Le projet des fonds salariaux, système de transfert des actions des entreprises vers un fond détenu par les salariés, fût adopté par le syndicat LO en 1976. Toutefois, la mise en place d’un tel système soulève un grand nombre de questions, auxquelles son concepteur Rudolf Meidner avait tâché de répondre de son mieux. Présentation de ses travaux sur le sujet.
Les principes des fonds salariaux
Premièrement, le système portait une particularité qui le différenciait d’un système de participation classique. Le système des fonds se voulait neutre en termes de prix, de coûts et de croissance des entreprises. Le transfert de la propriété devait ainsi se dérouler de la façon la plus indolore possible. Ainsi, contrairement aux effets que produisent une taxe sur les bénéfices, l’idée était que les fonds propres ne quittent jamais l’entreprise.
Dans ce mécanisme, une entreprise située dans le champ d’application des fonds devait émettre et céder annuellement des actions aux fonds collectifs pour un montant équivalent à 20% du bénéfice réalisé. Aucune perte n’était à enregistrer pour les entreprises, ici seuls les actionnaires auraient subi une perte car leur part relative des actions se serait réduit progressivement.
La croissance des actifs revenant au fond était ainsi reliée au bénéfice réalisé dans les entreprises. Une part de la croissance économique devait revenir aux salariés, non pas sous forme numéraire mais sous la forme stratégique des actions d’entreprise.
Pour Meidner, l’idée d’une réquisition des moyens de production étant irréaliste, une socialisation en douceur était le seul moyen efficace de pouvoir contrer la concentration du capital. Il rejetait également l’utilisation des mesures fiscales afin de parvenir à cet objectif, la fiscalité n’étant pas prévu à ce but et ayant d’autres fins.
Le pourcentage de 20% était fixé pour que la croissance du fond se réalise à une vitesse relativement élevée. Dans son modèle, et selon ses projections, si les fonds avaient été introduits en 1976, ils auraient possédé en 2005 43,5% du capital des entreprises suédoises, puis 50,6% en 2012. Cela en aurait fait de loin les principaux actionnaires de toutes les grandes entreprises du pays, et le second acteur économique de la scène nationale derrière l’Etat ! En 30 ans, des entreprises telles que Volvo et Ericsson auraient pu passer sous contrôle des fonds salariaux.
Le champ d’application des fonds
Dans la vision de Meidner, la propriété industrielle, bien que représentant seulement un sixième du capital total de la Suède, pouvait être qualifié de « capital stratégique ». À la différence par exemple du capital immobilier, les propriétaires du capital industriel déterminent en grande partie la vie économique et productive du pays. Ce capital social affecte tous les aspects de la vie de la société tels que l’emploi, les salaires, les équilibres économiques territoriaux, le commerce extérieur, etc. La question de l’actionnariat et de sa répartition était donc bien plus qu’une question de lutte contre les inégalités. Il s’agissait de faire en sorte que les salariés aient davantage de poids dans l’élaboration de la politique économique et industrielle.
Les fonds salariaux devaient être créés dans les entreprises de plus de 100 salariés. Cette question du seuil de salariés minimal pour entrer dans le champ d’application des fonds fut l’objet d’âpres débats syndicaux. Certains membres de LO proposaient même d’y inclure toutes les entreprises, ce qui était impossible pour des raisons pratiques et politiques. Le seuil fut finalement fixé à 50 salariés dans la première mouture puis à 100 dans les versions suivantes, seuil que Meidner privilégiait.
Dans tous les cas, notait-il, la question était celle de la masse critique de salariés travaillant dans des entreprises inclus dans le système des fonds. Les calculs indiquaient qu’avec un seuil minimal de 100 salariés, 0,8% des entreprises et 60,1% des salariés auraient été inclus dans le système. Avec le seuil de 50 salariés, ces chiffres auraient été respectivement de 1,7% et 66,8%. Dans les deux cas donc, la masse de salariés inclus dans le système était suffisante pour que ce dernier puisse avoir l’impact voulu en termes d’influence des salariés et de démocratisation des décisions économiques.
Les entreprises publiques ainsi que les entreprises à but non lucratif étaient exclues du système. Les entreprises de type artistiques ou journalistiques devaient faire l’objet d’un questionnement ultérieur. Dans le cas des multinationales, les filiales d’entreprises suédoises situées à l’étranger n’étaient pas comprises dans le système tandis que les filiales d’entreprises étrangères situés en Suède l’étaient. Était prévu également un droit syndical permettant d’inclure certaines entreprises situées sous le seuil à la demande des salariés. Pour des raisons pratiques, le critère du nombre de salariés pouvait être complémenté par un critère portant sur le capital de l’entreprise. Le think-tank Intérêt général a également publié une intéressante note dans laquelle le critère du chiffre d’affaires est envisagé.
À la différence par exemple du capital immobilier, les propriétaires du capital industriel déterminent en grande partie la vie économique et productive du pays.
La démocratie industrielle
En détaillant l’organisation et l’administration des fonds, Meidner nous a donné la première mouture de ce qui devait être la base de la démocratie économique. La détention croissante d’actions par les fonds donne droit aux dividendes associées ainsi que le droit de nommer des membres du conseil d’administration dans chaque entreprise, selon la proportion d’actions détenues.
Dans le schéma proposé, la décision de la nomination des membres des conseils d’administration dans chaque entreprise devait se dérouler à travers un processus démocratique répartit sur trois échelons. Au premier échelon, au niveau de chaque entreprise, les syndicats locaux auraient nommé les membres du conseil d’administration jusqu’au seuil de 20% du total des actions de l’entreprise détenues par les fonds. Une fois passé ce seuil de 20%, la nomination du reste des membres serait revenue à l’échelon supérieur.
La question s’est posée de la forme que devait prendre l’échelon intermédiaire, régional ou sectoriel. Meidner trancha en faveur des fonds sectoriels, plus adapté à la structure de l’industrie et aux besoins d’informations et d’expertises. Ces fonds sectoriels auraient été chargés de nommer les membres du conseil d’administration lorsque le seuil de 20% d’actions détenus dans une entreprise était dépassé. Ils auraient été également chargés de fournir des conseils et une expertise aux salariés nommés dans les conseils. Les membres du conseil d’administration des fonds sectoriels devaient être nommés pour moitié par les syndicats des secteurs afférents et pour l’autre moitié par l’ensemble des syndicats, y compris les syndicats d’entreprise n’appartenant pas aux fonds. Il était prévu la nomination d’un ou deux représentants de la puissance publique parmi les membres des fonds sectoriels.
L’idée était d’harmoniser les intérêts de classe des travailleurs, en mélangeant la provenance des salariés nommés dans les conseils d’administration, le but recherché étant de prévenir le développement d’intérêts particuliers d’un secteur de l’économie ou d’une entreprise individuelle.
Enfin, le total des dividendes perçues grâce aux actions détenus devaient remonter à un fond central, qui se serait occupé de tâches administratives de réception et d’allocation des ressources. Les membres du fond central devaient être nommés par l’ensemble des syndicats, que ceux-ci furent présents ou non dans les entreprises inclues dans le système des fonds. C’est à ce niveau que devait être décidé de quelle façon les dividendes perçues devaient être redistribuées.
Ainsi, le système est conçu comme une transposition de la démocratie représentative dans la vie économique. À travers les élections professionnelles, les salariés élisent parmi leurs collègues ceux qui les représenteront dans les conseils d’administration. Ceux-ci remplissent leur mandat en ayant accès aux conseils et aux expertises rassemblées au niveau des fonds sectoriels.
La peur d’une bureaucratie, d’une domination exercée par les gros bonnets et la direction était exprimée fortement dans les réunions et débats syndicaux précédant l’établissement du plan. C’est pour y répondre qu’était donné une priorité aux syndicats locaux de chaque entreprise pour la nomination des membres du conseil d’administration, jusqu’au seuil de 20% du total des actions.
Enfin, le fait que tous les syndicats nomment, pour moitié, les membres des fonds sectoriels, et pour la totalité, les membres du fond central, donnaient aux petits syndicats et ceux existants dans les petites entreprises une sur-représentation dans les instances. L’idée était d’avoir un mécanisme propre à contrer la domination des grandes centrales syndicales, et à s’assurer que la gestion des fonds soient profitables à tous les salariés, que ceux-ci soient sous la juridiction des fonds ou non.
Meidner répondait aux critiques énonçant que son projet était un danger pour la démocratie. Les fonds n’auraient pas conduit à la fin de la « société ouverte » pas plus qu’ils n’auraient menacés l’économie mixte. La démocratie n’est pas menacée par une extension de la base de la prise de décision économique. Au contraire, les fonds permettant de lutter contre la concentration des richesses et du pouvoir, et de modifier la structure oligarchique de la propriété, la démocratie en serait sortie renforcée.
Le système est conçu comme une transposition de la démocratie représentative dans la vie économique.
Utilisation des dividendes
Si la question de l’utilisation des dividendes devait se poser de façon plus concrète au moment de la mise en place, il était toutefois possible d’esquisser les grandes lignes qui devaient prévaloir.
Tout d’abord, les revenus des fonds devaient servir à régler un problème d’ordre technique. Une entreprise procède parfois à de nouvelles émissions d’actions afin d’augmenter son capital social, ou de financer un plan d’investissement, ce qui a pour effet de modifier la répartition relative des actions entre les actionnaires. Dans ce cas, un droit préférentiel de souscription est réservé aux actionnaires déjà existants. Afin de faire en sorte que la part relative des actions revenant aux fonds ne se dégrade pas suite à une nouvelle émission d’actions, il était nécessaire de réserver une partie du revenu des fonds pour exercer ces droits préférentiels de souscription. Meidner prévoyait qu’à peu près la moitié du revenu des dividendes devait être utilisée à cette fin.
Pour l’autre moitié des revenus, Meidner envisageait de grandioses projets. Tout d’abord, une part importante des revenus devait être réservée à l’augmentation des ressources syndicales, en termes de formation, d’éducation, de veille informative, de conseils, d’expertises, etc. Ces ressources devaient être particulièrement orientées vers les syndicats des petites entreprises afin que tous les salariés, y compris ceux d’entreprises hors du système des fonds, puissent profiter de ses revenus.
Meidner déplorait le fait que les entreprises ouvraient et finançaient leurs propres écoles, tandis que le mouvement syndical était à la traine. Ainsi le revenu devait être utilisé de façon à financer de vastes programmes de formation, d’éducation, et de recherche, principalement orientés sur la théorie et la gestion économique, et sur le droit du travail. Il était évident de son point de vue que l’accès des salariés à la gestion économique devait être accompagné de grands efforts éducatifs afin de les rendre aptes à cette responsabilité. Le vieil adage « Le savoir, c’est le pouvoir » montrait ici toute sa pertinence.
La recherche économique n’est pas exempte de jugement de valeurs, et les salariés devaient pouvoir disposer de leurs propres recherches et analyses économiques, en toute indépendance des entreprises et de l’Etat.
Une autre idée fut plébiscitée par les membres de LO dans les sondages réalisés lors des discussions. Elle consistait à employer les revenus du fond à des fins d’expansion, en rachetant des actions sur les marchés ou en rachetant directement des entreprises. Il était également proposé que les revenus soient utilisés à des fins de politique industrielle, en aidant financièrement telle entreprise ou tel secteur.
Dans tous les cas, il serait préférable que les fonds se montrent des actionnaires peu gourmands en dividendes exigées par rapport à leurs équivalents capitalistes, et ses objectifs doivent être limités selon ce critère. Mais ces questions deviendront plus concrètes si l’idée des fonds salariaux se concrétise un jour.
Le revenu devait être utilisé de façon à financer de vastes programmes de formation, d’éducation, et de recherche.
Une adaptation française des fonds
Dans la note d’Intérêt général publiée sur les fonds, l’idée proposée est que 60% des bénéfices seraient reversés en tant qu’actions aux CSE (Comités sociaux et économiques). Les titres acquis seraient cependant de type particulier et ne donneraient pas droit à dividende. La logique est de substituer progressivement les capitaux rémunérés individuels par des capitaux non rémunérés collectifs.
L’idée de s’appuyer sur les CSE est excellente. Le taux de syndicalisation était dans la Suède des années 70 de plus de 70% quand il est de 10% dans la France actuelle. Le syndicalisme suédois avait une légitimité incontestable dans la représentation des salariés qui ne peut pas être la même dans notre pays. Ainsi les CSE offrent la position idéale pour servir d’organe de base à un système de fonds.
La solution présente aussi l’avantage d’avoir, par rapport à la formule suédoise, un impact positif en termes de coût pour les entreprises. En effet, la substitution croissante des actionnaires classiques par un actionnaire ne demandant pas de dividende permettrait aux entreprises de conserver une part de plus en plus en grande des bénéfices dans leurs fonds propres.
Cependant, la capacité des fonds à disposer d’un revenu issu des dividendes paraît une nécessité impérieuse. D’une part pour maintenir la part des titres détenus par les fonds en cas de nouvelles émissions d’actions. D’autre part pour répondre aux besoins de plus en plus croissants des salariés en termes d’éducation et de formation. Sans revenu, la croissance des fonds et sa bonne gestion seraient compromises.
Stratégie des entreprises
Il faut partir du principe que les entreprises chercheront à contrer le fond et à esquiver son principe. Elles essaieront certainement d’avoir le bénéfice le plus faible possible afin de limiter le nombre d’actions octroyées au fond. Les multinationales sont les cas les plus problématiques à ce niveau. Les dirigeants de multinationales peuvent jouer sur les règles pour pouvoir déclarer tel bénéfice dans tel pays. Par exemple en jouant sur les prix de leur commerce interne, ou par le biais des taux d’intérêt fixés pour les opérations de prêt au sein d’un groupe.
Pour contrer cela, Meidner estimait que les règles de calcul pour estimer le bénéfice, et donc les dotations aux fonds, ne devaient pas forcément être les mêmes que les règles fiscales. Pour les multinationales il proposait deux solutions, la première était le calcul d’un bénéfice standard, qui aurait correspondu à la même proportion du bénéfice totale du groupe que la part de la société suédoise dans l’activité totale du groupe. La seconde solution était de fixer un niveau minimum garanti de bénéfices, si le niveau n’était pas atteint l’entreprise devait justifier devant des arbitres indépendants le niveau exceptionnellement bas de leur bénéfice en Suède, et dans le cas contraire, la norme se serait appliquée automatiquement.
Avec le développement des réseaux internationaux « d’optimisation fiscale » les possibilités des multinationales sont de nos jours bien plus grandes pour esquiver les bénéfices et donc les dotations au fond. La réflexion mérite certainement d’être plus poussée sur ce point, mais du reste, ce sont les mêmes problèmes qui se posent aux autorités fiscales actuelles. Les entreprises ne manqueront pas de créativité et de trouvailles pour contrer une mise en place des fonds salariaux, auxquels il faudra trouver des parades le moment venu.
Les critiques des fonds
Globalement, deux types de critique vont se développer contre les fonds salariaux. D’un côté, la critique révolutionnaire, qui estimait que la société devait être changée de fond en comble, en une seule fois et de manière décisive, et que les fonds instituaient une forme de collaboration avec le capital. De l’autre côté, les forces socialement conservatrices, qui répugnaient à un changement si important et désiraient le statu quo. Au-delà, des critiques plus précises furent formulées.
Le fait que toutes les entreprises n’étaient pas incluses dans le système amenaient certains à penser que les fonds ne bénéficieraient pas à tous les travailleurs et échoueraient en ce sens à développer l’influence globale des salariés, certaines catégories restant sur le carreau. Il est vrai que les salariés de ces entreprises ne bénéficieraient pas directement des fonds, mais ils en bénéficieraient de façon indirecte.
Tout d’abord, comme on l’a vu précédemment, les mécanismes démocratiques étaient réalisés de façon à rendre présents les représentants élus des salariés des petites entreprises dans les conseils d’administration des fonds et des entreprises.
Avec le développement des fonds salariaux au sein des grandes entreprises, qui bien souvent « contrôlent » le marché et imposent leurs conditions aux entreprises plus petites du même secteur, c’est le cœur du capitalisme qui était visé, et le centre du pouvoir économique. Ainsi, on peut dire que l’influence globale des travailleurs en aurait été accrue, et que cela aurait profité à tous les travailleurs en tant que classe.
Un autre élément avancé pour répondre à ces critiques est le fait que la mobilité au travail est aujourd’hui très accrue. Le même salarié peut faire une partie de sa carrière dans une petite entreprise et une autre partie dans une grande entreprise qui serait sous la juridiction des fonds. Le point important est qu’il faut déterminer les critères du champ d’application des fonds de façon qu’une majorité assez large de salariés soit inclue dans le système.
Une autre critique sérieuse est que les fonds peuvent nuire à l’investissement en faisant fuir le capital-risque et en sapant la volonté d’investir des entreprises. Pour Meidner, s’il n’était pas improbable que le cours des marchés boursiers baisse suite à l’introduction des fonds, les craintes d’une diminution de l’offre de capital-risque étaient considérablement exagérées. De plus, l’offre de capital-risque ne concernait qu’une part modeste du financement des entreprises. Meidner était profondément convaincu que l’établissement des fonds serait bénéfique pour les investissements et le développement des entreprises à long-terme. À notre époque, à l’heure des délocalisations, du capitalisme à dominante financière et de ses implications court-termistes, on peut aisément imaginer que les salariés auraient eu effectivement une meilleure gestion des entreprises…
Toutefois, une grève de l’investissement de la part des entreprises était un risque plus sérieux, notamment en cas d’introduction des fonds dans un climat de fort désaccord politique. Les premières années suivant l’introduction seraient certainement critiques. Dans ce cas, ce serait au gouvernement de prendre les mesures de politique industrielle et fiscale afin de casser la grève de l’investissement qui pourrait se profiler.
La vie d’éventuelles fonds salariaux ne sera pas un long fleuve tranquille. Les réflexions sur son organisation et sur les parades à prévoir pour protéger les fonds méritent certainement d’être plus poussées dès à présent. Mais l’idée des fonds salariaux résout déjà certains problèmes d’ordre théorique, ce que nous verrons dans notre prochain article.
Anthony Gelao
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