Comment sauver la médecine générale

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En 2023, les médecins généralistes ont réalisé plusieurs mouvements de grève, la dernière courant du 13 au 16 octobre. Profession peu habituée à des grèves d’une telle envergure, les revendications étaient pourtant très fortes, l’accent mis sur un profond malaise au sein de leur profession, avec pour origine leurs conditions de travail et de rémunération. S’ajoute à cela le thème récurrent des déserts médicaux, qui privent 6 millions de Français de médecin traitant. Peut-on soigner la médecine générale ?


Entre désert médical et contraintes économiques et administratives, la médecine générale est en crise

Quand l’expression « crise de la médecine générale » est prononcée, il est très probable que la première idée qui vienne à l’esprit soit la thématique des déserts médicaux. Six millions de Français sont actuellement sans médecin traitant et les médecins en exercice accusent ainsi d’un plus grand nombre de patients (et donc une charge de travail alourdie) en raison du manque d’offre ou du service.

Que recouvre le terme de désert médical dans le cas français ? La DREES, auteure d’un rapport en 2021 sur les solutions contre les déserts médicaux, recense plusieurs indicateurs : la densité médicale (comparaison entre l’offre et la demande dans une région), la distance d’accès et enfin l’indicateur d’accessibilité potentielle localisée. La statistique couramment mobilisée est la densité médicale, qui est en 2021 de 318 médecins pour 100 000 habitants, plaçant la France légèrement en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE.

Cependant, le dernier indicateur est le plus pertinent, car il analyse à la fois la proximité et la disponibilité des médecins dans un territoire que l’on appelle le territoire de vie-santé. Ce type de découpage territorial agrège des communes autour d’un pôle de santé pour rendre compte au mieux de l’accès des habitants aux équipements de santé. En utilisant cet indicateur et ce découpage, il en ressort ces deux cartes préoccupantes.

Source : rapport de la DREES de 2021 sur les déserts médicaux, p5

Nous voyons que la situation s’est dégradée entre 2015 et 2018, et ça ne risque pas de s’arranger. En effet, le principal facteur explicatif de ce manque de médecins est l’ancien numerus clausus (NC) en vigueur de 1971 à 2021. Cette limitation artificielle a engendré un effondrement du nombre d’étudiants admis en études de médecine, notamment au moment du point bas des années 1990. Son instauration est le fruit de la rencontre des intérêts de l’État et des organisations de médecins tels que le Syndicat autonome des enseignants de médecine, l’Ordre des médecins et la Fédération hospitalière de France en réaction aux revendications des étudiants de Mai 68.

L’État souhaitait réduire les dépenses de santé et de formation des étudiants en médecine et les organisations de médecins souhaitaient empêcher l’accès d’un trop grand nombre de personnes aux études médicales (59 800 entrées en 1967). Leurs motivations étaient purement élitistes et corporatistes : ils jugeaient qu’un trop grand nombre d’étudiants risquaient de provoquer une étatisation de la médecine, et voulaient également limiter la concurrence et « préserver le prestige » de la formation. De ce fait, la SAEM et l’Ordre des médecins préconisaient dès 1969 de limiter le nombre d’étudiants à 4 000. Chiffre qui est effectivement atteint dans les années 1990, où il atteint le point plancher de 3 500 en 1995, sur décision d’Alain Juppé. L’État et les membres de ces organisations de médecins ont donc une responsabilité dans la situation actuelle de pénurie.

Malgré la hausse du numerus clausus depuis 1999 puis sa suppression en 2021, une forte inertie du nombre de médecins généralistes se fait sentir à cause de la durée de formation combiné au seuil bas du Numerus Clausus dans les années 1990 et début 2000. De ce fait, les effectifs de médecins généralistes continueront de baisser jusqu’en 2025 puis amorceront une lente remontée à partir de 2026.

Source : Rapport de la DREES de 2021 sur les déserts médicaux, p5

Mais l’ancien Numerus Clausus n’est pas le seul facteur de désertification médicale. Les choix de localisation des médecins peuvent aggraver la situation, et ils sont déterminés par plusieurs éléments selon la DREES et la littérature internationale sur le sujet : son milieu d’origine, les facteurs professionnels (conditions de travail, rémunération, possibilités de développement du cabinet, etc.), les facteurs liés à l’aménagement du territoire (équipement, opportunités professionnelles pour le conjoint, etc.) et enfin le lieu de formation du médecin. Ces facteurs sont confirmés en France par une enquête de 2019 auprès de médecins installés, internes et remplaçants de la commission des jeunes médecins du Conseil national de l’Ordre des médecins. Ce tableau résume bien les motivations du choix du lieu d’installation selon l’âge du médecin.

Source : rapport de la DREES de 2021 sur les déserts médicaux, p11

Fait intéressant, les incitations financières semblent être tout à fait secondaires dans le choix d’installation. Les études internationales citées par la DREES et le rapport de 2005 de la commission Démographie médicale en France corroborent cette relative inefficacité des incitations financières dans le cas où ce serait le seul levier actionné.

De plus, l’inflation touche aussi les médecins. Le tarif de la consultation représente 70 % des revenus du cabinet des médecins généralistes, on comprend donc vite qu’un tarif qui augmente par palier sans suivre l’inflation se révèle très contraignant si l’inflation s’accélère. Une augmentation légère par palier pose moins de soucis dans un contexte d’inflation basse (en dessous de 2 % chaque année de 1995 à 2021) que dans une situation où elle s’accélère brutalement pour atteindre 5,2 % sur la seule année 2022 et 4 % en 2023. De 2017 à jusqu’à la hausse de 2023, le tarif n’a pas augmenté d’un centime, là où l’inflation a bien évidemment cru chaque année avec la récente accélération que nous avons connu après la pandémie de Covid-19. La hausse de 6 % des tarifs décrétée en 2023 est loin de compenser. À la manière du gel du point d’indice chez les fonctionnaires, l’inflation sur un revenu qui n’évolue pas au même rythme érode petit à petit le pouvoir d’achat du médecin et les capacités d’investissements dans le cabinet. Tous ces problèmes conjoncturels et structurels participent à la dégradation de l’attractivité du métier et des conditions de travail des médecins.

Les études de médecine : une machine à broyer les étudiants

Autre facteur potentiel de dégradation : les études de médecine en elles-mêmes, réputées pour leur difficulté organisationnelle et scolaire. Elles sont divisées en trois cycles. Le premier cycle couvre les trois premières années d’étude, comprenant l’année de préparation du concours d’entrée en étude de médecine (PACES devenue PASS-LAS en 2022). Ensuite vient le deuxième cycle qui couvre les trois années d’externat, avec le choix de la spécialité à l’issue de la 6ème année. Enfin, le troisième cycle est celui de l’internat, d’une durée variable selon la spécialité. En 2022, le 2ème cycle est réformé avec la Réforme du 2ème Cycle (R2C), réorganisant le processus d’évaluation des étudiants de ce cycle : plutôt qu’une épreuve finale en 6ème année, les étudiants en médecine en passent désormais trois. La plus importante a lieu en début de 6ème année, alors que les examens finaux avaient avant lieu à sa fin.

Plusieurs problèmes découlent de cette réforme. Les étudiants étaient déjà soumis à la forte pression de l’externat du fait de la faible rémunération (270€ brut par mois la première année pour ne monter qu’a 400€ brut la dernière année d’externat) et de son caractère chronophage. Cette réforme ajoute du stress supplémentaire en raccourcissant la durée de révision pour l’épreuve la plus importante. De ce fait, un étudiant a désormais 2 ans pour réviser, contre 3 auparavant, durcissant inutilement le parcours, avec un effet collatéral négatif : une tendance au redoublement beaucoup plus fort pour gagner une année supplémentaire de révisions. Cela participe au mal-être général des étudiants, dont 2/5 présentent des symptômes de dépression. Pour couronner le tout, les étudiants s’orientant vers la médecine générale ont depuis 2023 une année supplémentaire d’internat à effectuer, ce qui risque d’accroître la perte d’attractivité de la spécialité au regard de ce que nous venons de détailler.

Des pistes pour améliorer : ne pas se contenter de mesures isolées

Que faire pour résoudre cette crise d’attractivité et celle des déserts médicaux ? Des politiques publiques ponctuelles ne suffiront pas. L’enjeu est complexe et nécessite donc un set de réformes complet.

Évidemment, il faut former plus de médecins généralistes. Le remplacement en 2021 de l’ancien numerus clausus par un numerus apertus régionalisé est un bon point de départ, ouvrant les portes des études de médecine pour 15 000 personnes à la rentrée 2023, et engageant une tendance à la hausse du nombre de médecins à partir de la fin de la décennie. Cependant, l’effet risque d’être amoindri par le découragement des étudiants du fait de l’inutile difficulté de leurs études et du manque de capacité de formation des universités. Il faudrait au minimum revenir sur cette réforme du deuxième cycle en « redonnant » l’année de révision perdue, revaloriser considérablement les salaires des étudiants externes et investir dans la capacité de formation des universités.

Ensuite, concernant la rémunération des médecins généralistes, doubler le prix de la consultation s’avérerait excessif, mais l’indexer sur l’inflation des prix pour prendre en compte la hausse du coût de la vie semble être une solution plus douce pour pallier les difficultés économiques des cabinets. Cela leur permettrait d’augmenter leurs investissements notamment en personnel administratif. Il faudrait s’assurer évidemment que le pouvoir d’achat des patients n’en soit pas victime, avec une indexation des salaires sur cette même inflation des prix. La santé est une partie d’un programme politique progressiste d’ensemble !

Ensuite, pour réduire la charge administrative et améliorer notre système d’assurance maladie, il faut mettre fin au système absurde de la double affiliation, assurance maladie obligatoire (AMO) et assurance maladie complémentaire (AMC). Système coûteux et sous-optimal à cause des frais de gestion importants qu’il engendre et complexifiant la mise en place du tiers-payant par les médecins, il faudrait lui substituer ce que l’on appelle une « grande Sécu ». Cette solution aurait le bénéfice de supprimer les frais de gestion intrinsèques aux AMC et de ne laisser subsister qu’un seul interlocuteur pour solliciter le tiers-payant au lieu d’une myriade à l’heure actuelle. Dans cette même veine, de décharger les médecins de certaines tâches. Un article publié dans la Revue française des affaires sociales évoque le partage des tâches de soin en médecine primaire entre médecin généraliste et infirmière en s’appuyant sur des exemples à l’international. Toutefois, des interrogations peuvent survenir quant à la qualification des infirmières pour jouer ce rôle de complémentarité ou de substitution du médecin généraliste. Cette piste mérite quand même d’être évoquée pour émuler les idées.

Ensuite, conformément à ce qu’évoque la DREES, il faut continuer de développer les maisons de la santé pluriprofessionnelle (MSP), structures largement plébiscitées par la jeune génération de médecins ne souhaitant plus travailler seuls dans leur cabinet, en coopération avec les universités. La DREES évoque aussi la décentralisation des études de médecine. En effet, les médecins ont tendance à s’installer à proximité de leur lieu d’études.

Plus globalement, il faut revitaliser les zones sous-dotées en service public et équipements collectifs pour inciter les médecins et leur famille à s’installer et améliorer les conditions de vie de la population générale.

Enfin, si malgré toutes ces mesures, l’équité de répartition géographique des médecins pose encore problème, il faudra questionner la liberté d’installation de ces derniers. Sujet épineux, toutes les idées de limitation de la liberté d’installation ne se valent pas et doivent prendre en compte leurs potentielles conséquences sur l’attractivité du métier et les droits fondamentaux des personnes. La DREES explique néanmoins que la littérature internationale rend compte d’un effet positif de cette restriction de liberté sur l’équité de distribution géographique globale des médecins. Elle doit cependant être incluse dans un paquet de mesures diverses et globales pour pallier ses limites (des pénuries localisées peuvent subsister dans des zones isolées ou faiblement peuplées). Une solution trop brutale risque de faire paniquer la profession et de décourager les potentiels étudiants.

De ce fait, une solution pourrait être la « semi-liberté d’installation », un système de verrouillage des zones surdotées en médecins et autoriser ceux-là à s’installer où ils veulent dans les zones en manque par un système de contractualisation avec les ARS. Cette limitation permanente pourrait être combinée à une incitation pour les jeunes médecins en début de carrière à s’installer en zone sous-dotée en échange d’une aide lors de leurs études.


Les causes de la pénurie de médecins généralistes sont connues, entre capacités de formation et attractivité du métier. Les idées ne manquent donc pas pour traiter les problèmes de la médecine générale française, il ne reste plus que la volonté politique suffisante pour permettre à chaque Français d’avoir accès à un parcours de soin digne d’un pays développé.

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