière polémique provoquée par Éric Zemmour sur des sujets aussi divers que l’islam ou l’immigration. Évidemment, face à un problème mondial comme celui-ci, il faut une réponse commune, et l’Union Européenne est incapable d’organiser cela, au contraire, elle nous empêche de mener cette lutte avec la vigueur nécessaire. Comme le disait Joseph Stiglitz, le cœur du problème réside dans ce que la mondialisation économique a avancé plus vite que la mondialisation politique…
Pierre de Chabot
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