« La précarité est l’épidémie de la recherche » – Entretien avec Stéphanie Roza

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Stéphanie Roza est chercheuse au CNRS, chargé de recherche en philosophie et auteur de La gauche contre les Lumières paru chez Fayard. Elle aborde au cours de l’entretien, l’état se déliquescence dans lequel s’engouffre le monde de la recherche, complètement exsangue financièrement à cause du néolibéralisme. La gauche doit se relever et agir sans se laisser distraire par le chiffon rouge de l’islamogauchisme qui ne cesse d’être brandi.

Pour mieux appréhender l’entretien nous vous recommandons la lecture de notre article concernant la loi LPPR, ainsi que celui d’Université ouverte.


Gavroche : Pourquoi estimez-vous important d’élever votre voix contre la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche ?

S. Roza : Je suis d’accord avec la majorité de mes collègues pour dire que cette loi a pour but de faire disparaître à terme les postes de maître de conférence en rendant possible des contrats de recherche post doctoral comme cela se fait déjà en Allemagne, aux États-Unis, en Angleterre. Elle précarise les enseignants-chercheurs avant de leur donner la possibilité ( pour certains d’entre eux) de pouvoir prétendre à un poste de professeur. C’est un assez gros changement à terme même si aujourd’hui les contrats précaires ne font que se multiplier dans le sillage de cette loi depuis son adoption. Les objectifs sont des économies substantielles sur la recherche notamment en sciences humaines et une plus grande fluidité pour le Ministère.

 

Gavroche : Selon vous l’application d’une telle loi a pour conséquence l’accentuation de la précarité ?

S. Roza : Oui. Tout s’enchaîne dans la continuité de ce qui précède. Cela fait des années que les enveloppes budgétaires fixes descendent. Les laboratoires ont de moins en moins de moyens fixes. Cela fait des années que nous sommes invités, nous en tant que chercheurs, à monter des projets de recherche, à réclamer de l’argent non-pérenne auprès de mille institutions à l’échelle régionale, nationale ou européenne. Dans les sciences dures, les chercheurs sont invités à faire des partenariats avec le privé sur des projets de court ou de moyen terme qui impliquent l’embauche précaire pour une durée déterminée. Outre la précarisation des chercheurs, nous perdons également une façon de chercher sur le long terme. Cela nous oblige à raisonner comme des petits entrepreneurs lorsque l’on se lance dans un projet !

Outre la précarisation des chercheurs, nous perdons également une façon de chercher sur le long terme

 

Gavroche : Connaissez-vous personnellement des chercheurs en situation de précarité et pouvez-vous témoigner des conditions dans lesquelles ils doivent exercer leur métier ?

S. Roza : Il faudrait habiter dans une grotte, en tant qu’enseignant-chercheur en France, pour ne pas connaître de chercheurs précaires ! La précarité est l’épidémie de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ! On a tous autour de nous des doctorants qui n’ont pas de financement, obligés de faire des vacations soit dans le Supérieur soit dans le Secondaire ou ont des « petits contrats ». Ces dernières années, nous avons assisté à une multiplication de contrats d’un nouveau type, notamment à cause d’une loi antérieure à la loi LPPR. Il s’agit de la loi LRU qui a porté un premier coup au système traditionnel en autonomisant les différentes universités qui disposaient chacune d’un budget différent avant que l’État ne coupe les crédits pour les obliger à avoir recours aux postes précaires. Je pense qu’actuellement, il y a plus de chercheurs en situation de précarité que de chercheurs en situation stable ! Cette année le recrutement a été historiquement bas, que ce soit en histoire, en philosophie ou dans les autres sciences humaines, c’est un massacre ! On a divisé le nombre de postes alloués par deux, par trois selon les disciplines !

La conséquence de tout ça, c’est le désespoir de ces jeunes chercheurs qui sont pour un grand nombre d’entre eux brillants et qui ont fait leurs preuves en faisant des post-doctorats, en ayant écrit dans des grandes revues académiques internationales, etc… C’est difficile de se sentir bien, même lorsqu’on a un poste de titulaire, quand on voit des collègues dans des situations extrêmement difficiles qui n’ont aucune visibilité sur leur avenir, qui ne peuvent pas s’installer dans la vie ou fonder une famille. Ce sont des situations humaines et morales vraiment compliquées !

La conséquence de tout ça, c’est le désespoir de ces jeunes chercheurs

 

Gavroche : A l’inverse, connaissez-vous des chercheurs qui soutiennent la réforme et pourquoi selon vous ?

S. Roza : Je pense qu’il faut distinguer les sciences humaines et le droit, l’économie et les sciences dures. Dans ces dernières disciplines, il y a plus de débouchés alors qu’en sciences humaines, les débouchés se résument à être professeur dans le Secondaire ou à l’université. Il y a aussi le journalisme, c’est vrai, mais il y a quand même moins de possibilités. En ce qui concerne les sciences dures, le droit ou l’économie, la situation est moins tragique. Certains collègues peuvent alors voir la réforme d’un moins mauvais œil, car la situation est moins dramatique pour eux. De plus, en biologie ou en informatique, il est plus facile d’être financé par les entreprises si l’on fait l’effort de donner à son projet de recherche une coloration directement utilisable. La pénurie est moins forte, il y a moins de tensions. La situation est donc différente d’un ensemble de discipline à un autre, mais je ne crois pas trop m’avancer en disant que globalement, la réforme est rejetée.

 

Gavroche : Est-ce que vous pensez qu’il y a un lien entre l’idéologie néolibérale et le projet défendu par le gouvernement ? Est-ce que par ailleurs, vous pensez que le système universitaire français devrait envier celui des États-Unis caractérisé par cette logique de concurrence sauvage ?

S. Roza : Le problème du système universitaire américain est qu’il est extrêmement inégalitaire. Il y a de grandes universités avec beaucoup de moyens qui font payer très cher l’entrée aux étudiants qui doivent s’endetter à moins de venir d’une famille très aisée. Ils doivent ensuite rembourser leurs dettes en travaillant. Ce n’est pas souhaitable du tout à mon avis ! J’ai des collègues qui enseignent dans des grandes universités américaines, qui sont contents de leur situation, qui sont très bien payés, … Mais je connais aussi des personnes qui enseignent dans des community colleges et qui ont des postes précaires renouvelés chaque année… D’une année sur l’autre, ils ne savent pas si leur contrat va être renouvelé. Donc oui, c’est un système où règne la concurrence et la précarité et je ne pense pas qu’en sciences humaines, ce soit efficace pour la recherche. Pour la santé mentale et morale des personnes qui se lancent dans la recherche, ce n’est pas enviable.

Évidemment qu’il y a une influence de l’idéologie néolibérale dans le fait de précariser, d’obliger les chercheurs à se vendre avec des arguments quasi-marketing, mais la recherche, surtout celle en sciences humaines, n’est pas forcément toujours sexy et marketing ! Je ne suis pas convaincue que la recherche va y gagner en qualité, au contraire.

 

Gavroche : Quels rapports entretenez-vous avec Antoine Petit qui est le PDG du CNRS et qui a été choisi par le gouvernement pour composer la loi LPPR ?

S. Roza : Antoine Petit est le fameux auteur de la phrase « A l’avenir la recherche doit devenir darwinienne ». J’ai envie de dire que tout est là ! La recherche ne doit plus appeler à la synergie de coopération entre les différents chercheurs des différentes disciplines, et à la contribution collective plurielle et riche, mais au contraire, ce sont les laboratoires les mieux adaptés à cette économie néo-libérale de la recherche qui vont survivre. Les autres doivent mourir socialement ! Il y a bien là un darwinisme social. Non seulement l’aspect collectif est complètement nié, mais certains collègues qui font de la très bonne recherche ne savent pas la vendre sur le marché ! Ceux-là vont être éliminés de façon darwinienne. Cette philosophie n’est pas la mienne en tout cas !

A l’avenir la recherche doit devenir darwinienne

 

Gavroche : Auriez-vous une vision idéale de ce que devrait être la Recherche et l’Enseignement supérieur en France ?

S. Roza : Je fais partie de ceux qui pensent que les chercheurs doivent rendre des comptes. Je ne veux pas donner l’impression que les chercheurs doivent pouvoir faire tout ce qu’ils veulent sans rendre de comptes à personne, ni du point vue qualitatif, ni du point de vue quantitatif. Il est normal que l’on soit soumis à des évaluations par les pairs. Par le passé, les chercheurs du CNRS étaient peut-être trop livrés à eux-mêmes. Aujourd’hui, que l’on nous pousse à rendre des comptes, à donner des cours à l’université et à travailler en interdisciplinarité est une bonne chose. Je suis pour une recherche exigeante où les gens sont tenus d’avancer, de tisser des liens avec d’autres chercheurs, de monter des projets. Je ne suis pas hostile aux projets, mais il faut des moyens ! L’écart entre les différents statuts crée des dissonances et des problèmes relationnels. Tout n’est pas mauvais dans la recherche telle qu’elle est actuellement pratiquée, mais il faut que le financement suive !

 

Gavroche : Concernant l’actualité, la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a récemment entendu employer le CNRS pour produire des enquêtes sur ce qu’elle appelle « l’islamo-gauchisme » à l’université. Quelle a été votre réaction lors de l’annonce de la ministre ?

S. Roza : Avec le recul, nous nous sommes rendus compte qu’il s’agissait en fait d’une manœuvre de diversion ! La ministre, en disant cela, savait très bien qu’elle déclencherait des réactions offensées de la part de tout le monde. C’est exactement ce qui s’est passé. Elle savait très bien qu’elle allait entraîner la discussion vers des sujets dérivatifs. Par exemple : est-ce qu’on peut employer le mot islamo-gauchisme ou pas ? Est-ce que ce concept a une réalité scientifique ou pas ? Je suis triste de voir que tout le monde s’est jeté sur cette muleta qu’elle nous a tendue. Quelques semaines plus tard, on s’est rendu compte que le nombre de postes offerts n’avait jamais été aussi bas. Les médias ne voulaient plus en parler, car lorsqu’ils se sont intéressés longuement à un sujet comme celui de l’université, il n’en parle plus après. J’ai donc l’impression que ce débat a permis, assez habilement, aux macronistes de faire passer les suppressions de postes et la misère budgétaire facilement ! On a manqué ici de sens stratégique et on s’est laissé embarqué !

il s’agissait en fait d’une manœuvre de diversion

 

Gavroche : Selon vous quels sont les problèmes majeurs de la gauche en France actuellement ?

S. Roza : C’est une question immense ! Cela prendrait du temps pour expliquer tout ce qui ne va pas à gauche. Avec toutes les polémiques actuelles sur Vidal, l’islamo-gauchisme, la précarisation, l’UNEF, la non-mixité, nous avons un peu perdu le sens des réalités matérielles et sociales. En ce moment, la gauche se laisse embarquer dans ces débats stériles et donne une importance démesurée aux questions sociétales. Bien sûr que les polémiques raciales ou sexistes doivent être traitées avec la dignité qu’elles méritent. Mais je trouve qu’on se laisse détourner des problématiques socio-économiques qui sont l’ADN politique fondamental de la gauche. On laisse ces questions être accaparées par d’autres. En se basant uniquement sur du social, on ne peut pas construire une majorité. Le sujet des discriminations n’est pas celui de la majorité des Français et d’ailleurs, les personnes victimes de discrimination ont également des problèmes socio-économiques qui sont les mêmes que ceux du reste de la population. Il faut donc retrouver le sens des problèmes du plus grand nombre et essayer de réunir les gens sur ces questions élémentaires surtout avec la crise économique fantastique qui s’annonce et qui a déjà commencé. Lorsqu’on voit l’actualité du débat public, j’ai l’impression qu’on va encore rater un coche et qu’on va se faire doubler par d’autres.

Entretien réalisé par Thomas Primerano, étudiant en philosophie à la Sorbonne, auteur de Rééduquer le peuple après la Terreur publié chez BOD.

 

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