Les fonds salariaux, aboutissement de la théorie socialiste (3/3)

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Après avoir vu l’histoire et l’organisation des fonds salariaux dans les deux premières parties de notre dossier, l’aspect plus théorique de la proposition est ici abordé. En effet, des questions se posent. Des fonds salariaux peuvent-ils supprimer le capitalisme ? Quelle différence avec le système de participation gaullien ? Quelle idéologie peut être rattachée aux fonds ? Réponses et analyses.


Les effets attendus du plan

Tout d’abord, il faut noter que là où les actionnaires capitalistes classiques ne mettent l’accent que sur le profit, il est probable que des fonds salariaux intègrent d’autres éléments dans leur politique. Meidner soulignait qu’une plus grande harmonie entre la politique industrielle étatique et les entreprises serait possible, car il était politiquement plus soutenable d’accorder des subventions à des entreprises gérées par les fonds.

Il est même permis de pousser la spéculation plus loin. À terme, une fois que les fonds auront atteint une certaine dimension critique, l’arbitrage entre la consommation et l’investissement, les décisions en termes d’emplois, de temps de travail, de salaires, de qualité de la production, de management, etc. ne seront plus laissées à la seule discrétion de la classe capitaliste mais reviendraient à la société. La plus-value prélevée par la classe capitaliste sur la classe des travailleurs se réduirait à des proportions marginales. L’établissement des fonds tendrait vers une plus grande harmonie sociale et environnementale. Il est à noter que Meidner faisait à ce titre preuve d’une conscience écologique, furtive mais présente, dès son rapport de 1976.

Ici, ce sont uniquement les grands collectifs de travail, qui fonctionnent déjà de façon impersonnelle, qui sont restitués à la société. Les petites entreprises ne sont pas inclues dans le plan, de sorte que rien ne puisse heurter les consciences.

Par son emprise de plus en plus grande sur le système de production, et par la concentration des capitaux qu’ils opèrent, les fonds conduiraient à une certaine dose de planification de type non-étatique dans l’économie. Peu à peu, entre les entreprises détenues par les fonds, des logiques de coopération remplaceront les logiques de concurrence. Toutefois, les fonds ne supprimeront l’économie de marché ni au niveau national, ni au niveau international.

La montée en puissance économique des travailleurs, introduite par le système des fonds, renforcerait en toute probabilité leur puissance politique et la graverait dans le marbre. Il est même possible d’imaginer que cela conduirait in fine à des changements institutionnels et constitutionnels, dans un sens plus démocratique.

Ici ce sont uniquement les grands collectifs de travail, qui fonctionnent déjà de façon impersonnelle, qui sont restitués à la société.

Serait-ce la fin du capitalisme ? Non, car tant qu’un pays est inséré dans le commerce international (et il serait une folie d’en sortir), il doit se soumettre à un certain degré aux exigences que le marché impose. Les conditions du commerce international sont en surplomb sur toutes les économies, bien que cela peut être régulé via des politiques protectionnistes. Le principe de la plus-value capitaliste pourrait bien être supprimé dans un pays donné, il n’en reste pas moins que, via le commerce international, des marchandises issues de l’exploitation continueraient à circuler dans son économie.

Ainsi il s’agit de bien se représenter la tâche que représente la sortie du capitalisme, qui, il faut bien le dire, paraît impossible. Nous ne pourrons affirmer être sortis du capitalisme que le jour où des fonds salariaux (ou systèmes équivalents) seront devenus majoritaires dans une masse critique de pays, et lorsque les fonds de ces différents pays auront établis des accords de coopération et/ou de fusion, augurant une vaste réforme du système commercial et financier international.

 

Fonds salariaux et participation gaullienne

Dans les années 60 et 70, l’idée d’un mécanisme opérant un transfert de la propriété avait essaimé dans plusieurs pays européens. En France, elle prit la forme de la participation gaullienne. Son concepteur, Marcel Loichot, a développé ses vues dans son ouvrage Le système pan-capitaliste (1966). Son principe général était de chercher une troisième voie entre le capitalisme et le système communiste soviétique. Dans son système, l’augmentation du capital résultant des bénéfices devait être partagée sous forme d’actions pour moitié aux actionnaires existants et pour l’autre moitié aux salariés ayant dix ans d’ancienneté dans l’entreprise, cela proportionnellement aux salaires perçus. Ainsi, selon les prévisions de l’époque, au bout de 25 ans, la majorité des actions aurait été détenue par les salariés. Qu’un homme de droite, polytechnicien et industriel, ait pu dénoncer « l’exploitation de l’homme par l’homme » ou « le petit nombre qui détient les moyens de production tandis que la grande masse du peuple subit une véritable aliénation » nous apparaît très étonnant, mais cela était représentatif de la puissance politique générale des travailleurs, qui influait sur l’ensemble de la société.

Toutefois, le système de Loichot souffrait de graves défauts. L’attribution individuelle des actions aux salariés, l’importante ancienneté dans l’entreprise exigée, et la proportionnalité des actions versées aux salaires individuelles, étaient de nature à créer de graves déséquilibres à long-terme. Déséquilibre entre les salariés eux-mêmes, de nature à créer des jalousies, mais plus grave encore, des déséquilibres économiques géographiques et territoriaux importants entre les zones les plus productives et celles qui le sont moins.

Meidner se montrait très critique envers les systèmes individualisés de participation ou les plans d’actionnariat salarié. Les déséquilibres induits entre les salariés étaient absolument contraires aux principes du syndicalisme suédois et de sa politique salariale de solidarité. Cela était pour lui de nature à ruiner la cohésion de classe des travailleurs et à les intégrer dans le système capitaliste. Toutefois, un système de participation tel que De Gaulle et Loichot l’avaient imaginé – qui a été torpillé par la suite – aurait été certainement plus favorable aux travailleurs, ceci compte tenu de tous les effets contraires, que le système actuel.

Qu’un homme de droite, polytechnicien et industriel, ait pu dénoncer « l’exploitation de l’homme par l’homme » nous apparaît très étonnant.

Les fonds salariaux, dernier mot du réformisme révolutionnaire

Bon syndicaliste, Meidner indiquait dans son rapport que « la question de savoir quelle étiquette idéologique doit être attachée au système des fonds est pour nous une question secondaire ». Toutefois, il indiquait que sa proposition était de nature « réformiste » et selon la méthode des « utopies provisoires ». Selon cette méthode, aucun pas ne doit être fait dans l’inconnu, chaque pas ne doit être fait que lorsque le terrain semble solide. L’approche globale de Meidner, et particulièrement sa proposition des fonds salariaux, est à classer dans la tradition du réformisme révolutionnaire, chère à Jean Jaurès.

Meidner fonds
Rudolf Meidner à gauche, lors d’un débat syndical.

Les fonds salariaux, par les voies légales et démocratiques, attaquaient le cœur du système capitaliste et la source des privilèges modernes. Le tranquille et puissant syndicat social-démocrate, qui n’avait aucun problème à entretenir des relations cordiales avec le patronat dans les années 50, a formulé dans les années 70 la proposition certainement la plus révolutionnaire qui n’ait jamais été formulée.

Il y a des leçons à tirer de ce fait. On a bien trop longtemps cru, et peut être certains le croient encore, que la disparition du capitalisme résulterait de son effondrement, d’une crise finale d’où sortirait la victoire des travailleurs et l’établissement d’une nouvelle société. Cette vision du marxisme standard était un singulier contre-sens. L’accroissement du niveau de vie dans les années d’après-guerre et la puissance des organisations ouvrières a produit en Europe une hausse continue des exigences politiques de la classe des travailleurs. Le continent s’est radicalisé dans un sens socialiste jusqu’aux années 70, début du retournement.

Ainsi la défense des intérêts immédiats des travailleurs en termes de politique générale se conjugue à l’objectif lointain de socialisation des moyens de production. Comme le notait De Gaulle, amer et lucide, lui qui s’était affronté à cette radicalisation socialiste en 1968 : « Chacun ressent ce qui lui manque plutôt que ce qu’il n’a ». En quelque sorte, Keynes conduit à Marx.

 

La société propriétaire plutôt que l’État propriétaire

La proposition des fonds salariaux est dans l’ordre pratique l’aboutissement de la théorie socialiste. Il est à ce titre frappant de constater la parfaite continuité entre le programme publié par le journal La Réforme en 1843 et l’idée des fonds salariaux :

« Les travailleurs ont été esclaves, ils ont été serfs, ils sont aujourd’hui salariés ; il faut tendre à les faire passer à l’état d’associés.

Ce résultat ne saurait être atteint que par l’action d’un gouvernement démocratique. […]

C’est à l’Etat de prendre l’initiative des réformes industrielles propres à amener une organisation du travail qui élève les travailleurs de la condition de salariés à celle d’associés. »

L’idée des fonds salariaux se situe dans la tradition du socialisme démocratique, non-violent, et légal. Elle résout le problème complexe, qui s’est posé dès le départ, en ce qui concerne la forme que devait prendre la socialisation des moyens de productions.

Pierre Leroux, un des pères fondateurs du socialisme, affirmait dans ses débats avec Proudhon que « la socialisation des moyens de crédit et de travail au profit de tous » faisait partie des « principes élémentaires du socialisme » et que les propriétés parasitaires ne devaient pas être « saisies et partagées » mais « rachetées ». L’idée était à l’époque celle d’utiliser la puissance publique à des fins de nationalisations, mais également dans le but de créer des coopératives de production, des « ateliers sociaux » destinés à contrer la propriété capitaliste par l’établissement d’une propriété collective ouvrière.

L’idée était sur la bonne voie et le principe des coopératives de production est toujours aujourd’hui une excellente chose. Cependant, la limite est que ces coopératives ne peuvent atteindre une dimension et une masse critique générale dans l’économie afin de pouvoir la faire basculer vers un autre système. Ces coopératives de production, sauf exceptions, se situent dans le rang des petites et moyennes entreprises, et sont condamnées à se plier aux règles du marché.

Les travailleurs ont été esclaves, ils ont été serfs, ils sont aujourd’hui salariés ; il faut tendre à les faire passer à l’état d’associés.

Louis Blanc, un autre grand du socialisme originel, protestait contre la formule de l’Etat propriétaire, qui conduirait à « l’absorption de l’individu » pour lui préférer la formule de la société propriétaire. « Différence énorme, affirmait-il, et sur laquelle nous ne saurions trop insister », tant la chose lui allait de soi. Son camarade Pierre Leroux positionnait de même le bon socialisme dans un équilibre entre l’individualisme et le « socialisme absolu ».

Jaurès précisera par la suite cette vision juste mais quelque peu brouillonne : « Que le patron s’appelle État ou Schneider, c’est toujours la même dépendance et la même misère, et si l’organisation socialiste devait être l’extension du patronat actuel de l’État, des services publics tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui, elle ne serait qu’une immense duperie. Ce n’est pas en devenant patron que l’État réalisera le socialisme, mais en préparant l’abolition complète du patronat, aussi bien du patronat d’État que du patronat des particuliers, […] le socialisme ne sera pas plus le fonctionnarisme que la multiplication des monopoles. ». Les expériences communistes du 20e siècle ont par la suite confirmé toutes ces vues.


À notre époque du triomphe de l’individualisme, où les ouvriers rêvent bien plus de s’enrichir par les paris sportifs ou les crypto-monnaies que par la lutte collective, l’idée des fonds salariaux peut rencontrer un certain écho. Il est ici proposé aux salariés de devenir l’égal, de façon collective, des Elon Musk et des Bernard Arnault. Il est de nos jours certainement bien plus porteur de parler à leur sentiment de puissance plutôt qu’à leur sentiment de solidarité et de charité. L’idée des fonds salariaux est passablement inconnue à l’heure qu’il est. Si l’on veut qu’elle devienne une hypothèse crédible un jour, il ne tient qu’à nous de la faire connaître et de la propager dans les syndicats, les partis, les associations, et autour de soi.

 

Anthony Gelao

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