« La Russie n’a pas les moyens d’une politique ambitieuse en Afrique » – Entretien avec Dario Battistella
Au Mali, le début d’année 2022 a été marqué par la croissance exponentielle de la présence de mercenaires russes du groupe Wagner. D’une quarantaine d’individus présents à la fin du mois de décembre, ils seraient aujourd’hui entre 300 et 400. Le chef présumé de ce groupe, Evguéni Prigojine, a salué le récent coup d’État militaire au Burkina Faso. En Centrafrique aussi, l’influence russe se fait de plus en plus importante et le pays est devenu un symbole de la présence russe dans le continent. Peut on parler d’un retour de la Russie en Afrique ? Comment analyser cette présence, son histoire, ses objectifs et ses conséquences ?
M. Dario Battistella, professeur agrégé des universités en science politique à Sciences Po Bordeaux, est l’auteur d’ouvrages de relations internationales de référence tels que Théories des relations internationales, qui a connu six éditions aux Presses de Sciences Po depuis sa première parution en 2003. Il participe régulièrement à des colloques et conférences à travers le monde sur le sujet des relations internationales.
Gavroche : Tout d’abord, que pouvez-vous nous dire sur la place que l’Afrique occupait dans la politique de puissance de l’Union Soviétique ?
D. Battistella : À l’époque, l’Afrique était une zone de rivalité avec les États-Unis, rivalité de puissance mais aussi d’idéologie puisque l’URSS et les États-Unis étaient les deux grandes puissances qui se proclamaient anti-coloniales. Les États-Unis étaient devenus indépendants suite à une guerre de facto anti-colonialiste contre le Royaume-Uni, et l’Union Soviétique était favorable à une indépendance des pays colonisés et souhaitait les aider. C’était pour eux une lutte s’inscrivant dans une logique anticapitaliste. De la sorte, ils se substituaient aux anciennes puissances coloniales. L’URSS avait la main-mise sur l’Égypte, qui s’était rapprochée d’elle par pur opportunisme politique, des anciennes colonies françaises comme la Guinée ou encore l’Algérie (c’était d’ailleurs là que les Soviétiques amélioraient leur pratique du Français !), la Somalie puis l’Éthiopie, et enfin les anciennes colonies portugaises, notamment l’Angola et le Mozambique.
L’Afrique était un des champs de présence soviétique tout au long de la Guerre froide, moins important que l’Asie, mais plus que l’Amérique Latine, qui était l’arrière-cour américaine – à l’exception de Cuba. Il y avait donc une présence certaine, mais qui a contribué à l’« imperial overstretch » (un concept développé par Paul Kennedy), terme signifiant que leur investissement important dans ces pays leur coûtait plus qu’il ne leur rapportait. En effet, les pays sous-développés étaient très peu intéressants stratégiquement, en termes de puissance réelle. Ils investissaient à perte dans ces soutiens plus ou moins quelconques. Ça fait partie des « proxy wars » que les soviétiques menaient avec les Américains, et inversement, dans les pays du tiers-monde. L’Afrique était un moyen en vue d’une fin – la fin étant la domination du monde, que l’Union Soviétique n’a jamais réussi à obtenir.
Gavroche : Comment le rapport de la Russie à l’Afrique a-t-il évolué depuis la fin de l’URSS ?
D. Battistella : La Russie est une sorte de peau de chagrin de l’URSS. Pendant 10 ans, elle n’a pas eu de politique étrangère digne de ce nom après l’implosion de l’Union Soviétique. Sous Poutine, du moins jusqu’au début des années 2010, elle a réussi, dans une certaine mesure, à retrouver une croissance économique grâce à ses ressources naturelles – donc le gaz et le pétrole – mais ne pouvait pas envisager d’intervenir à droite et à gauche dans le monde, comme justement l’Union Soviétique le faisait. L’Ukraine et la Géorgie, c’est différent, c’est son arrière-cour, comme le Mali pour la France ou le Salvador ou le Nicaragua pour les États-Unis. Mais à part la Syrie et le Mali, plus ou moins indirectement, il n’y a rien. L’Afrique peut intéresser Poutine, pour prouver, autant que faire se peut, que la Russie a son mot à dire, mais en réalité, la Russie n’a plus les moyens d’une politique africaine un tant soit peu ambitieuse. Cette politique est une espèce de tâtonnement. Si les Russes, comme toujours, trouvent une occasion de s’implanter, ils n’hésitent pas, mais il n’y a pas une stratégie consciente d’investissement de l’Afrique. L’hypothèse que la Russie passe par le sud pour prendre l’Europe en tenaille existait déjà quand j’étais étudiant et relève en réalité du fantasme. Pour la Russie, l’Afrique, aujourd’hui, peut être une scène où être présent revêt une dimension symbolique.
Gavroche : Donc dans les jeux de pouvoir d’autres puissances majeures et secondaires, quelle place l’Afrique prend-elle ?
D. Battistella : L’Afrique (francophone), c’est le pré-carré français, ça l’est toujours, donc pour la France ça a un intérêt certain – celui de certains groupes privés, pour les ressources de pétrole ou encore d’uranium, ou un intérêt de prestige national. Mais au-delà de ça, l’Afrique n’est pas au cœur des jeux de pouvoir des puissances majeures, c’est un enjeu secondaire.
Gavroche : La Chine prend tout de même une place plus importante, par exemple investit beaucoup en Afrique ?
D. Battistella : Oui, c’est certain. Justement peut-être que ce sont les ressources, notamment les métaux rares, qui attirent. Pour la Chine, c’est une façon de mettre un orteil, pour ensuite mettre le pied, puis la jambe et cetera. On investit, on tient un régime par la dette, et ensuite on lui demande des compensations stratégico-militaires, la mise en place d’une base par exemple, comme à Djibouti. À très long terme, ça peut effectivement être intéressant vis-à-vis des éventuelles ressources que l’Afrique peut posséder dans son sous-sol, comme les terres rares, qui sont de plus en plus importantes pour nos nouvelles technologies. Donc ça n’a pas fondamentalement changé. L’Afrique, c’est avant tout des enjeux économiques d’accès à des ressources rares. Le fait est que les régimes Africains vacillent entre instabilité et corruption… Ce sont des anocraties, hésitant entre des régimes autocratiques et d’autres plus pluralistes, des régimes qui sautent du jour au lendemain. On l’a vu au Mali, en Côte d’Ivoire, on le voit régulièrement en Centrafrique… On ne peut pas parier, en tant que grande puissance, sur ces alliés–là, vu que leur situation politique est trop fragile et trop instable.
Gavroche : Comment analysez- vous, ou caractérisez-vous la politique étrangère russe aujourd’hui ?
D. Battistella : Fondamentalement, la Russie cherche à recréer son espace d’antan. Dans cette perspective-là, ce qu’elle peut faire ailleurs, par exemple en Libye ou en Syrie ou au Mali, sert un peu de monnaie d’échange. La Russie a perdu 5 millions de km² lors de l’implosion de l’URSS. L’Asie Centrale reste sur son porte-bagage, comme l’a montré l’exemple récent du Kazakhstan. Le Caucase, c’est un peu plus compliqué, avec la Géorgie. Ensuite, le vrai problème c’est l’Ukraine et la Biélorussie. Elle veut recréer l’ancienne Russie, au sens de civilisation russe, ou slave de l’Est, des grands Russes aux Biélorusses aux Ukrainiens. Dans cette perspective-là, tout est bon à prendre. Donc si elle peut intervenir au Mali pour demander en échange aux français de ne pas intervenir en Ukraine, elle le fait. Les grandes puissances se mettent d’accord pour s’autoriser à intervenir chacune dans sa sphère, comme la Russie, la France et les États Unis l’ont fait à l’ONU, en 1994.
« La politique extérieure de la Russie est de retrouver la Russie d’antan. Tout le reste est un moyen qui peut servir de monnaie d’échange en vue de cette fin. »
Poutine a dit lui-même, « l’implosion de l’URSS a été la catastrophe géopolitique majeure de la deuxième moitié du XXème siècle ». Il a le mérite de sa franchise. L’Ukraine, c’est le berceau de la civilisation russe, Moscou c’est beaucoup plus tardif. D’où cette obsession de Poutine de ne pas permettre à l’Ukraine de devenir membre de l’OTAN ou même de l’Union Européenne. Il est hors de question de lâcher le morceau, avec peut–être – d’après ce que nous racontent les Américains – un risque de guerre imminent, d’une invasion imminente de l’Ukraine par les troupes russes. Donc, la politique extérieure de la Russie c’est de retrouver la Russie d’antan. Tout le reste est un moyen qui peut servir de monnaie d’échange en vue de cette fin.
Gavroche : Donc l’Afrique joue ici le rôle de monnaie d’échange dans la politique étrangère russe, selon vous ?
D. Battistella : Oui, complètement. Au-delà de ses régimes, la Russie a toujours été une « puissance pauvre », pour citer Georges Sokoloff, avec un appareil militaire surdimensionné fondé sur des ressources économiques faibles. Qui plus est, n’est pas une puissance au sens qu’elle « est capable de », mais elle « empêche les autres de ». Elle a une capacité de nuisance, plus qu’une capacité d’influence. La puissance c’est amener quelqu’un à faire ce qu’on veut lui faire faire. La capacité de nuisance c’est empêcher un autre de faire ce qu’il voudrait faire, donc ici c’est une capacité de nuisance par « proxy interposé » – nuire à la France, ou exercer une pression sur elle, par Mali interposé.
Gavroche : Avec des médias comme Russia Today ou Sputnik, la Russie tente d’établir des réseaux d’influence à travers le continent africain. Pourquoi mise-t-elle sur le soft power en Afrique, et quelles sont les conséquences et l’efficacité de ces réseaux ?
D. Battistella : La Russie n’a pas de soft power. Je suis désolé, personne ne me croit. Mais le soft power c’est la puissance de séduction, c’est la puissance d’attraction, c’est la puissance de cooptation d’un État sur un autre État, grâce à l’image que donne la société de l’État en question vers la société de l’autre État. Le soft power, c’est un terme de Joseph Nye, transnationaliste, pour qui ce n’est pas l’État le principal acteur mais c’est la société civile. L’Amérique a un soft power parce que nous avons des jeans américains, des ordinateurs et des smartphones américains, nous regardons des films et écoutons de la musique américaine. Cette puissance de séduction émane de la société civile et n’est pas mise en avant par le gouvernement, qui en profite mais, jusqu’à preuve du contraire, ni Apple, ni Hollywood, ni Harley Davidson ne travaillent pour le gouvernement américain, mais ça plaît et les gens consomment. Et ça, les Russes n’en ont pas d’équivalent. Les Russes avaient plus de soft power à l’époque de l’Union Soviétique que maintenant, parce que le communisme était une idéologie qui séduisait au moins une partie de la population dans les pays de l’Ouest, notamment en France et en Italie. Mais aujourd’hui, il n’y a pas de soft power, donc Russia Today, c’est de la propagande ! Sputnik, c’est la voix de Moscou, c’est comme Radio Moscou pendant la guerre froide.
La Russie n’a pas de soft power, le soft power c’est la puissance de séduction grâce à l’image que donne la société de l’État en question vers la société de l’autre État.
La Russie n’a pas non plus de diplomatie culturelle, qui pourrait être située quelque part entre le soft power dans le sens fort du terme et la propagande pure et dure. Même les Chinois, avec l’Institut Confucius, réussissent mieux. Personne n’est intéressé par apprendre le Russe, donc il n’y a pas de soft power.
S’il y a des réseaux d’influence, ils passent par les liens traditionnels que sont les liens entre certains hommes d’État et des entreprises, mais en Russie il n’y a jamais de différence très nette. Ce sont des réseaux d’influence par des réseaux de proximité entre hommes d’affaires au sens non-occidental du terme. En politique comparée, on parle de régimes néo-patrimoniaux en Afrique, on ne sait jamais où s’arrête le budget de l’État et où commence le porte-monnaie de l’Homme d’État. Ce sont ces liens–là qui existent, mais ce n’est pas de la séduction, c’est de l’intérêt mutuel. C’est du donnant-donnant, mais ce n’est pas de l’influence souterraine qui transforme une société, qui ensuite finit par impacter le gouvernement pour qu’il adopte une politique en fonction.
Gavroche : Par l’arrivée récente du groupe Wagner au Mali, la Russie montre, une fois de plus, qu’elle n’a pas peur de faire appel à des groupes privés dans les questions de défense. Comment analysez-vous ce choix et ses impacts sur les questions de sécurité internationale ?
D. Battistella : Ce n’est pas vraiment du privé, il n’y a pas de privé digne de ce nom en Russie, peut-être que dans le droit russe, c’est privé, mais pour un politologue, ce n’est pas privé. Aujourd’hui, il n’y a plus d’armées nationales, il y a à la fois des soldats professionnels et des mercenaires. Les Russes font, 20 ans après les Occidentaux, ce que les Occidentaux font depuis 20 ans. La Russie n’a jamais rien inventé – sinon la Kalachnikov… , elle ne fait qu’importer. Elle a importé son propre État, de chez les Varègues, ensuite elle a importé la modernité, avec Pierre le Grand, puis Lénine a importé le Marxisme, et Poutine aujourd’hui a importé le capitalisme sauvage – certes contrôlé par les oligarques. Désormais, ils prennent des mercenaires pour les forces expéditionnaires en dehors de la Russie, pour les mêmes raisons que celles qui avaient amené les Américains, puis les Anglais, à prendre des mercenaires. L’avantage d’un mercenaire, encore plus qu’un soldat professionnel, c’est que lorsqu’il meurt, personne ne va pleurer, parce que c’est tout simplement son métier de tuer et de mourir. Or, un gouvernement qui doit se justifier de ce que les fils du pays meurent aura des problèmes politiques tôt ou tard. Gorbatchev a retiré les troupes de l’armée rouge de l’Afghanistan parce que les mamans soviétiques commençaient à râler de ce que leurs fils mourraient pour rien là–bas.
Poutine a son armée à lui, qui intervient de façon déguisée en Ukraine, ou en Géorgie, et qui intervient pour bombarder en Syrie – mais pas plus que les Américains ou les Français -, pour combattre l’État Islamique et maintenir Assad. Mais on ne va pas envoyer les soldats russes mourir au Mali, on y envoie ce groupe privé, qui n’en est pas vraiment un, et qui travaille main de la main avec le pouvoir, mais c’est d’ailleurs pareil pour les Américains ! Blackwater, qui était le groupe de mercenaires le plus important en Irak, en 2003, s’entendait avec le Pentagone pour envoyer tant et tant de guerriers privés, de « corporate warriors », pour faire telle et telle mission. Il n’y a rien de nouveau. Là encore, la Russie imite ce qui marche, en partie, en Occident, et dont elle se dit qu’elle pourrait tirer profit elle-même, c’est de l’opportunisme le plus crasse. Donc il faut arrêter de monter en épingle Wagner.
Gavroche : Comment est-ce que vous percevez l’avenir de la politique de puissance russe en Afrique ? Est ce que cette tentative d’interférence va durer, et quelles conséquences pour la région ?
D. Battistella : Je ne sais pas, en sciences sociales, personne n’a jamais rien prédit, je m’abstiendrai. Il n’empêche que j’étais en Russie en 2019, j’y étais aussi en 2012, et il y a une sacrée différence. Depuis les sanctions économiques de 2014, les Russes trinquent. La Russie n’a pas les moyens d’une politique ambitieuse en Afrique, je reviens sur ce que j’ai dit au début, la Russie a un PIB inférieur à celui de l’Italie, avec deux fois plus d’habitants. Il y a aussi un déclin démographique en termes absolus, c’est à dire qu’il y a plus de gens qui meurent que de gens qui naissent, c’est quand même inconcevable ! Les gens meurent parce qu’ils ne sont pas soignés ou parce qu’ils se saoulent – j’exagère mais vous voyez ce que je veux dire.
L’implantation russe, c’est une broutille.
Comment voulez-vous qu’un tel pays puisse avoir des ambitions de puissance ? Elle peut avoir une ou deux marionnettes à droite et à gauche, comme elle l’avait à l’époque : Kadhafi, d’autres dictateurs africains, Assad aussi… Mais elle peut en avoir là où les pays Occidentaux n’ont pas d’intérêts un tant soit peu importants, parce qu’autrement, ils investissent dans les pays en question et les Russes n’ont aucune chance, contrairement aux Chinois grâce à leur économie. En résumé, l’implantation russe en Afrique, c’est une broutille.
Propos recueillis par Tiphaine Delenda
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