Le blocage du pays comme suite logique de la mobilisation

5
(2)

Imaginez un pays souffrant d’une crise sociale telle qu’il en serait, au matin, tout à fait silencieux. Les autoroutes fermées, les transports en commun à l’arrêt, les ateliers des usines scellés d’une chaîne, les gares vidées de leurs voyageurs : pas de doute, il s’agit bien d’une grève massive, d’une colère populaire comme la France en a le secret. Un scénario aux allures de vacances pour certains, ou de coronavirus pour d’autres, mais qui n’est rien qu’une étape supplémentaire de la gronde du peuple qui défend ses droits. Le tant redouté « pays bloqué », que l’exécutif veut éviter à tout prix, pourrait bien s’éveiller le 7 mars prochain.


Un gouvernement sous pression

Depuis le début des initiatives contre la réforme des retraites voulue par Matignon, le 19 janvier, la menace du blocage agitée par la plus grande intersyndicale depuis 1995 ne cesse de planer au-dessus du gouvernement comme une épée de Damoclès. Des organisations lycéennes aux mastodontes que forment la CGT et la CFDT, le principe directeur est clair, horizontal et unanime : user de tous les moyens légaux, dans un premier temps, dans la lutte sociale, puis invoquer la désobéissance civile en cas d’affront d’Élisabeth Borne. Après plusieurs manifestations à succès, l’âge de départ à la retraite qui ne serait « plus négociable » n’a pas convaincu la population de la soit-disant volonté de la Première ministre d’instaurer un dialogue raisonnable et pourtant nécessaire. Le mal est fait.

Avec près de 2 millions de manifestants lors de la première journée de mobilisation, 2,6 millions le 31 janvier, et le maintien de ces chiffres le 11 février, la pression exercée par la population sur l’exécutif est, elle aussi, non-négociable. Le mouvement, bien loin de s’essouffler, se renouvelle continuellement par les maladresses de l’exécutif et la détermination des militants, parfois citoyens non-encartés, non-syndiqués, ou ayant même donné leur voix à Emmanuel Macron, aujourd’hui à regret.

Desormais, c’est bien du blocage dont il est question. Cette faculté des syndicats, cette arme sociale de paralysie que les partisans de la réforme aiment à désigner comme une « prise d’otage de la nation » – la Nation, son peuple, est dans la rue, le pays, son système, est vulnérable à la colère de la Nation, un calcul d’une simplicité abyssale et pourtant négligé. Le 18 janvier, un jour avant les premières pancartes aux slogans novateurs, Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, appelait les manifestants à ne pas embêter les « Français qui n’ont rien demandé », à ne pas « bloquer la Nation », avant de conclure, par ignorance ou par bêtise, que « le blocage, ce n’est pas la suite logique d’un mouvement social. »

Le blocage n’est pas la suite logique d’un mouvement social quand le pouvoir en place ne s’entête pas à gouverner contre la volonté du peuple. La volonté du blocage n’est pas la ruine du pays.

Olivier Véran a tout faux. Tout au plus, le blocage n’est pas la suite logique d’un mouvement social quand le pouvoir en place ne s’entête pas à gouverner contre la volonté du peuple. Pour l’heure, il convient de s’intéresser au principe même du blocage. Par nature, il est la réappropriation des services publics mis à disposition des personnes présentes sur le territoire. Il est l’étape supérieure au refus du retrait d’un texte qui ne trouve aucune attache auprès des citoyens, ni aucune logique au sein du contrat social. Il ne peut être que la voix de la majorité, la preuve évidente d’une solidarité de la Nation du fait que sa mise en œuvre nécessite à la fois une organisation drastique et une conscience générale des enjeux. Autrement, la cessation de toute activité publique – à l’exception des services d’urgence – plongerait la France dans un état d’anarchie et de chaos. De toute l’histoire de la Ve République, où seul compte le rapport de force entre l’exécutif et le Parlement, ou la gouvernance et le peuple, un tel état de délitement n’est arrivé qu’en 1968, après de longs mois où la négociation fut repoussée jusqu’aux accords de Grenelle.

En 2010, les manifestations contre la réforme des retraites portée par Éric Woerth aboutissent à des grèves, à des blocages du fait du bras de fer engagé par François Fillon. SNCF, transports en commun, services des déchets, raffineries… les principaux secteurs d’activités affiliés aux syndicats n’entendent pas se laisser faire. Cependant, la mobilisation s’essouffle. Le souvenir de 1995 s’éloigne. La réforme passe. Avec un coût estimé entre 0,1% et 0,2% du PIB, l’activité rattrape son retard dans les mois qui suivent.

1995, cette fois, représente encore aujourd’hui la dernière grande victoire de la justice sociale. Alain Juppé, alors Premier ministre de Jacques Chirac, provoque une réaction épidermique avec un plan de redressement de la Sécurité sociale, touchant justement à la question des retraites. Les grèves sont massives, les bus, les réseaux ferroviaires et les métros sont tout simplement stoppés. Mais l’action, méthodiquement organisée, n’affaiblit pas le pays tout en coûtant cher au patronat. Elle est une première pierre à la prise de conscience que les entreprises, pourtant défendues par le pouvoir en place, n’entendent pas continuer sur la voie d’un conflit social qui pourrait porter un coup terrible au secteur économique. Un rappel crucial en ces temps de gouvernance néolibérale. Alain Juppé perd en crédibilité. Les 0,2% du PIB sont rattrapés dès le trimestre suivant.

2018, 2019, et même la révolte de 1968 n’ont pas ruiné la France : certes, des violences commises auraient pu être évitées ; oui, les gilets-jaunes cristallisent parfois quelques mouvances extrémistes et complotistes, mais non, ces occupants de la Sorbonne et des ronds-points ne font pas moins partie de la France que les autres, et ils n’ont pas mis le pays à genoux. Ils ne l’ont pas pris en otage, ils n’ont pas sabordé son appareil économique.

L’attaque des richesses, des « superprofits » n’a fait consensus que récemment. C’est qu’une population dont la souffrance est ignorée est capable de trouver elle-même la solution à ses problèmes. Dans l’histoire des blocages et des colères qui grondent, le gouvernement est le seul responsable de l’accroissement des tensions. Comme l’écrit Guy Konopnicki dans Marianne[1], « le blocage vient d’en haut. »

 

La bataille des responsabilités

Le 10 février, Emmanuel Macron sort enfin du silence qu’il s’était imposé, appelant à « l’esprit de responsabilité » des syndicats. Entre temps, comme Alain Juppé en 1995, Élisabeth Borne, dont la nomination au poste de Première ministre était déjà pour elle inespérée, est sacrifiée sur l’autel de la confrontation sociale. Avant elle, la première victime de cette organisation n’est autre que le pathétique Olivier Dussopt, ministre du Travail, dont le discours cristallise les colères au point de voir sa tête imprimée sur un ballon de football par Thomas Portes, député de la France insoumise. C’est bien du fait de la mise en difficulté de Dussopt sur le texte, de ses balbutiements à l’Assemblée nationale interrompus par Valérie Rabault, sa vice-présidente du Parti socialiste, que le président de la République, alors à Bruxelles, s’est vu contraint de prendre la parole.

Toujours sur le ton paternaliste et moralisateur d’un cadre trentenaire venant d’acheter un break Audi d’occasion, Emmanuel Macron en appelle à la responsabilité des syndicats, au calme des Gaulois réfractaires. À Mouilleron-en-Pareds, sous le sol frais de l’hiver, le créateur du ministère du Travail doit tant se retourner dans sa tombe qu’y brancher une dynamo justifierait la nationalisation d’EDF. « Je souhaite d’abord que le travail puisse se poursuivre au Parlement, c’est ainsi que la démocratie doit fonctionner », affirme le président à l’issue d’un Conseil européen. La Première ministre et technocrate en chef ne semble pas avoir été prévenue. « Il ne doit ainsi pas y avoir de volonté de bloquer la vie du reste du pays », conclue-t-il.

La contre-attaque est sans appel : « Quand on a l’esprit de responsabilité, on écoute », affirme Philippe Martinez sur Europe 1. Le secrétaire général de la CGT semble visiblement très remonté d’avoir été décrit en agitateur professionnel. Le rejet du dialogue social est tel de la part du gouvernement que l’idée de « monter d’un cran », c’est-à-dire d’en appeler à une grève reconductible, commence à germer au sein de l’intersyndicale. De son côté, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, s’emporte sur franceinfo : « Excusez-moi, mais bordel, on n’est pas responsables depuis le début ? » De fait, quand-bien même la CFDT n’a pas toujours été en première ligne lors des dernières mobilisations, au regard de l’implication du mouvement depuis le début de l’année 2023, on ne peut que lui donner raison. Son soutien au blocage est à souligner.

Sur le long terme, la réforme est non-seulement un projet mortifère, elle est aussi une usine propre à fabriquer des injustices, et un véritablement encouragement aux lectures populistes.

Un ressentiment profond traverse la société française dans son ensemble et menace et l’intégrité du corps social, et les institutions de la République, essoufflées de n’être que des chambres d’enregistrement ou perçues par l’exécutif comme des obstacles à la politique gouvernementale, mais jamais comme des moyens d’entente et de concertation. Avec une opposition au projet de loi atteignant entre 60 et 70% de la population, seul le retrait pur et simple du texte saurait apaiser les tensions qui dévorent la rue et abîment la perception du travail. Plus dangereux encore : la défiance de la jeunesse, déjà inquiétée par la crise climatique plus qu’aucune autre génération avant elle, et par la perspective de la guerre, ne fera que s’accentuer en cas d’adoption. En clair, sur le long terme, la réforme est non-seulement un projet mortifère, elle est aussi une usine propre à fabriquer des injustices, et un véritablement encouragement aux lectures populistes.


Sur la voie empruntée par Élisabeth Borne, le blocage du pays semble inévitable. Sera-t-il important ? Durera-t-il ? Fera-t-il plier le gouvernement ? Si aucune hypothèse ne peut être émise avec certitude, toutes les graines ont été plantées par Emmanuel Macron afin qu’il en récolte les fruits. Le temps de la concertation est terminé. La bataille sociale est engagée. La France y survivra, son économie aussi. Signataires du contrat social, unissons-nous !

 

Gabin Bruna

 

[1] Marianne, numéro 1351, du 2 au 8 février 2023

Votre avis nous intéresse !

Parce que vous comptez...

Résultat moyen : 5 / 5. 2

Soyez le premier à partager votre impression!

Vous avez trouvé cet article intéressant...

Suivez l'aventure Gavroche sur nos réseaux !

Nous sommes désolés que l'article ne vous ait pas plus.

Aidez-nous à nous améliorer !

Dites-nous ce que vous en avez pensé !

Auteur/Autrice

Poster un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.