L’obsolescence imminente de l’Homme

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« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue, où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées (…) l’intelligence s’est affaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression. » – Albert Camus, discours à l’Académie Nobel du 10 décembre 1957 à Stockholm

Hier la crainte de l’arme atomique, demain, celle du post-humain, toujours le même ébranlement : celui de la technique. Autrefois tout juste capable de détruire atomiquement le monde, aujourd’hui capable de mettre fin à l’humanité, nous la laissons se développer, aveuglés par notre hubris. L’Homme veut se faire démiurge, l’Homme peut se faire démiurge, mais cela ne se fera pas sans l’annihilation de sa propre condition. Les ferments du transhumanisme sont déjà là, dans la métaphysique occidentale, dans les moyens de la technique. Mais sommes-nous vraiment encore en mesure de « lutter contre l’instinct de mort[1] » qui guide désormais l’humanité ?

La dépression métaphysique de l’Occident

Le monde occidental est prêt à disparaître, ou pour les partisans du transhumanisme, à se sublimer.

Les grands projets collectifs disparaissant avec l’essoufflement des grandes idéologies et des religions, la temporalité s’est resserrée autour de la simple vie biologique. La transcendance a disparu, et avec elle les pourvoyeurs de sens. L’individu occidental se trouve ainsi ramené à sa petitesse, délié de ses congénères, paralysé dans son impuissance. Il est d’autant plus malheureux de cette veulerie que l’écart entre sa liberté rhétorique et son impuissance réelle s’aggrave continuellement. Au libéralisme qui ne cesse d’asséner à l’individu l’importance de la responsabilité individuelle, s‘ajoute la société formellement ouverte qu’est la démocratie. Aucune position sociale n’étant le fruit de l’héritage, chacun peut prétendre au meilleur et subir d’autant  plus vertement la frustration relative née de l’implosion des limites.

Ainsi, l’Homme occidental, en se déliant de tout projet collectif, en se vautrant dans l’individualisme, prépare son lot de malheur et d’angoisses : le poids de la liberté lui pèse[2]. Il s’est fait « auto-entrepreneur de son salut[3] » sans avoir conscience du prix de cette émancipation. Celui-ci paraît aujourd’hui trop coûteux, et c’est pourquoi l’Occident semble – ou s’est lui-même convaincu – qu’il arrive dans cette phase terminale décrite par Francis Fukuyama comme post-historique. Le « dernier homme » est né sur nos terres, vaincu par son époque empreinte de nihilisme. La consommation en constante augmentation d’antidépresseurs en Europe ne peut que témoigner de ce désespoir contemporain[4].

Le désamour de soi

Le désamour de soi, en tant qu’humanité, prépare doucement mais sûrement le dépassement de l’homme[5]. L’humanisme traditionnel se meurt, l’Homme n’a plus foi en lui-même et ne se conçoit plus comme aussi central qu’auparavant : les horreurs du XXe siècle, la destruction de son environnement, ont fini par le convaincre de sa nocivité. L’humanité n’est alors plus exceptionnelle mais banale, l’anthropocentrisme se dissout avec le leg chrétien. Celui-ci donnait en effet une place prépondérante à l’Homme. Ce dernier, selon la Bible, en plus d’être conçu à l’image de Dieu, est l’espèce que choisit Dieu pour s’incarner sur Terre. La sécularisation signe alors la fin de la prééminence de l’Homme dans la pensée occidentale. Ce phénomène étant encore renforcé par la science, en particulier la génomique responsable de révélations fracassantes : non seulement le génome humain et celui du chimpanzé seraient très similaires, mais en plus l’Homme ne serait nullement à la pointe de l’évolution au vu du nombre de gênes codés. C’est alors que l’antispécisme peut émerger et mettre à niveau égal l’homme et l’animal, c’est alors que le transhumanisme peut se déclarer, promettant à l’homme un nouvel avènement.

La désubstantialisation de l’Homme  

Le désespoir métaphysique et le désamour de soi nourrissent la volonté grandissante de se débarrasser de l’homme, ou plutôt, de ce qui le caractérise : le doute, l’ambiguïté, le libre-arbitre, l’humour, l’émotion. Ce nouvel homme sera impassible, froid, robotique, et créé pour l’efficacité tant recherchée par la doctrine néolibérale.

Mais ce bouleversement ne peut s’opérer qu’au prix de la perte de notre identité. C’est pourquoi il est si urgent de stocker nos données sur des disques dur, de s’accoutumer à la délégation de notre mémoire, de ne plus rechercher à apprendre par cœur étant donné que tout est sur internet. Il est plutôt recommander de développer des « soft skills » (compétences souples), soit le bon sens et la bienséance, à défaut d’avoir besoin de savoir.

La transmission du savoir, du parent à l’enfant, pourtant ciment de processus identitaire, n’est plus assurée. La segmentation de l’espace (l’école pour les plus jeunes, l’EPHAD pour les plus âgés) et donc la fin de la cohabitation intergénérationnelle y contribue largement. Les écrans, qui réduisent de manière dramatique les interactions interpersonnelles en particulier dans le milieu familial et diminuent la qualité comme la quantité des moments partagés, participent à cette sape du processus mémoriel. L’Homme amnésique est ainsi taillable et corvéable à merci, dépourvu de consistance par son absence d’ancrage. D’autant plus docile qu’il a oublié la métaphysique occidentale méfiante à l’égard de la technique et des sciences en témoigne le mythe de Prométhée.

Notre intériorité doit ainsi disparaître pour finalement rendre le robot substituable à l’homme. Action aisée étant donné que la science est bien incapable, comme l’avance le chercheur Jean-Michel Besnier, de prouver l’existence autant de la conscience que de l’esprit. De ce fait, comment leur reconnaître une réalité objective ? Comment défendre l’invisible ? Ainsi, alors que la technique qui nous environne conditionne nos comportements et nos conduites, les régule, apprend à l’Homme à s’adapter à elle, rien n’est fait pour empêcher son avilissement. Certains verront dans cette mise en garde le système du crédit social développé en Chine, mais il n’est nul besoin d’aller si loin, il suffit de contempler le smartphone actuellement entre vos mains.

Les ferments du transhumanisme sont prêts à faire germer le posthumain, fruit de l’hybridation avec la technique, qui est, en un temps record, devenue omniprésente dans notre environnement. D’abord considérée comme un moyen d’émancipation, la technique apparaît aujourd’hui comme une source d’asservissement et d’aliénation. Nous avons perdu le contrôle de notre propre création une fois que celle-ci a été livrée à l’appétit du marché. Notre impuissance est aujourd’hui en train de menacer les fondements même de la condition humaine : entre clonage, tri embryonnaire, ciseau génétique, et nanotechnologies, il n’y aura bientôt plus assez de place pour l’Homme lui-même.

 

Baptiste Detombe

 

[1] Extrapolation de la formule d’Albert Camus : « Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire. »

[2] Erich Fromm, La peur de la liberté, Paris, Les Belles lettres, 2021

[3] Formule de Régis Debrays extraite de cet entretien : Lacroix Alexis, Rosencher Anne, « Alain Finkielkraut, Régis Debray : l’autre débat d’entre-deux-tours », L’Express, le 02/05/2017

[4] https://www.academie-medecine.fr/usage-des-psychotropes-en-france-evolution-temporelle-et-comparaison-avec-les-pays-europeens-proches/

[5] Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Paris, Fayard, 2010.

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