« Il n’y aura pas de Frexit » – Entretien avec Frédéric Farah

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Frédéric Farah, professeur de sciences économiques et sociales dans un lycée de Bagnolet, enseignant en classe préparatoire économique et à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est l’auteur du livre No Frexit : ce que les jeunes pensent de l’Europe. À travers cet entretien, il nous éclaire sur la vision que les jeunes ont de l’Europe, leur compréhension des institutions, leur désir de changement, et ce que signifie pour eux « être européen ». Une occasion de dresser un portrait complet de leurs attentes et réflexions sur l’Union européenne.


Gavroche : Vous avez choisi d’étudier le rapport qu’entretiennent les jeunes avec l’Europe. Pourriez-vous nous expliquer la genèse de ce livre ?

Frédéric Farah : Je fais un métier particulier qui est celui d’enseignant. Particulier parce que c’est un métier qui a subi des transformations ces dernières années. J’ai voulu enseigner à différents niveaux, à des publics variés venant d’univers sociaux hétéroclites. Je me suis dit, comme la question européenne est une question centrale pour moi depuis mes vingt-deux ans, que ce serait intéressant d’interroger des élèves et des étudiants à ce sujet.

Souvent, on pose la question à de jeunes travailleurs ou à des étudiants finissant leurs études, très peu aux mineurs. Qu’est-ce que cette jeunesse de Bagnolet et des beaux quartiers pouvaient me dire sur l’Europe ? Sans prétention sociologique, je me suis dit que ce serait inintéressant d’interroger des jeunes de 15 à 21 ans de différents horizons sociaux.

Gavroche : Quelles perceptions communes et divergentes avez-vous observé chez ces jeunes sur l’Union européenne ?

F.F : Tout d’abord, ce qui m’a frappé, c’est que quelle que soit leur origine sociale, ils ont tous accepté cette Europe de façon polie, sans passion, sans rejet, dans une forme d’indifférence, en acceptant que c’est l’horizon de leur époque. Je n’ai vu chez eux ni un enthousiasme ni une haine de l’Union européenne. Je n’ai pas vu chez eux des Frexiteurs déchaînés : ils ont grandi avec l’UE.

« Je n’ai vu chez eux ni un enthousiasme ni une haine de l’Union européenne. »

Cependant, il y a des différences dans leurs perceptions de l’UE que j’appelle répertoire des opportunités : ils veulent tous avoir une carrière, être connu, mais il est vrai que pour les jeunes les plus aisés, l’Europe a quelque chose de plus séduisant qui ouvre vers des opportunités supérieures. Ils se passionnent pour les mobilités ! Je me mets à leur place si vous avez la possibilité d’aller à Madrid, à Rome, à Lisbonne, vous voyez que les gens ont des modes de vie assez semblables. Cela crée un sentiment de familiarité.

Gavroche : Mais ces jeunes sont aussi critiques vis-à-vis de l’Union européenne ?

F.F : Bien sûr, ils le sont à bien des aspects. Ils sont critiques parce qu’ils se rendent compte qu’en matière d’environnement, d’inégalités et de pauvreté, l’Europe ne tient pas toutes ses promesses. L’Europe veut beaucoup de choses, mais dans les faits, ils se rendent compte que l’Europe dysfonctionne. Je trouve qu’ils ont un regard lucide : ils n’ont pas envie de renverser la table, mais il n’y a pas eu non plus une adhésion naïve.

Ils voudraient qu’on entende davantage leur voix. J’ai senti chez eux plus une envie de participer directement à la chose que de croire. En cela, ils sont représentatifs d’une époque, ma génération aurait demandé plus de contre-pouvoir et un renforcement du Parlement européen, aujourd’hui la jeune génération est plus participative. Elle veut être entendue et pas seulement confier cela à d’autres. Cela peut s’expliquer parce que l’on vit dans des sociétés dans lesquelles les jeunes accèdent plus massivement à la connaissance et aux diplômes. Cela donne plus de légitimité dans la capacité à décider.

Gavroche : Pourtant vous soulignez dans votre livre que ces jeunes ont du mal à comprendre le rôle et le fonctionnement des institutions européennes.

F.F : C’est tellement compliqué, même pour ceux qui étaient en prépa ou à la fac. Les institutions européennes, même pour des gens qui ont mon âge, c’est un tel embrouillamini ! Imaginez, vous et moi, nous sortons dans la rue avec votre petit micro et on demande aux gens ce que fait le Parlement européen ? Combien de députés y a-t-il, quel est son rôle ? Qui a l’initiative budgétaire ? Je suis convaincu que neuf personnes sur dix vous diront des conneries. Soit, ils exagèrent le rôle, soit ils le sous-estiment. Donc ça ne m’étonne pas que des jeunes élèves ne s’emmêlent les pinceaux.

Gavroche : Vous soulignez aussi que l’Europe est perçue comme élitiste et inégalitaire. Comment les jeunes proposent-ils de rendre le projet européen plus inclusif et plus juste ?

F.F : Ils aimeraient une Europe plus participative et directe. Mais j’ai vu aussi chez eux le sentiment d’une impuissance relative, parce que c’est tellement un processus qui est lancé, qui est compliqué à réformer. Quand on choisit à la tête de la Commission européenne des gens sans consistance, ça veut dire que les États veulent garder la main sur le processus.

« Quand on choisit à la tête de la Commission européenne des gens sans consistance, ça veut dire que les États veulent garder la main sur le processus. »

Qui se souvient de Jacques Santer [NDLR : ancien président du Conseil européen]  ? De monsieur Barasso [NDLR : ancien président de la Commission européenne de 2004 à 2014] ? C’est très compliqué d’expliquer à ces jeunes, non pas parce qu’ils ne sont pas intelligents, les tensions du triangle institutionnel entre les États, la commission et le Parlement. Leurs propositions de réformes ne peuvent être que des choses très générales.

Gavroche : Il y a beaucoup d’attentes de la jeune génération vis-à-vis de la lutte contre le réchauffement climatique.

F.F : Bien sûr que l’Europe est attendue sur ces sujets, mais vous voyez bien combien c’est difficile. Le Pacte vert a été retoqué dans tous les sens. Comment faire pour que cette question centrale soit socialement acceptable par le plus grand nombre ? Les catégories populaires et intermédiaires ont été le jouet de la mondialisation dans les années 1990.

« Les catégories populaires et intermédiaires ont été le jouet de la mondialisation dans les années 90. »

Pour des territoires entiers, cela a été des territoires dévitalisés. Les catégories populaires se sont rendues compte qu’elles ont été le dindon de la farce. Maintenant, ils ont peur qu’on leur fasse la même chose avec l’écologie. C’est vrai que l’Europe est attendue sur le sujet de l’écologie. Même s’il ne faut pas être malhonnête, de considérables efforts ont été faits. Aujourd’hui, avec la poussée de l’extrême droite climato-sceptique, cela va être compliqué de continuer dans cette direction.

Gavroche : Dans votre livre, un de vos élèves dit que « l’on sera vraiment tous européens lorsqu’un Français sera prêt à mourir pour un Hongrois et vice versa ». Le sentiment d’appartenance à l’Europe semble assez abstrait pour ces jeunes. Comment expliquer cette distance ?

F.F : On a cette croyance du libre échange qui rapproche les hommes grâce au doux-commerce. Ça ne marche pas. De manière triviale, le billet européen est l’aveu de cet échec : on n’a pas réussi à mettre une figure commune à tous les Européens dessus, on aurait pu mettre un architecte portugais, un musicien hongrois… On n’a trouvé personne. À la place, on a mis des ponts et des fenêtres qui devraient symboliser l’ouverture et le rapprochement. Mais on a voulu faire une abstraction pour qu’on ne reconnaisse jamais ce bâtiment. Parce que sinon, on aurait dit : mais pourquoi privilégier tel pays ? Par sa construction, l’Union européenne confine à l’abstraction. Or, historiquement, l’identité nationale s’est faite autour du sacrifice ultime national.

« Par sa construction, l’Union européenne confine à l’abstraction. Or, historiquement, l’identité nationale s’est faite autour du sacrifice ultime national. »

Je trouve la remarque de mon élève lucide, parce qu’aujourd’hui, mais on ne peut pas mourir pour les critères de Maastricht ou pour réduire des émissions de CO². L’UE est vue comme lointaine, elle a pris la forme de l’économie du droit. On ne tombe pas amoureux de la BCE, d’un taux de croissance ou du marché unique. Et il y a toute une mystification : l’Europe n’a pas produit la paix, l’Europe est l’enfant de la paix. C’est parce qu’il y a eu la paix qu’il a pu y avoir l’Europe. C’est très difficile de créer une identité : une identité doit nous faire battre le cœur, il faut que ce soit quelque chose qui soit sensible. L’Union européenne, c’est un marché, c’est du droit. Ça ne soulève pas, car c’est trop abstrait. Je pense que si on avait su mettre des visages, cela aurait contribué à son incarnation.

Gavroche : Qui aimeriez-vous voir sur ces visages, par exemple ?

F.F : Sophia de Mello Breyner, une des plus grandes poétesses portugaises du XXe siècle. Même s’ils n’ont pas l’euro, j’aimerais voir une figure suédoise de la paix et qui est morte assassinée : Olaf Palme. J’aimerais voir des gens comme Camus, comme Saint-Exupéry, Mendès-France. Des gens qui, je pense, font consensus. Choisir dans chacun des pays des figures fortes, autant de femmes que d’hommes, car l’Europe n’est pas le monopole des hommes. Les instances européennes restent un univers trop masculin et vieux.

Faire l’Europe reste une nécessité. Après la guerre, l’Europe a été conduite sur deux piliers qui devaient être des garde-fous : l’État-providence et la construction européenne. Je suis un peu inquiet parce qu’aujourd’hui l’État-providence est malmené. La construction européenne a dérivé de ces deux piliers qui devaient nous protéger des retours de l’extrême droite.

Gavroche : Selon vous, comme le suggère le titre de votre livre, il n’y aura pas de Frexit ?

F.F : Il ne faut pas avoir peur de poser cette question sur la table et d’en débattre. Je ne pense pas qu’il y ait en France aujourd’hui une majorité de personnes qui veuille sortir de l’euro et de l’UE. Les gens n’aiment pas sauter dans le vide. Il ne suffit pas de dire « on sort de l’UE » et on sort. La manière dont l’UE se construit n’est pas du tout rassurante, je trouve, et il n’y a pas d’alternative.

Je dis, à titre personnel, que l’on devrait repenser une manière de faire l’Europe. Ça fait soixante-dix ans que des hommes et des femmes, dans le silence et loin de tous les médias, travaillent tous les jours ensemble. Cette intelligence collective ne doit pas disparaître. Jamais je voudrais qu’on revienne à un nationalisme agressif, qu’on revienne sur son pré-carré et que l’on veuille mettre en échec son voisin.

« Jamais je voudrais qu’on revienne à un nationalisme agressif, qu’on revienne sur son pré-carré et que l’on veuille mettre en échec son voisin. »

Les choix de la question européenne, tels qu’ils ont été faits et pensés, surtout à partir du milieu des années 1980, ont desservi l’idéal européen plus qu’ils ne le servent. Je souhaite que l’idéal européen ne disparaisse pas. Mais est-ce qu’il est bon de penser une organisation européenne qui soit coopérative, égalitaire, plus juste, plus résiliente, plus soucieuse d’égalité, de justice sociale ? Oui, mille fois oui !

Gavroche : Est-ce qu’il est possible de sortir du libéralisme ?

F.F : Aujourd’hui, malheureusement non. Je ne voudrais pas déprimer la jeunesse. Il n’y a pas de rapport de force. Aujourd’hui, la grande disparue du continent, c’est la gauche. Actuellement, les forces qui ont le vent en poupe, c’est l’extrême droite. Demain, si Mme Le Pen ou M. Bardella sont au pouvoir, ils continueront une politique économique musclée et libérale. J’ai eu un mouvement d’espoir avec le NFP, mais tout le monde s’est dressé pour empêcher qu’il puisse arriver au pouvoir. Une autre politique économique est souhaitable, mais c’est très difficile parce qu’il n’y a pas le rapport de force nécessaire.

« Une autre politique économique est souhaitable mais c’est très difficile parce qu’il n’y a pas le rapport de force nécessaire. »

Gavroche : Comment pourrait-on créer ce rapport de force ?

F.F : Il faudrait que la gauche refasse une santé et redevienne crédible auprès des catégories populaires. Je reconnais que des efforts ont été faits dans ce sens. Le phénomène politique majeur en Europe, c’est l’écroulement des forces de gauche, en Italie, en France. Le gouvernement Barnier qui se met en place va conduire la même politique que celle produite par le précédent gouvernement. En fait, c’est comme si la dissolution n’avait jamais eu lieu.

Gavroche : Quels conseils donneriez-vous à la jeunesse ?

F.F : D’aimer la vie. J’aime cette citation d’André Chédid, poétesse que j’aimerais voir imprimer sur des billets d’euro : « Jeunesse entends-moi. Tu ne rêves pas en vain. »

 


Frédéric Farah, No Frexit. Ce que les jeunes pensent de l’Europe, 160 pages, éditions Fayard, 19€

 

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