Les fonds salariaux, une idée socialiste pour le XXIe siècle (1/3)

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En entonnant une vibrante Internationale après l’adoption du projet des fonds salariaux, les membres du plus grand syndicat ouvrier suédois, LO, ne s’y trompaient pas. Le syndicat, lié au parti social-démocrate, avait en effet formulé une proposition qui s’attaquait au cœur même du capitalisme, à savoir la propriété privée des moyens de production. L’idée était de socialiser en douceur l’économie via un système de transfert des actions des entreprises vers un fond détenu par les salariés. Bien que l’idée ne fût finalement pas adoptée, son concepteur, Rudolf Meidner, nous a laissé un travail précieux et une réflexion de premier ordre sur la façon dont les fonds salariaux devaient être conçus.


La Suède d’après-guerre

La Suède, démocratie libérale, fut gouvernée par les sociaux-démocrates sans discontinuation entre 1932 et 1976. Fondé originellement sur des principes marxistes, le parti social-démocrate suédois des travailleurs (SAP) a par la suite oscillé entre socialisme et libéralisme, et entre keynésianisme et laissez-faire. Dès son accession au pouvoir et son premier gouvernement dans les années 20, les principes marxistes furent mis de côté. Le parti enterra son programme de nationalisation en mettant plutôt l’accent sur la construction de l’Etat-providence et sur une politique redistributive. Ce paradigme changea avec la guerre. La Suède, non-belligérante mais encerclée par les forces nazies, introduisit une économie de guerre planifiée incluant des régulations, des rationnements, un contrôle des prix et des investissements.

Cette expérience, qui élimina le fort taux de chômage de la période précédente, convainquit les dirigeants sociaux-démocrates de poursuivre une politique de forte intervention étatique dans l’économie. Ainsi, les années d’après-guerre furent marquées par la nationalisation de diverses industries et de banques. Le gouvernement prit une position centrale dans le développement économique et opéra une planification des investissements. Le plein-emploi, intégré dans les objectifs, fut maintenu de façon constante. Un « temps des récoltes socialistes » selon le mot de Myrdal, dans une Suède épargnée par la guerre qui profitait pleinement de la demande de biens d’une Europe en reconstruction. Cette période de forte croissance, de hausse des salaires, de balance commerciale excédentaire et de plein-emploi constant paracheva la transformation du pays en quelques décennies d’une nation agricole en une riche nation industrielle.

Cette expérience, qui élimina le fort taux de chômage de la période précédente, convainquit les dirigeants sociaux-démocrates de poursuivre une politique de forte intervention étatique dans l’économie.

Rudolf Meidner, le concepteur des fonds salariaux

Rudolf Meidner (1914-2005) est né dans une famille de la bourgeoisie juive de Breslau, au sein de l’empire allemand (aujourd’hui Wroclaw en Pologne). Dès son adolescence, lecteur de Marx, Bebel et Kautsky, il développa une sympathie pour le socialisme, qu’il ne reniera jamais. Toutefois, il fut choqué par l’attitude des socialistes allemands de son époque, trop proches de la bourgeoisie. Le parti social-démocrate avait notamment interdit puis réprimé les manifestations du 1er mai 1929 à Berlin, faisant 13 victimes. La nature anti-démocratique de l’Union soviétique le repoussait de même, ce qui faisait de Meidner de ce temps-là un orphelin politique. Alors étudiant à Berlin, la montée du nazisme le poussa à fuir son pays en 1933, suite à l’ascension d’Hitler à la chancellerie et l’incendie du Reichstag. Après avoir hésité un temps à se rendre au Canada, il jeta son dévolu sur la Suède.

Là-bas, il commença des études en économie où il eût notamment comme professeur Gunnar Myrdal, considéré comme un grand économiste pré-keynésien. Il obtint la nationalité suédoise en 1943 puis fut embauché deux ans plus tard au sein de la confédération syndicale LO (LandsOrganisationen) en tant que directeur de la recherche économique. Il avait enfin une position pour s’épanouir pleinement, intellectuellement et politiquement. En 1951, il présente avec son ancien élève et désormais co-directeur de la section de recherche de LO, Gustav Rehn, le rapport Le mouvement syndical et le plein-emploi. Rapport qui donna naissance au modèle Rehn-Meidner, considéré comme étant plus globalement la base du modèle suédois.

Le modèle suédois

L’inflation avait accompagné le développement du pays. Du point de vue des dirigeants syndicaux et sociaux-démocrates, elle risquait en se développant de saper la base de tous les efforts accomplis. Selon Meidner, l’inflation était causée par une hausse supérieure des salaires à la hausse de la productivité. Il fallait trouver une formule permettant de conjuguer le plein-emploi à la stabilité des prix. Ainsi, la proposition résultait en un « keynésianisme modifié » dans lequel la demande globale, à travers les mesures fiscales et monétaires, devait être stimulée à un niveau élevé mais tout juste inférieur à celui du plein-emploi, de façon à ne pas générer d’inflation. Les îlots de chômage restants devaient être ensuite éliminés par des politiques ciblées telles que des mesures de reconversion, de mobilité, de formation, des subventions pour les travailleurs handicapés ou âgés, etc.

Le modèle suédois se caractérisait par deux piliers : le développement de l’Etat-providence, conduit par le parti social-démocrate, et la politique salariale égalitaire, conduite par le mouvement syndical. Sur le premier point, la Suède s’est distinguée par sa politique sociale généreuse correspondant à un niveau de dépenses publiques élevées, et à un niveau de taxe correspondant. Selon Meidner, l’argument selon lequel l’aide sociale universelle pouvait exercer une influence négative sur la productivité et la croissance pouvait être remis en question. Les aides sociales étant un investissement dans du capital humain, elles sont par conséquent hautement productives. Son jugement était toutefois plus sévère à l’égard de l’expansion du secteur public, qui représentait le tiers de la population active dans les années 80.

Le second pilier du modèle suédois, sa politique salariale de solidarité, était fondé originellement sur le principe syndical du « à travail égal, salaire égal » indépendamment de la rentabilité de l’entreprise, de sa taille ou de sa localisation. Ce principe évoluera au cours des années 60 pour être remplacé par « salaire égal pour des emplois différents ». L’idée était de réduire l’écart de rémunération entre les différents secteurs de production en faveur des travailleurs à faibles revenus.

La politique salariale était conduite à travers des cycles de négociation centralisés, mis en place à partir des accords de Saltsjöbaden en 1938 entre LO et la confédération patronale SAF. La particularité du modèle était que les deux organisations négociaient entre elles et établissaient un accord d’importance national, sans l’intermédiaire ou le chapeautage de l’Etat. Chose qui serait certainement inimaginable en France. Dans les années 50, les deux organisations affichaient des relations « pacifiques, presque amicales », ce qui étonnait les observateurs étrangers. Les relations entre les deux organisations se sont par la suite détériorées avec l’adoption du projet des fonds salariaux par LO.

Hotel Saltsjobaden
L’Hôtel où furent signés les accords, dans la localité touristique de Saltsjöbaden.

Le modèle suédois eut un succès indéniable et remplit les objectifs qu’il s’était fixé. Le plein-emploi a été maintenu toute la période. Le taux d’activité – rapport entre le nombre d’actifs et l’ensemble de la population – a atteint un niveau record en Europe notamment grâce à une intégration des femmes bien plus rapide que sur le reste du continent. Le système avait assuré une hausse générale des salaires et de la productivité. Le système universel de protection sociale est devenu pour chaque individu « un réseau qui répondait à tous les besoins sociaux, du berceau à la tombe ». La Suède présentait la structure salariale la plus égalitaire des pays occidentaux, permettant notamment une forte réduction des inégalités salariales entre les sexes.

Le modèle suédois se caractérisait par deux piliers : le développement de l’Etat-providence, conduit par le parti social-démocrate, et la politique salariale égalitaire, conduite par le mouvement syndical.

Enfin, le pays s’affichait dans les premières places de toutes les études internationales en termes de qualité de vie et de bien-être. Ce qui est toujours plus ou moins le cas aujourd’hui, malgré quelques décennies de néo-libéralisme. Tous ces éléments donnaient à penser à Meidner que la Suède fut probablement le pays « le plus proche de l’idéal de la société sans classe ». Ce dernier a analysé les raisons profondes de la fin du modèle dans un texte bilan « Pourquoi le modèle suédois a-t-il échoué ? » (1993).

Le modèle suédois possédait des caractéristiques particulières qui le rendent certainement intransposable. La Suède est un petit pays, de culture libérale mais avec une forte composante égalitaire. Toutefois, la proposition des fonds salariaux, qui, elle, a une portée universelle, a été à l’origine conçue comme une extension de la politique de solidarité salariale.

L’idée des fonds salariaux

La politique salariale de la Suède, qui visait à lier la rémunération à la nature du travail effectué et non pas à la capacité de payer de l’employeur, engendrait un effet pervers. D’un côté, les salariés des entreprises les plus rentables devaient pratiquer une modération de leurs revendications salariales. De l’autre côté, la rémunération des salariés des entreprises les moins rentables était favorisée, de façon à tendre vers la moyenne. La situation créait un manque-à-gagner pour les salariés des entreprises les plus rentables. Un « potentiel inutilisé d’augmentation des salaires » qui revenait in fine aux propriétaires du capital sous forme de profits supplémentaires. C’est au départ dans le but de régler le problème de ce « surprofit » que fut mis en place par LO en 1973 un groupe de travail présidé par Meidner, qui rendit son rapport pour le Congrès trois ans plus tard.

Publié après d’intenses séances de débat syndical, le rapport, dont on peut consulter la version finale, envisageait la création de fonds salariaux afin de répondre à trois objectifs :

  1. Compléter la politique salariale de solidarité afin que la modération salariale des salariés des entreprises très rentables ne profite pas à ces dernières.
  2. Contrecarrer la concentration continue du capital privé.
  3. Renforcer l’influence des salariés sur le lieu de travail.

La solution proposée était la création d’un système de participation collective aux bénéfices. Un système de fonds salariaux, financé par des paiements sous forme d’actions d’entreprises et gérés par des conseils d’administration dominés par les syndicats.

Le système de fonds répondait au problème du manque-à-gagner salarial qui était généré par la politique de solidarité. Les entreprises concernées devaient verser 20% de leur bénéfice aux fonds, sous la forme d’actions. Ainsi, le surprofit généré dans les entreprises très rentables, dû aux effets de la politique salariale de solidarité, revenait non plus aux entreprises mais aux salariés via des fonds gérés par leurs représentants. Le système était habilement conçu d’une telle manière que plus les profits étaient élevés, plus la socialisation était rapide.

Le plan était conçu pour répondre au besoin de démocratie économique qui s’était répandu dans la société. Revendication de la démocratie économique qui était par ailleurs présente dans la théorie officielle du mouvement social-démocrate. « C’est l’actionnariat qui décide, là est le pouvoir » disait Meidner. Il soutenait que la concentration du capital, des richesses, et du pouvoir entre un nombre de mains de plus en plus restreint était de nature antidémocratique. Dès le départ, l’aspect anticapitaliste de la proposition éclipsa le raisonnement originel qui était de compléter la politique salariale de solidarité, ce que Meidner sembla déplorer.

Le plan était conçu pour répondre au besoin de démocratie économique qui s’était répandu dans la société.

Le conflit politique et l’enterrement des fonds

Les choses ne se déroulèrent toutefois pas comme Meidner et son syndicat l’espérait. Le projet des fonds salariaux fût adopté par LO en 1976, mais son adoption provoqua immédiatement une crise politique entre le syndicat social-démocrate et son équivalent politique, le SAP. Une anecdote illustre cette prise de distance : Olof Palme, le chef des sociaux-démocrates, alors premier ministre, n’apprit l’adoption du plan par LO que le lendemain par le biais des journaux. Le plan apparaissait bien trop subversif pour le parti, qui défendait une forme de codétermination bien plus douce et bien moins conflictuelle. Le parti et le syndicat avaient évolué en sens tout à fait inverse. Au moment où le syndicat formulait une proposition révolutionnaire, le parti évoluait doucement vers le modèle néo-libéral. Tournant qui fut confirmé par la nomination de Kjell-Olof Feldt au ministère de l’économie en 1982.

Dès la publication du premier rapport, la presse bourgeoise fut atteinte d’ulcère. Meidner y fut dépeint comme « l’homme le plus dangereux du pays ». Les syndicats patronaux considérèrent l’adoption du projet comme une rupture des accords de Saltsjöbaden. Toutefois, devant l’enthousiasme et l’insistance de LO, le SAP mis le projet des fonds salariaux à l’étude à la fin des années 70, en créant des commissions paritaires entre le parti et le syndicat. Et en prenant soin de s’assurer que les représentants du parti y seraient majoritaires. Enfin, après un interlude où le centre-droit avait gouverné, les dirigeants du SAP, une fois revenus aux affaires, lancèrent en 1984 le plan Edin, basé sur les résultats d’un groupe d’experts. L’idée des fonds salariaux y était reprise et modifiée en une version très édulcorée.

Monica Quirico nota avec ironie – dans Frontier Socialism – Self-Organisation and Anti-capitalism (2021) – que le plan Edin représentait un « chef-d’œuvre de transformation des revendications subversives afin de les fondre dans la logique capitaliste ». Lucidement, elle ajoute « le centre-droit n’aurait jamais pu mener à bien une telle opération, seul un parti social-démocrate aurait pu le faire avec une telle maîtrise ». Dans le plan Edin, les fonds avaient pour objectif principal de complémenter le système de retraites, plutôt que d’être un outil de transfert de la propriété. Cinq petits fonds régionaux ont été créés, principalement financés par un impôt sur les bénéfices excédentaires.

Même sous sa forme édulcorée, le fond continua à susciter la peur et le rejet radical de la part du centre et de la droite. L’opposition aux fonds salariaux, cette « agression socialiste », fut l’occasion de la plus grande manifestation de la droite de l’histoire du pays et rassembla 100 000 personnes à Stockholm en octobre 1983.

Caricature
Caricature représentant un entrepreneur visé par les fonds salariaux, à droite se trouve Meidner et Olof Palme.

Le capital du fond était utilisé pour acheter des actions sur le marché boursier. Après sept ans d’existence, lorsque le projet fut supprimé par la droite, le total des actifs des fonds représentait moins de 5% de la valeur totale du marché boursier suédois. Un total loin d’être suffisant pour avoir une influence significative.


Le projet des fonds salariaux porté par LO s’est finalement conclu par un échec, et est devenu par la suite très lointain, la Suède finissant par opter pour un modèle néo-libéral à partir des années 80. Toutefois les réflexions sur l’organisation et le fonctionnement des fonds, qui devaient servir de fondations à la démocratie économique, peuvent toujours nous servir de base de réflexions aujourd’hui. Suite dans la deuxième partie de notre dossier consacré aux fonds salariaux.

 

Anthony Gelao

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5 réponses à “Les fonds salariaux, une idée socialiste pour le XXIe siècle (1/3)”

  1. Sylvain says:

    Et en plus vous supprimez ma réponse : votre malhonnêteté (au mieux !) est flagrante.

    1. Théophile Noree says:

      les commentaires doivent être approuvés avant d’être publiés. Ils sont en attente de relecture. Pas de suppression de notre part.

  2. Sylvain Foulquier says:

    Pas en rapport direct avec les questions économiques, certes, mais montrer la véritable nature idéologique du parti social-démocrate et la face sombre du « modèle suédois » est TRÈS pertinent. Si vous ne savez pas que l’eugénisme constitue une idéologie et une politique fasciste (or la Suède a été le pays l’ayant le plus pratiqué au monde si l’on prend en compte le pourcentage de ses habitants concernés), ce n’est pas mon commentaire qui pose problème.

  3. Sylvain says:

    L’idée selon laquelle la Suède d’après guerre aurait été un modèle mérite fortement d’être relativisée. Ce que l’article passe sous silence c’est la politique eugéniste (or l’eugénisme est une idéologie d’extrême droite) ayant été mise en place en Suède en 1935 et ayant perduré jusqu’en 1996). La Suède d’après guerre considérait comme des sous humains les « anormaux » dont un grand nombre étaient stérilisés de force. Plus tard les lois eugénistes suédoises ont été adoucies et plus incitatives que contraignantes (du moins en théorie) mais de 1935 à 1996 ce sont plus de 200.000 « anormaux » Suédoises ou Suédois qui ont été stérilisés au nom de « l’hygiène sociale ». Ce qui représente un chiffre énorme par rapport au nombre d’habitants. Or cette politique fascistes a été mise en place puis maintenue par…les sociaux-démocrates.

    1. Théophile Noree says:

      Le « modèle suédois » n’est jamais considéré à l’aune de leurs pratiques eugénistes, condamnables et condamnées par tous.
      La question des fonds salariaux n’a de plus aucun lien ou rapport avec la politique eugéniste, si ce n’est l’organisation qui les porte. Il est bon de rappeler les actions problématiques des gouvernements suédois de l’époque, mais il n’y a aucun lien avec le sujet ici.

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