« Vingt-sept souverainetés additionnées n’en font pas une » – Entretien avec Frédéric Farah
Crédits photo : Ella Micheletti / Gavroche
Professeur d’économie et chercheur à La Sorbonne, Frédéric Farah livre régulièrement ses analyses sur l’Europe et la déconstruction de l’État social français. Auteur de nombreux livres sur ces sujets tels que Fake State (2020), nous l’interrogeons aujourd’hui afin qu’il nous confie ses analyses sur l’économie française, entre marché unique, euro et désindustrialisation.
Gavroche : Dans votre livre Fake State (2020), vous décrivez l’affaiblissement délibéré des pouvoirs de l’État. Au-delà des règles juridiques, les outils dont nous nous sommes séparés seraient-ils toujours aussi pertinents aujourd’hui (monopoles publics, circuit du trésor…) ?
F. Farah : Mon propos n’est pas d’en appeler à une vaine restauration. La France de l’après-guerre ne reviendra pas. Laissons derrière nous les Trente Glorieuses. La tactique d’un certain libéralisme est de dénoncer un certain passéisme imaginaire lorsque nous évoquons des instruments des politiques économiques du passé. Mais même si le contexte a changé, certains outils peuvent conserver leur pertinence.
Prenons les monopoles publics, ils paraissent nécessaire pour organiser la transition écologique. Un vaste monopole public des transports, de l’énergie s’impose. Le passage à une économie plus décarbonée ne se fera pas par un système de prix qui joueraient le rôle d’incitations et d’orientations des comportements. C’est l’État par l’aménagement du territoire, par une politique qui favorise le ferroviaire et par la constitution d’un bouquet énergétique à même de répondre aux enjeux de demain qui peut déjà poser des jalons pour une économie renouvelée.
Les logiques de marché ont montré leurs limites. Il en va de même pour les circuits du trésor qui devraient être reconsidérés, ce qui impliquerait une véritable révolution, car voilà plus de quarante ans, que les politiques et certaines élites nous expliquent, que le financement des besoins des administrations publiques passe par les marchés financiers. Revenir aux circuits du Trésor, mais revus et corrigés, permettra de sortir d’une logique d’endettement, ils fourniront les ressources nécessaires sans être soumis aux logiques d’agence de notation, et surtout à la logique des marchés. Mais cela impliquerait aussi de revenir sur l’indépendance de la Banque centrale. Certes cela ne sera pas simple. Mais il faut déjà s’autoriser à le penser.
Aujourd’hui, après tant d’années d’abandons d’outils de politique économique (nationalisation, planification, monopole public, politique industrielle…), une autre façon de penser l’action économique paraît presque incongrue. Les pandémies qui risquent de devenir régulières, les conséquences du changement climatique, le vieillissement des populations, la montée grandissante d’une pauvreté, des inégalités devraient nous interdire de penser notre devenir économique uniquement par le canal du marché. Des économies mixtes, administrées dans certains cas et fortement socialisées s’imposent. J’entends déjà les cris d’orfraie, mais il ne s’agit pas de faire disparaître les entreprises, ou la propriété privée, mais de réhabiliter la propriété publique, d’abandonner des modes de gestion néomanagériaux. Il s’agit de s’armer pour les défis de demain. Les chantiers sont vastes, mais il faut recouvrir notre souveraineté, et la souveraineté monétaire est absolument nécessaire.
« Le passage à une économie plus décarbonée ne se fera pas par un système de prix qui joueraient le rôle d’incitations et d’orientations des comportements »
Gavroche : Depuis une petite dizaine d’années, la Banque centrale européenne (BCE) a engagé un tournant dans sa politique monétaire, confirmé par les récentes déclarations de Christine Lagarde. Cela peut-il nous inviter à l’optimisme ?
F. Farah : Un peu d’optimisme, mais il ne faut pas pêcher par excès. La Banque centrale européenne était au départ fondée sur une logique monétariste. La BCE n’était que le calque de la Bundesbank allemande, autrement dit l’euro était un Mark déguisé sans les inconvénients du Mark. Ce n’est pas pour rien que son premier gouverneur fut néerlandais, Wim Duisenberg. Les Pays Bas dont la monnaie nationale, le Florin avait abdiqué sa souveraineté au profit du Mark. Elle réduisait la stabilité des prix à la seule dimension de l’inflation, or la stabilité des prix, c’est aussi lutter contre la déflation.
Au départ, essentiellement obsédée par l’évolution des masses monétaires, elle a ajouté d’autres critères d’observation de la situation monétaire, mais elle est restée aveugle sur les déséquilibres financiers, et a rendu subalterne la politique de change, à tort. En la matière, la BCE a toujours réagi face au dollar, et n’a jamais vraiment construit une politique de change. Nous avons vécu de 2001 à 2008, avec un euro fort qui a été destructeur pour notre industrie. Et surtout la BCE ne pouvait apporter son concours aux États pour répondre à leurs besoins de financement
La crise économique dite des subprimes et puis celle des dettes souveraines à partir de 2010 a changé la donne, la BCE est devenue un peu moins allemande. C’est le moment Draghi de 2012, et la mise en place d’une politique originale dite non-conventionnelle chargée à la fois de fournir des liquidités à bon marché aux agents économiques, de veiller au bon fonctionnement du marché interbancaire, et nouveauté, d’intervenir sur le marché de l’occasion ou secondaire des obligations pour acheter des titres de dettes publiques. Depuis plus de dix ans , elle a conduit la zone euro en terres de taux d’intérêt négatif et assure la stabilité économique de la zone, et pour l’heure empêche le retour de mouvements spéculatifs sur les dettes souveraines. Elle détient la majorité des dettes souveraines européennes. Madame Lagarde ne peut que s’inscrire dans les pas de son prédécesseur et sa capacité à innover reste limitée. Certes les allemands ont dû faire des concessions, mais bien des problèmes demeurent.
La BCE n ‘a toujours pas de stratégie de change, et ne peut pas intervenir sur le marché du neuf ou primaire des obligations. Sa politique crée des effets inégalitaires et favorise les hauts revenus, les travaux de Clément Fontan le montrent. Sa politique de taux d’intérêt unique n’est pas forcément la plus pertinente. L’euro est trop fort pour certains États du sud qui se désindustrialisent à grande vitesse. La BCE est très peu contrôlée démocratiquement, elle ne sait pas être un moyen de financer la transition écologique. Elle reste politiquement et économiquement très conservatrice. Et puis tant que son action n’est pas correctement articulée avec l’action budgétaire, la portée de ce qu’elle fait demeure limitée. Elle maintient en état de respiration artificielle la zone euro. Mon optimisme sera modéré.
Gavroche : Vous critiquez assez durement l’Union européenne ainsi que l’euro. Toutefois, quels seraient les coûts d’une sortie de l’euro ? Beaucoup mettent en effet en avant une hausse des taux d’intérêt ou le risque de spéculation sur le franc…
F. Farah : Il serait irresponsable de dire que nous n’entrons pas en terra incognita. Il est clair que si cette sortie devait surgir, une phase de turbulence pourrait apparaître. Aujourd’hui l’Union européenne tient par la peur. Nous l’avons vu avec le Brexit, et ce qui est proposé aux peuples est assez terrible. Si les peuples sortent, il leur est promis la destruction, mais demeurer serait tout aussi terrible. Je crois que les peuples ont vu clairement ce qu’il en est de demeurer dans la monnaie unique : protection sociale malmenée, flexibilisation accrue du marché du travail, précariat, fiscalité favorable au capital, en gros sale temps pour les travailleurs. Alors une collectivité souveraine doit s’autodéterminer et prendre des risques aussi pour assurer sa continuité historique.
Cette sortie de l’euro devra se faire par surprise, en mobilisant des moyens d’exception, réquisition de la Banque de France, avec un contrôle des capitaux qui devra être intelligent. Si le nouveau Franc perd de sa valeur, se déprécie ou se dévalue, cela signifie qu’aujourd’hui il est largement surévalué, le FMI le dit lui-même. La hausse des taux d’intérêt je n’y crois pas vraiment, la signature de la France restera crédible. La France devra annoncer des intentions claires aussi sur ce que contient cette sortie de l’euro. Par ailleurs, comme l’a très bien démontré Jacques Sapir, c’est la lex monetae qui s’appliquera, c’est-à-dire que c’est un État souverain qui choisit la devise qu’il va utiliser et que les applications monétaires de cette devise sont déterminées par la loi du pays émetteur. Autrement dit, les dettes de l’État seront converties dans la nouvelle monnaie émission. Le taux de conversion appartiendra à l’État qui quitte la zone.
Il est évident que la période de transition peut apparaître complexe, il faudra créer une nouvelle communauté de paiement, instaurer une confiance, assurer que l’épargne des ménages ne se trouve pas exposée à des risques de perte massive. Mais ce sera l’occasion de réorganiser les circuits bancaires, de procéder à des modifications de la fiscalité. Bien sûr la période de transition impliquera une intervention massive de l’État aussi bien juridique que politique sans parler de l’économique et du social. Mais se maintenir à terme dans cette zone euro et même dans l’UE telle qu’elle fonctionne, est une folie.
« Se maintenir à terme dans cette zone euro et même dans l’UE telle qu’elle fonctionne, est une folie »
Gavroche : Les effets conjugués du marché unique et de l’euro ont largement participé à la désindustrialisation de la France. Quelles mesures une refonte de notre industrie nationale impliquerait-elle ?
F. Farah : Notre industrie a été très largement perdante ces quarante dernières années. Nos choix européens, le Franc fort puis l’Euro fort, la segmentation excessive des chaines de valeur ont été autant de facteurs qui ont joué négativement pour notre tissu industriel.
D’autres arguments peuvent être avancés, comme l’insuffisance de montée en gamme ou des enjeux de formation. Mais aujourd’hui, la France dispose de nombreux atouts qui passent moins par une relocalisation que par une nouvelle forme de réindustrialisation, renforcement de l’attractivité de l’industrie, la formation. Il faut sortir de l’approche low-cost, c’est-à-dire l’obsession de la baisse des coûts. La montée en gamme est nécessaire à l’heure de l’industrie 4.0.
La présente crise oblige à identifier des secteurs qui offrent des perspectives intéressantes : l’automobile mais de manière renouvelée, le traitement des déchets, l’environnement, les nouvelles technologies. Nous disposons d’une main d’œuvre qualifiée, des écosystèmes avec une véritable culture industrielle. Les difficultés se trouvent dans des élites qui se sont détournées de l’industrie, en ont véhiculé une image un peu caricaturale, et ont abandonné l’idée de la production dans le pays pour n’en garder que la conception des biens. Un certain protectionnisme intelligent s’imposerait aussi, et également la possibilité de pouvoir récupérer notre politique de change et commerciale. Le chantier de l’industrie est un chantier prioritaire. Il est vital pour la souveraineté nationale.
Gavroche : Il est commun de dire que la France serait « trop petite » pour exister dans un monde dominé par des superpuissances. L’UE est-elle en cela un atout ou un boulet ?
F. Farah : La taille d’un territoire, le nombre d’habitants ne sont pas obligatoirement des critères de puissance. Si vous disposez d’un vaste territoire, mal aménagé, avec de fortes contraintes géographiques par exemple ou une population nombreuse mais peu formée, en mauvaise santé, vous ne trouverez pas forcement dans ces aspects, des atouts de puissance. Toutes les nations n’ont pas besoin d’être des superpuissances pour exister sur la scène internationale. Il y a bien des moyens pour être présent sur la scène du monde.
La France produit le sixième revenu du monde avec seulement 30 millions d’actifs. Nous disposons d’une productivité élevée, l’une des meilleures au monde. La France dispose de nombreux atouts : la francophonie, son réseau d’alliances françaises, ses lycées à l’étranger, une présence diplomatique importante. Elle est puissance nucléaire, elle est une force militaire reconnue et importante sur de nombreux théâtres d’opération, sa démographie est bien plus dynamique que la plupart de nos voisins, elle est la deuxième puissance européenne.
La France dispose de nombreux atouts militaires, culturels, politiques, mais ce sont bien souvent nos élites qui lui ôtent les moyens de sa puissance et tiennent des discours défaitistes et ne souhaitent que s’adapter, disons-le, se soumettre. La France a cessé d’être l’interface entre les pays du nord et du sud de l’Europe, elle s’est atlantisée, et a perdu en autonomie stratégique. Sa présence dans le monde arabe est moins nette qu’a d’autres moments de la Vème République. Le choix de l’UE pour donner un horizon politique au pays a été une mauvaise pioche.
L’UE défait les anciennes régulations nationales, mais a du mal à proposer du positif en remplacement. Elle sait défaire, mais ne sait pas faire. L’Union européenne concentre vingt-sept nations avec autant d’histoires différentes et d’intérêts divergents qu’il est impossible de dégager un intérêt commun donc le plus petit dénominateur commun l’emporte. Vingt-sept souverainetés additionnées n’en font pas une. Je crois que ce projet d’UE est un projet dépassé, qui n’a d’ailleurs pas fait école et qui est miné par des rivalités nombreuses. Ces grands ensembles difficiles à mettre en œuvre, à manier pour moi appartiennent au passé de la guerre froide. Aujourd’hui c’est plus que jamais le temps des nations. Et rien n’empêche d’imaginer que ces nations s’organisent pour commercer ou échanger .
L’UE n’est pas un bouclier contre la mondialisation, elle en est la succursale la plus inquiétante : concurrence déloyale, dumping économique et sociale, paradis fiscaux. Elle est conçue pour mettre les nations en concurrence et les dépasser. Elle a voulu se penser comme une grande Suisse et s’est considérée comme une retraitée de l’histoire.
« Aujourd’hui c’est plus que jamais le temps des nations. Et rien n’empêche d’imaginer que ces nations s’organisent pour commercer ou échanger »
Gavroche : A la suite de la crise de 2008 et de celle plus récente du COVID, les dettes publiques ont explosé partout dans le monde et notamment en France, ou le gouverneur de la Banque de France et le Ministre de l’Économie ont averti d’efforts à consentir pour son remboursement futur. La dette publique pourrait-elle constituer un problème à l’avenir ?
F. Farah : Je pense qu’il faut pouvoir trouver une position médiane entre une position de la dépense à l’infini et celle qui consiste à dire que l’augmentation de la dette va nous placer dans une situation à la vénézuélienne. Un pays mis en avant par les libéraux pour indiquer où pourrait conduire un excès de la dépense publique. Pour l’heure, la dette n’est pas un problème, elle nous coûte moins chère que par le passé, les investisseurs sont friands de dette française et les taux d’intérêt qui portent sur les dettes sont nuls ou négatifs. Il est donc possible de s’endetter et faire rouler la dette. Ce n’est pas à moyen terme le problème central. La dette doit servir à préparer l’avenir, aujourd’hui à la faveur des taux d’intérêt négatif, il est possible non seulement de protéger les industries du passé, mais aussi de préparer l’avenir. Le gouvernement français ne le fait pas assez. La relance Castex n’est pas à la hauteur des événements présents.
Avec une épargne abondante et un sous-investissement, la dépense publique est nécessaire. Ma préoccupation concerne les choix à venir pour répondre à la question de la dette. Il faut s’assurer que les revenus futurs augmentent la croissance, voilà l’enjeu. Il s’agira moins de combattre l’excès de dépenses que de faire croître le revenu. Autrement sur quoi pouvons nous compter pour alléger le poids de la dette ? Une inflation plus importante que celle d’aujourd’hui. Pour l’heure l’inflation est morte en Europe, et ce depuis plus de 30 ans. L’inflation qui existe aujourd’hui vient de certaines classes d’actifs comme l’immobilier, mais l’inflation par les salaires, c’est bien fini. Nous vivons dans un capitalisme à basse pression salariale comme l’a dit Frédéric Lordon. Que reste-t-il alors ? Une solution viserait à mettre à contribution les plus riches. Un grand soir fiscal est attendu depuis longtemps, mais il n’y a pas les forces politiques pour le faire advenir.
Je redoute que ce soit la protection sociale qui soit la grande perdante au final. Nos élites ont depuis longtemps abandonné toute idée d’intérêt général, elles sont devenues une oligarchie qui n’a plus qu’elle-même pour horizon.
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