Ce samedi 6 janvier 2024, des militants kurdes défilaient dans les rues du 10ᵉ arrondissement pour rendre hommage aux six victimes Kurdes assassinées en 2013 et en 2022 en plein Paris. « Justice et vérité », peut-on lire sur les drapeaux violets arborés par la foule kurde.
Dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, trois femmes Kurdes, Fidan Doğan, Sakine Cansiz et Leyla Söylemez étaient assassinées d’une balle dans la tête dans les locaux du Centre d’informations sur le Kurdistan, le seul au monde, par un Turc de l’organisation d’extrême-droite des Loups Gris. Il avait infiltré la diaspora kurde parisienne. L’enquête de la justice française avait montré l’implication des services secrets turcs dans ce triple assassinat. Ce crime n’a, à ce jour, jamais été puni, car l’accusé est mort avant que le procès ait pu avoir lieu. De plus, le secret défense empêche que des documents soient transmis à la justice française, ce qui aurait pu permettre d’identifier d’autres suspects.
Presque 10 ans après, le 23 décembre 2022, trois Kurdes, Mîr Perwer, Abdulrahman Kizil et Emine Kara, sont assassinés devant le Centre culturel kurde, rue d’Enghien (Paris). L’assaillant, William Mallet, 69 ans, est maîtrisé par les forces de l’ordre. Le Français, conducteur de train à la SNCF retraité, n’en est pas à son premier coup d’essai : en 2021, il avait attaqué au sabre un camp de migrants à Paris, blessant trois personnes. Suite à son procès, il avait été placé sous contrôle judiciaire. Dans ces deux affaires, le motif raciste avait été retenu par la justice, et William Mallet ayant reconnu lui-même le caractère raciste de ses actes. Cependant, les enquêteurs ne qualifient pas ce triple assassinat d’attentat terroriste, car l’assaillant n’aurait pas de liens avec des organisations terroristes. Pour la communauté kurde présente dans les rues ce 6 janvier 2024, l’auteur visait clairement la communauté kurde, et derrière cet assaillant se cachaient les services secrets turcs.
Qu’il existe des tensions entre les Kurdes et l’État turc n’est pas une nouveauté. En effet, bien qu’ils représentent 20 % de la population turque, la minorité kurde est discriminée depuis des décennies par un État turc qui cherche à en effacer l’identité, au profit d’une unité culturelle et nationale turque – en somme, tuer un peuple pour faire Nation. Par exemple, jusqu’à récemment, parler la langue kurde était interdit dans les écoles. Depuis 2016, le président turc Recep Tayyip Erdoğan applique une politique autoritaire envers la population et plus particulièrement les Kurdes.
Selon Amnesty international, « la Turquie est la plus grande prison au monde pour les journalistes ».
En 2022, 25 journalistes kurdes avaient été emprisonnés en 6 mois selon Reporter Sans Frontières (RSF). La presse se muselle : 90 % des médias en Turquie sont contrôlés par le pouvoir. Des artistes sont également arrêtés, comme Nûdem Durak, chanteuse kurde suspectée d’être membre du Parti des Travailleurs Kurdes (PKK), accusation qu’elle dément.
Ce parti politique, qui promeut l’indépendance kurde, est considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, l’Union européenne et les États-Unis. Ainsi, les prisons turques regorgent de prisonniers accusés de terrorisme, sans qu’ils n’aient pour autant préparé des attaques ou ne soient passés à l’acte. En octobre dernier, la prison de Diyarbakir a fermé. Construite dans les années 80, des milliers d’opposants politiques y ont été emprisonnés, subissant tortures et endoctrinement à l’idéologie nationaliste turque. Selon le Times, elle faisait partie des 10 pires prisons au monde.
Présences kurdes en Europe
À ce jour, il n’existe aucun chiffre précis sur l’immigration kurde en France, car ils sont comptabilisés en tant que Turcs, avec la nationalité de leur pays d’origine. Les Kurdes sont présents dans trois autres pays du Moyen-Orient : la Syrie, l’Irak et l’Iran. Les Kurdes ont des dialectes et des cultures différentes de la culture majoritaire de ces Etats. En France, la majorité des Kurdes sont originaires de Turquie et sont arrivés pour des raisons politiques ou économiques à partir des années 60.
Les Kurdes, alliés militaires des Occidentaux contre Daech
Le début de la guerre en Syrie en 2011 marque un nouvel exil pour les populations concernées. Les Kurdes combattent dans les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) aux côtés des États-Unis contre l’État Islamique en Syrie et en Irak. Ils ont participé à la libération de la ville de Raqqa et tiennent des prisons dans lesquelles sont enfermés des djihadistes. Le journaliste Charles Villa a pu visiter l’une d’entre elles :
« Femme, vie, liberté » : un combat féministe kurde
Grâce à sa présence géographique, les Kurdes jouent un rôle important dans les conflits en cours au Moyen-Orient. En septembre 2022, la mort de l’Iranienne Mahsa Hamini, ou plutôt de Jina Amini, son nom kurde, lors d’une interpellation de la police à Téhéran pour une mèche dépassant de son hijab, avait provoqué une mobilisation contestant le Régime des Mollahs en Iran. Ainsi naissait le mouvement contestataire et féministe « Femme Vie Liberté » – « Jan Jîan Azadi » en kurde, slogan que l’on entend aussi dans les manifestations en France.
Depuis une cinquantaine d’années, les Kurdes prônent l’égalité entre les hommes et les femmes. Depuis 2012, les femmes mènent un combat armé contre l’État islamique, au même titre que les hommes, dans la région du Rojava, au nord de la Syrie. A côté du nationalisme du peuple kurde, le mouvement féministe se fraye un chemin. Pour le PKK, le rejet des valeurs patriarcales de la société traditionnelle kurde est l’un de ses axes idéologiques majeurs.
Le peuple kurde est confronté à plusieurs obstacles : les États turc, syrien, irakien et iranien, auxquels se heurte leur volonté d’autogestion, et l’État islamique, qu’ils continuent à combattre en s’organisant dans des groupes armés comme les YPG. Certains continuent la guérilla, tandis que d’autres empruntent les routes de l’exil et militent à distance. Si le centre culturel kurde de Paris promeut la diffusion de la culture kurde, il est aussi officieusement le siège du PKK. Erdogan continue sa politique de mise au pas du peuple kurde, et n’hésite pas à accuser les partis pro-kurdes d’être les responsables d’attentats commis en Turquie. En représailles, l’armée turque a bombardé les territoires kurdes du nord-est de la Syrie.
La situation géographique et géopolitique du Kurdistan la place au cœur des enjeux actuels au Moyen-Orient. Le conflit historique entre le peuple kurde et la Turquie peut nous sembler lointain au premier regard. Mais des assassinats politiques ont fait couler le sang de citoyens kurdes à Paris, et leurs auteurs n’ont pour le moment jamais été jugés par la justice française.
Miss Poppy
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